Chapitre 10 Capitalisme et liberté.
L'éthique de la distribution
Le principe éthique qui justifie directement la distribution du revenu dans une société de libre marché se formule ainsi: « A chacun selon ce que produisent luimême et les instruments qu'il possède. » Même l'application de ce principe dépend implicitement de l'action de l'État. Les droits de propriété sont une question de droit et de convention sociale. Comme nous l'avons vu, leur définition et leur mise en vigueur est une des fonctions essentielles de l'État. Il se pourrait fort bien que la distribution finale des revenus et des richesses dans le cadre de la pleine application de ces principes dépende de façon marquée des règles de propriété adoptées.
Quelle est la relation qui existe entre ce principe et un autre - qui semble séduisant du point de vue éthique -, à savoir, l'égalité de traitement. Dans une certaine mesure, les deux principes ne sont pas contradictoires. Il se peut que le paiement en fonction du produit soit nécessaire pour parvenir à une véritable égalité de traitement. Étant donné des individus que nous sommes disposés à considérer comme semblables en capacités et en ressources initiales, et compte tenu de ce que certains d'entre eux préfèrent les loisirs et d'autres les biens marchands, l'inégalité de gain obtenue par l'intermédiaire du marché est nécessaire pour parvenir à l'égalité du gain total ou égalité de traitement. Tel homme peut préférer un travail ordinaire qui lui laisse beaucoup de temps pour se chauffer au soleil à un travail plus exigeant qui lui vaudrait un salaire plus élevé; tel autre peut préférer le contraire. Si tous deux recevaient une même somme d'argent, leurs revenus, au sens le plus fondamental, seraient inégaux. De même, l'égalité de traitement exige qu'un individu soit plus payé pour un travail sale et sans attrait que pour un travail plaisant et satisfaisant. Une grande partie de l'inégalité que l'on peut observer est de ce type. Les différences entre les revenus en argent compensent les différences entre les caractéristiques de la profession ou du métier. Dans le jargon des économistes, il s'agit de « différences égalisatrices» qui sont nécessaires pour rendre identiques la totalité des avantages nets, pécuniaires et non pécuniaires.
Un autre type d'inégalité issue du marché est aussi exigée, dans un sens un peu plus subtil, pour parvenir à l'égalité de traitement, ou, pour dire les choses différemment, pour satisfaire les goûts des individus. Une loterie en est peut-être la plus simple illustration. Prenons un groupe d'individus qui, à l'origine, disposent des mêmes fonds et qui acceptent tous volontairement de participer à une loterie dont les prix sont très inégaux. L'inégalité de revenus qui en résultera est assurément nécessaire pour permettre aux individus en question de tirer le plus grand parti possible de leur égalité initiale. Redistribuer le revenu une fois la loterie achevée, c'est en fait leur refuser l'occasion de participer à la loterie. Ce cas a bien plus d'importance pratique qu'on ne le pourrait supposer en prenant littéralement la notion de « loterie ». Les hommes choisissent en partie leur profession, leurs investissements, etc., selon le goût plus ou moins grand qu'ils ont pour l'incertitude. La jeune fille qui tente de devenir actrice de cinéma plutôt que fonctionnaire, choisit délibérément de participer à une loterie; et il en est de même pour celui qui investit dans l'uranium au lieu d'acheter des obligations d'État. S'assurer est une façon d'exprimer son goût pour la certitude.
Ici, Friedman nous explique que puisque dans une course d'athlétisme, tous les athlètes ne décident pas de courir de la même façon, il est légitime d'observer qu'ils n'arrivent pas tous en même temps à la ligne d'arrivé. Son raisonnement se tien jusqu'ici, mais il lui reste à le compléter.
On pourrait lui objecter que oui, l'inégalité de situation résulte d'une égalité de traitement, mais encore que cette égalité de traitement n'est pas juste, car tous les athlètes ne courent pas sur le même couloir, et que les faire partir tous d'un même point de départ serait arbitrairement désavantageux pour ceux qui courent le plus à l'extérieur du centre de la piste. En bref, l'égalité de traitement serait inéquitable.
La vraie situation juste serait celle de l'équité , qui ne fait pas partir tous les athlètes d'une même ligne de départ, mais d'une ligne décalée proportionnellement à la longueur du couloir:
[...] (Friedman démonte l'idée selon laquelle l'héritage serait injuste, il affirme que c'est une façon comme une autre de disposer de sa fortune acquise au cours de sa vie).
...
Que ces arguments contre ce que l'on appelle l'éthique capitaliste soient sans validité, cela ne prouve évidemment pas que l'éthique capitaliste soit acceptable. Pour ma part, je trouve tout aussi difficile d'en justifier l'acceptation ou le rejet que de justifier dans ce domaine tout autre principe. Je tends à penser que ce principe ne peut, en et par lui-même, être regardé comme éthique et qu'il faut y voir un corollaire de quelque autre principe tel que la liberté.
Certains exemples hypothétiques illustreront cette difficulté fondamentale. Supposons qu'il existe quatre Robinson Crusoé, abandonnés chacun sur quatre îles de la même région. L'un s'est trouvé débarquer sur une île vaste et fertile qui lui permet de vivre à son aise. Les autres n'ont trouvé que des îles minuscules
et arides qui leur permettent à peine de vivre. Un jour, ils découvrent l'existence les uns des autres. Il serait bien sûr généreux au Crusoé de la grande île d'inviter ses trois semblables à le rejoindre et à partager ses biens. Mais supposons qu'il ne le fasse pas. Les autres auraient-ils raison d'unir leurs forces pour le contraindre au partage? Plus d'un lecteur sera tenté de dire que oui. Mais avant de céder à cette tentation, considérons exactement la même situation sous des espèces différentes. Supposons qu'avec trois amis vous marchiez dans une rue et que vous-même tombiez sur un billet de 20 dollars abandonné sur la chaussée. Il serait évidemment généreux de votre part de le partager également entre vous quatre ou, au moins, d'offrir un verre à vos compagnons. Mais supposons que vous ne le fassiez pas. Les trois autres auraient-ils raison d'unir leurs forces et de vous obliger au partage? Je soupçonne que la plupart des lecteurs seront tentés de dire que non, et qu'après plus ample réflexion, ils pourront même conclure que l'attitude la plus généreuse n'est pas nécessairement la bonne. Sommes-nous prêts à persuader nos semblables et nous-mêmes que toute personne dont la fortune excède la moyenne mondiale des fortunes individuelles doive immédiatement disposer du surplus en le distribuant également entre le reste des autres habitants de la planète? Nous pouvons certes admirer et louer pareille action quand elle est le fait de quelques-uns. Mais un potlatch universel rendrait impossible l'existence d'un monde civilisé.
De toute façon, deux maux ne peuvent donner un bien. La mauvaise grâce du plus riche des Robinson Crusoé ou du veinard qui a trouvé les 20 dollars ne justifie pas l'usage de la coercition par les autres. Pouvons-nous raisonnablement nous faire les juges de notre propre procès et décider par nous-mêmes quand nous avons le droit d'utiliser la force pour arracher à autrui ce que nous regardons comme nous étant
dû et comme ne lui étant pas dû? La plupart des différences de statut, de position ou de fortune peuvent, à un plus ou moins grand degré, être considérées comme des produits du hasard. Celui qui travaille dur et se montre économe doit être regardé comme « méritant» ; et cependant ces qualités doivent beaucoup aux gènes qu'il a eu la chance (ou la malchance) d'hériter.
Ici, Friedman nous explique qu'il est certes vertueux de défendre les démunis, de vouloir faire commencer les athlètes les plus à l’extérieur de la course, devant les autres, mais que ce serait un acte violent et indésirable pour les coureurs des couloirs intérieurs de la piste d'athlétisme, qui se verraient retirer leurs avantages si l'arbitre imposait cette situation. Il estime que seul les athlètes qui courent à l'intérieur du couloir doivent prendre ou non cette décision selon leur honnêteté.
Cet argument est clairement irrecevable.
Il met cependant le doigt sur quelque chose d'intéressant, et prévient contre l'excès d'avantages laissés à ceux qui courent sur les couloirs extérieur, qui pourraient bien, si on avance trop leur ligne de départ, se retrouver en situation d'avantage initial face à ceux qui courent dans les couloirs intérieur. Une telle situation n'aurait en rien mis un terme à l'injustice de traitement, elle aurait juste renversé la position de l'avantagé et du désavantagé.