Le bon système politique.
La question du « bon » système politique attend nécessairement une réponse d'ordre morale dans la mesure où pour y répondre il faut commercer par disserter sur le bon, le bien, et donc par opposition également sur le mauvais et le mal.
L’objet de la morale :
Le bien et le mal sont des notions qui, lorsqu'on y fait appel, sont, comme nous le verrons, systématiquement rattachées à la perception sensorielle d'êtres vivants doués d’une conscience subjective.
Procédons premièrement par observation de ce qui est.
L’expérience commune de notre environnement personnelle nous permettra aisément, et ce quel que soient les divergences qui fondent nos expériences personnelles, de nous attendre à être vilipendé dès lors que l’on nuira à l’un de nos semblables de bonne notoriété publique, et à l’inverse, à être gracié dès lors que l’on lui apportera soutient et aide lorsque ceux à qui l’on vient en aide bénéficient eux-mêmes d’une notoriété publique favorable.
Mais sur quelles bases reposent fondamentalement les jugements moraux publics ?
Je veux montrer qu’ils se fondent sur le respect d’autrui. Plus précisément sur le respect de la sensibilité des personnes reconnues comme pleinement conscientes.
Pour dérouler ma démonstration, je me servirais d’une énumération simple de situations s'inscrivant progressivement de plus en plus dans le champ de l’immoralité.
Briser un bout de bois mort ramassé au milieu d'une forêt n'est globalement pas catégorisé comme un acte immoral. Arracher une branche à un arbre vivant n'est globalement pas décrit comme un acte immoral mais l'est déjà légèrement plus que la première proposition. Briser volontairement un objet quelconque ayant une valeur affective forte pour une personne rentre dans le champ des actes globalement jugés immoraux. Briser volontairement le tibia d'un enfant est encore plus immoral. Tuer volontairement une personne, est l’un des actes les plus universellement catégorisés comme culminant au sommet de l’immoralité lorsqu’il n’est pas motivé par la volonté de sauver d’autres personnes.
Cette énumération de faits laisse apparaître que la moralité est relative au respect de la conscience subjective de nos semblables. Plus un acte violente une subjectivité, plus il est, dans la spontanéité collective, jugé immoral.
Mais qu'en est-il de cette subjectivité, c'est à dire de cette caractéristique qui nous intéresse tant pour comprendre l'objet de la morale ?
Il n'y a qu'une façon de la comprendre, et cette façon procède de l'expérience personnelle, intime, de chacun d'entre nous. Ce qui caractérise notre subjectivité, ce sont deux éléments à la fois. Notre volonté et notre sensibilité. Il faut que chacun d'entre nous se plonge dans une expérience introspective pour observer que le bien correspond à l'harmonie entre sa volonté propre et ses perceptions sensorielles larges, c’est-à-dire à la fois ses 5 sens, mais également ses émotions. Le mal, lui, correspond à une divergence entre notre volonté et nos perceptions sensorielles.
S’il est immoral de briser volontairement un objet qui a une valeur affective quelconque pour une personne, c'est bien parce que la volonté qu'a cette personne de voir l’objet conserver son unicité est opposée au mouvement que lui donne celui qui le brise.
La volonté érige donc un devoir être à la fois différent et supérieur à l'état réel du monde. C’est donc la volonté qui érige un ordre moral, qui projette un devoir être sur le monde. C'est la nature de la volonté de donner du sens au monde, de définir le bien et le mal, le bon et le mauvais.
Ainsi un premier mystère est résolu, celui de l'objet de la morale. L'objet de la morale est l'harmonie entre la volonté et la sensibilité de chaque personne.
La conflictualité sociale :
Il se pose tout de même à nous, à ce stade du développement, la question de la confrontation entre l'expression de volontés antagoniques de différentes personnes.
En effet, si c’est l’harmonie entre la volonté et la sensibilité de chaque personne qui fonde le bien, peut-il émerger une situation meilleure qu’une autre lorsque les volontés de différentes personnes s’opposent, lorsqu’elles sont conflictuelles ?
Prenons l'exemple d'une situation où la volonté de deux personnes s'exclue de façon radicale. L'un veut tuer, l'autre vivre. Nous pourrions nous dire qu’ici, il y a une équivalence de bien et de mal, et que cette situation est neutre sur le plan moral.
Cependant complexifions la situation imaginée. Envisagez le cas d'un individu qui veut en tuer deux, qui veulent vivre.
Ici la situation est immorale, car pour une volonté satisfaite, deux sont insatisfaites.
Mais il est encore possible de complexifier davantage la situation en introduisant dans le raisonnement deux concepts centraux de mes réflexions, celui de la force personnelle (qui se retrouve sous le concept de capabilité chez Amartya Sen) et celui de degré d’intensité des velléités.
Si ma force est identique à celle d'un autre individu, que j'ai la volonté de le tuer et lui de vivre, alors l'issue du choc, ou du conflit, de nos volontés est incertaine. Cependant, si notre force est identique, mais que l'on admette une gradation de degrés d'intensité dans les volontés, et que ma volonté de le tuer a une intensité moins forte que la volonté qu'il a de vivre, alors il survivra au choc de nos volontés. Une situation juste émanera donc de ce conflit car la volonté la plus intensément exprimée s’imposera à celle qui l’est moins intensément.
Cependant que si en plus du degré d'intensité de nos volontés, nos forces divergeaient elles aussi, que ma volonté soit moindrement exprimée que la sienne mais que ma force soit à ce point supérieur à la sienne que je réussisse tout de même à lui imposer ma volonté, le conflit accouchera d'une situation injuste.
Partant, pour que aucune volonté moindre ne s'impose à une autre plus intense, en d'autres termes, pour que aucun mal ne s'impose à un bien, il faut chercher à équilibrer les forces, ou les capacités, de chaque personne.
La prédominance du bien requiert donc la justice, soit, ce rapport qui, selon Alain, transmet l'énergie du fort au faible et équilibre leurs deux énergies.
Il convient à ce stade du développement de conclure cette partie.
Le bien est l'harmonie qui s'effectue entre une volonté et le mouvement qu'elle veut épouser.
Il y a donc deux façons de faire le bien, il faut soit agir sur la volonté, soit agir sur la structure sensible du monde.
La première façon est celle de la méditation spirituelle, elle s'attache à nous inviter à maîtriser notre volonté, à la modeler. La seconde méthode est celle de la politique, qui, elle, s'attache à établir la justice, à imposer un équilibre des forces entres les différents individus, afin que chacun puisse, également, modeler cette fois non pas sa volonté, mais son environnement et les perceptions sensorielles qui en déclinent.
L’organisation sociale :
Attachons-nous maintenant aux dispositions pratiques et concrètes qui découlent, politiquement, d'un tel système moral.
Un bon système politique serait un système qui garantirait à chacun la plus large possibilité de réaliser sa volonté personnelle qui soit conciliable avec une certaine équité, égalisant le coût nécessaire à cette réalisation pour chacun.
Un système politique juste est un système qui offre à minima à chacun un panel de liberté le plus étendu qu'il soit possible de concevoir, conciliable avec la même liberté pour tous les autres. En d'autres termes, la réalisation de la volonté personnelle de chacun doit être réalisable sans contrainte dès lors qu'elle n'entre pas en contradiction avec la volonté d'une autre personne.
Ce point nous invite à penser le problème des externalités, c'est à dire de l'empiétement, qui succède aux actes des uns, sur les autres. Ce problème appartient pleinement à la question politique puisque la politique regarde l'organisation sociale, or dès qu'il y a société, il y a interaction, il y a frottement, friction et interférence entre les personnes qui font communauté.
Un compromis respectueux des intérêts des divers partis en opposition dans la société est nécessaire à l'accouchement d'une situation juste successive aux divers conflits qui naissent de la proximité des hommes qui vivent en société, et un système parlementaire est, à ce titre, une condition nécessaire à l’émergence d'un tel compromis, puisque l'émergence d'un compromis requière, à minima, l’expression de tous les intérêts divergents au sein de la société.
Ainsi un système politique juste induit une organisation parlementaire représentative de la population que cette même institution parlementaire participera à administrer. C'est à dire qu'il inclut l'ensemble des intérêts divergeant de la société dans le processus de formation des règles sociales.
Cependant le droit issu des systèmes parlementaires de tradition électorale n'est pas l'émanation d'un consensus, il est l'émanation de l'opinion majoritaire d'un dissensus, mais plus encore, il ne résulte pas de la délibération de tous, il résulte de la délibération de quelques-uns. Plus on est en marge de la société, plus on est subalterne, plus on est exclu de cette délibération. On sait à quel point certaines catégories dominées de la population sont sous-représentées parmi les parlementaires, et au contraire à quel point les catégories les plus dominantes sont surreprésentées.
Donc pour développer une opinion critique du politique, il faut remettre en cause la doxa selon laquelle le système électoral est constitutif d'un État démocratique, d’un Etat juste.
En effet, le processus électoral est un processus clairement. C’est un processus qui tient plus d'un processus oligarchique que d'un processus démocratique. La composition des parlementaires choisis par voie électorale exclura certaines franges de la population du débat législatif comme en témoigne la constitution de toutes les chambres parlementaires composées par processus électoral.
Il n'y a qu'un système stochastique (de tirage au sort des parlementaires) qui puisse garantir, par les lois de répartition statistiques, que la délibération législative inclue toutes les franges de la populations selon les proportions qui leurs correspondent au sein de la population administrée.
Mais, s’il n'y a pas de doute qu'un système stochocratique ou lotocratique est plus démocratique et plus légitime qu'un système électoral, le débat législatif ne sera toujours pas équitable, car des rapports de force se jouent dans les discussions, et tous n'ont pas les mêmes capacités à faire valoir leurs opinions, chaque personne dispose d'un capital communicationnel différent et fortement conditionné à sa position sociale plus ou moins avantageuse.
C'est en ce sens que la loi, le droit, peut-être l'émanation d'un processus plus ou moins inclusif, mais il ne peut être compris comme absolument légitime lui-même du simple fait de cette inclusion, surtout que le droit est abstrait et polymorphe, qu'il s'applique différemment selon les prévenus. On sait par exemple la rigueur avec laquelle il s'applique aux dominés et la souplesse avec laquelle il s'applique aux dominants dans le champ pénal.
Pour conclure, un système politique juste semble relever de l'utopie abstraite inconciliable avec une description concrète des ressors pratiques de l'organisation d'une telle société. Cependant il est possible d'avancer des pistes de réflexion sur certains outils qui peuvent faire tendre vers un tel idéal politique. Le droit, le parlementarisme et le tirage au sort relèvent de ces outils.
Il n'est pas douteux cependant qu'une bonne organisation sociale offre toutes les possibilités techniques pour chacun d'entre nous t'étendre sa capabilité pratique personnelle. En ce sens, le progrès technologique doit certainement être l'un des objectifs des bons gouvernements, dans la limite où ce progrès technologique n'induit pas une régression spirituelle dépossédant chacun de la capabilité qui lui est propre d'harmoniser sa volonté et ses sensations au travers de la "méditation spirituelle". Cette dernière proposition invite à penser une forme technocratique ou aristocratique de gouvernement qui semble entrer en contradiction avec les propositions démocratiques, mais qui, à mon sens, ne devrait pas se faire enfermer dans une telle contradiction qui n'est qu'illusoire.
On peut ainsi envisager une institution juridique bicamérale composée d'une chambre démocratique et d'une chambre aristocratique, elle-même composée de personnes spécialistes des questions scientifiques, qu'il s'agisse de sciences dites dures comme de sciences humaines et sociales.