Bonjour tout le monde
Voici une petite nouvelle, histoire de dire que j'ai écrit quelque chose durant les vacances
(désolé jeromebatiol si tu passes, j'ai totalement volé ton titre )
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Plus le temps passait, plus Aaron se sentait seul. Il appréciait, bien entendu, tous les pantins de l'île d'Alori. Il avait appris, ces dernières années, à connaître chacun d'eux, jusque dans ses moindres défauts, ses moindres mimiques spécifiques. Mais quelque chose leur manquait. Une volonté propre, peut-être. Aaron commençait à ne plus pouvoir se contenter de les voir faire semblant d'être en vie.
— Aaron? Encore en train de rêvasser? Un simple verre d'eau s'il te plaît, demanda Lisa, avec son sourire radieux habituel.
— Excuse-moi, Lisa, lança le pauvre Aaron. Tout de suite.
— Qu'il est charmant! s'amusa la seconde jeune femme. Alors c'est lui, le petit prodige dont tout le monde m'a parlé ! Tu nous présentes ?
— Aaron, commença Lisa d'un ton trop solennel pour être sérieux, voici Maggie, mon amie d'enfance, policière de son état. Elle a quitté l'île peu avant votre arrivée, à toi et au professeur. Maggie est plus aventureuse que moi, vois-tu, et elle a toujours rêvé de voyager à travers le monde. Alori n'est pas la plus mouvementée des îles, et le shérif n'y a vu aucun inconvénient. Au fait, raconte donc ! Comment c'était, là-dehors ?
Le jeune serveur alla porter leurs boissons aux clients attablés à l'extérieur, et s'empressa de revenir servir Lisa, quelque peu intéressé par la discussion.
— Comment ça, jamais quitté Alori ? Mais qu'est-ce que tu attends, Lisa ? S'offusqua Maggie. Il y a beaucoup de choses à voir, là-dehors ! J'y pense, le professeur venait de France, non? Il ne vous a jamais raconté comment était la vie, là-bas ? Ah, Aaron ! Dis-lui, toi, comme la vie est différente.
— Oh, pardonnez-moi madame, répondit le serveur. Je suis moi-même né ici, seul mon père connaissait l'extérieur... il n'a pas vraiment eu le temps de me raconter quoi que ce soit.
Une ombre survola le visage de Lisa, qui perdit un instant de sa joie usuelle.
— Maggie, dit-elle, le professeur... il est mort peu après son arrivée. Une affaire dégoûtante. Il ne vaut mieux pas en parler.
— Quoi ? Raconte donc ! Juste quand ça devenait intéressant. Ne t'en fais pas pour moi, j'en ai vu d'autres, des faits divers, lors de mes voyages. Et puis, je reprends mes fonctions ce soir.
Un silence s'installa dans le bar. Lisa refusait de continuer. Maggie parut surprise du changement soudain d'atmosphère, et s'arrêta de boire, gênée.
— Oh, hum... excuse-moi, Aaron, reprit Maggie. Je parle, je parle, j'en oublie les bonnes manières. Je ne devrais peut-être pas parler de ça devant toi. Ça peut attendre.
— Ne vous en faites pas, madame, ça ne me dérange pas, répondit le serveur, affichant un large sourire. Ce sera tout ?
La mort du professeur n'était pas ce qui dérangeait le plus Aaron, loin de là. Depuis quelques instants déjà, il les voyait de nouveau, reflétés par la lumière du soleil à chaque mouvement. Les fils innombrables accrochés aux bras des deux créatures assises à la table, dictant leur moindre mouvement, faisant agir chaque articulation. Comment pouvait-il rester concentré sur la discussion lorsqu'il pouvait clairement en voir les ficelles ? Tout cela n'était qu'un jeu. Maggie, tout comme Lisa, étaient de simples poupées pendues à leurs fils. Qui donc avait eu l'idée cruelle de leur donner une apparence aussi humaine, seulement pour rendre plus difficile le retour à la réalité ? Aaron n'appréciait pas beaucoup le grand marionnettiste. Celui-ci leva les yeux au ciel, et vit des centaines de fils accrochés au corps de Lisa s'élever jusque par-delà les nuages. D'autres, émanant d'habitants de l'île toute entière, se rejoignaient, loin, là-haut, pendaient et se tendaient au gré des vœux du grand créateur. Lisa commençait à regarder Aaron avec interrogation. Celui-ci ne pouvait pourtant décrocher son regard des quelques fils, presque imperceptibles, accrochés autour des lèvres de la jeune femme. Ceux-ci se tendaient un par un, minutieusement, pour construire le sourire gêné qu'elle lui adressait.
— Aaron ? Est-ce que ça va? Tu comptes rester là encore longtemps?
— Oh ! Se reprit le jeune serveur. Excusez-moi mesdames, veuillez passer un bon moment. Appelez-moi au moindre problème.
— Charmant jusqu'au bout, s'amusa Maggie. Nous n'y manquerons pas, trésor.
Lorsqu'il avait commencé à apercevoir l'artifice de cette île, Aaron avait immédiatement douté de lui-même. "Et si j'étais moi-même un pantin ?". Il avait cherché, toute une nuit durant, sur son corps nu, la moindre trace des fils célestes omniprésents sur les autres habitants. Même les endroits habituellement les plus abondants étaient épargnés. Rien sur les bras, rien sur les jambes ni le torse. Rien sur les doigts, ni sur le haut du crâne. Aaron était différent d'eux. Il était humain. Probablement car il était le fils du professeur, et que celui-ci ne venait pas de l'île. Cette idée l'avait d'abord rassuré, bien entendu, mais très vite une inquiétude plus lancinante avait germé dans son esprit. Il était différent d'eux. Différent. Humain ou non, à quoi bon ? Il était seul.
Chaque jour sur l'île avait depuis été ponctué de longues minutes de doute et de questionnement. Chaque rencontre était marquée par l'observation minutieuse des fils microscopiques articulant les corps et les âmes des résidents de l'île. Comment les apprécier, maintenant qu'il comprenait leur fonctionnement ? Chaque pas en avant était une centaine de fils minuscules tendus au bout du pied. Chaque rêve de voyage, de richesse, chaque vœu d'abstinence, chaque abandon à la luxure était un fil fermement planté au sommet du crâne, parmi les dizaines de milliers d'autres capables d'agiter jusqu'aux volontés. Pendant un temps, le jeune serveur souhaita n'avoir jamais attrapé au vol, d'un regard trop curieux, les reflets de lumière trahissant la machination. Les fils minuscules furent difficiles à percevoir la première fois, pratiquement invisibles. Mais une seule fois avait suffi pour l'empêcher à tout jamais de les oublier. Ces chaînes privant chaque résident de sa liberté lui apparaissaient de plus en plus fréquemment.
Alors qu'Aaron nettoyait les assiettes disséminées dans la cuisine, il eut une idée. Il devait libérer une personne. Au moins une. Au moins elle. Il ne savait pas tout à fait s'il voulait le faire pour le bien de Lisa, ou bien pour échapper à sa propre solitude. Heureusement pour lui, égoïsme comme altruisme menaient ici à une même conclusion : Aaron devait couper les fils, libérer une bonne fois pour toute la plus belle des créatures du plus tyrannique des créateurs. Ils pourraient alors vivre tous deux, de leur propre choix, loin d'ici, s'il le fallait. Et si Lisa devait le détester pour tout cela, elle le détesterait, au moins, de sa propre volonté. La haine sincère dans les yeux d'une femme serait, croyait-il, plus rassurante que tous les sourires tirés de force sur la bouche d'un pantin.
Le serveur attendit la fermeture pour mettre son plan à exécution. Une fois le soleil disparu derrière la montagne au centre de l'île, il se décida à quitter le bar. Il savait exactement où retrouver Lisa à cette heure. Comme chaque autre soir, pendue au fil de l'habitude, elle marchait le long de la place des commerces. Celle-ci poussa un léger cri lorsque Aaron l'attrapa par le bras pour la mener vers une rue plus calme.
— Aaron ! Qu'est-ce que tu fais ici à cette heure? Dépêche-toi de rentrer, où tu vas tomber à plat.
— Je ne travaille pas à ce point, suis en pleine forme, Lisa, s'amusa le jeune serveur. J'ai une surprise pour toi. Tu vas bientôt être libre. Viens juste par là une seconde.
La jeune femme fit un pas en arrière, et lui jeta un regard effrayé. Elle sembla chercher quelqu'un du regard, puis fouilla un instant son sac, avant de se reprendre.
— Aaron, est-ce que ça va ?... Dis-moi, qu'est-ce que tu fais avec ce couteau ?
Dans sa précipitation, le serveur n'avait pas réfléchi aux conséquences de ses actes. Il s'en voulut un instant d'avoir été aussi idiot. Bien sûr qu'elle prendrait peur, dans une telle situation. Heureusement, celui-ci aurait tout le loisir de dissiper le malentendu une fois que la jeune femme serait libérée de ses chaînes. Celle-ci s'était involontairement dirigée plus profondément dans la ruelle, et cherchait désormais à contourner Aaron pour retourner sur la place. Lorsqu'il s'en rendit compte, le jeune serveur se sentit soulagé. Si elle ne pouvait pas fuir et alerter les autres pantins, ce malentendu ne pouvait pas s'aggraver.
— Ne t'en fais pas, Lisa. Viens, viens, ce sera bientôt fini. Tu comprendras tout quand j'aurai sectionné tes fils.
— Aaron... répondit-elle doucement, le suppliant presque. Arrête ça tout de suite, tu veux ? Tu m fais peur. Et de quels fils est-ce que tu parles ? Est-ce que tout va bien dans ta tête ? Je crois qu'il te manque un ou deux boulons, ce soir. Laisse-moi passer, s'il-te-plaît.
Face au silence de son interlocuteur, Lisa tenta de s'enfuir en longeant le mur, mais le bras puissant d'Aaron la saisit par les fils, avant de la rejeter en arrière. La jeune femme hurla de douleur, mais Aaron plongea plusieurs doigts dans sa bouche pour l'empêcher d'alerter le voisinage. Il devait en finir vite. Il saisit la plus grosse poignée de fils surplombant le pantin, et entreprit de les arracher. Ceux-ci résistèrent un instant, mais finirent par lâcher prise. Lisa pleurait et tentait de couper de ses dents les doigts de son malfaiteur, en vain. Ses gencives étaient rouges de sang. Plus Aaron sectionnait de fils, moins le pantin se débattait.
— Tu vois, Lisa. Le marionnettiste perd le contrôle. Laisse-toi aller maintenant.
Les membres de la jeune femme finirent effectivement par se détendre, et elle n'opposa bientôt presque plus aucune résistance. Aaron n'était pas encore satisfait du résultat, aussi ramassa-t-il son couteau au sol pour tailler au plus près possible tous les fils restant accrochés sur le corps de la jeune femme. Il s'employa à libérer les bras, puis les jambes, avant de finir la tête. Il n'osa, par pudeur, retirer les vêtements de Lisa pour procéder à un examen complet. Il savait cependant, au vu de la docilité de la jeune femme, qu'il en avait assez fait. Lisa était enfin libre.
— Parfait, conclut-il, rassuré. Maintenant, lève-toi.
Mais l'ancien pantin demeura tordu au sol, dans une position grotesque.
— Lève-toi, reprit Aaron, lève-toi ! Tu n'as plus besoin d'obéir maintenant !
Lisa ne l'écouta toujours pas. Alors que les passants curieux, alertés par le bruit, s'amassaient à l'entrée de la ruelle, la réalité frappa de nouveau le jeune Aaron. N'était-il pas un peu indélicat ? Quelle ironie, après tout, que de lui donner un ordre désormais. Elle pouvait bien rester là, si tel était son souhait. Aaron n'aurait qu'à être patient. Le jeune serveur s'assit aux côtés de Lisa, attendant que celle-ci fasse son choix.
Des murmures inquiétés émanaient de la place, mais personne n'osait s'approcher. Aaron regarda avec désintérêt les marionnettes amassées là, et dont les fils dansaient plus vivement qu'à l'habitude. Pour une fois, les pantins n'étaient pas mus par la molle habitude ou la paresse, mais par l'effroi et la colère.
— Ne bouge pas, Aaron, cria l'un d'entre eux. Est-ce que tu m'entends? Est-ce que tu obéis? Pas un geste s'il te plaît.
Aaron ne comptait, de toute manière, pas quitter les lieux sans Lisa. Il attendit plusieurs minutes, et finit par se poser une question tardive. Les pantins sectionnés pouvaient-ils seulement se mouvoir d'eux-mêmes? Alors que le doute s'installait en lui, il en vint rapidement à se demander s'il n'était pas préférable de laisser Lisa entre les mains du marionnettiste. Être haï par elle, être aimé par elle, cela lui importait peu, pourvu qu'elle fut libre. Mais il refusait d'être ignoré ainsi. Si la liberté se manifestait dans ce mutisme, il préférait encore la voir danser et sourire au bout de ses chaînes. Aaron essuya le sang dégoulinant de la bouche de Lisa, et trouva son sourire éteint. Il tenta, de ses doigts froids, de tirer les lèvres de la jeune femme dans une moue plus joyeuse. Mais le sourire ne tint pas en place. Paniqué, le jeune serveur chercha au sol les fils éparpillés. Son inquiétude s'agrandit alors qu'il se trouvait incapable de les retrouver. Avaient-ils disparu? Comment ? Pourquoi ?
Heureusement, la lumière vive d'une torche se braqua sur lui depuis l'entrée de la rue, et des cris d'horreur l'accompagnèrent. Aaron les ignora et trouva enfin, reflétés par la lumière, les fils sectionnés. Il tenta naïvement de les rattacher au pantin sans vie, mais n'y parvint pas. Alors qu'il commençait à désespérer de ne pas trouver de solution, il chercha de l'aide autour de lui. C'est alors qu'il vit Maggie devant la foule, torche à la main.
— Ah! Excusez-moi, lança Aaron avec soulagement, nous nous sommes rencontrés plus tôt dans l'après-midi. Pourriez-vous m'aider s'il-vous-plaît ? Je ne sais plus vraiment quoi faire et...
Trois coups de feux tirés par Maggie empêchèrent le jeune serveur de terminer sa phrase, lui explosant tour à tour un œil, une épaule et le bas de la mâchoire. Aaron s'écroula au sol, décontenancé par une réponse aussi violente.
Son œil restant fonctionnait toujours, et il put voir plusieurs hommes armés venir cacher le corps de Lisa, et soulever le sien, pour l'emporter à l'abri des regards indiscrets.
On passa une couverture sur son visage, et Aaron devina qu'on l'emmenait à l'intérieur. Plusieurs minutes se déroulèrent dans le silence. Bientôt, Aaron entendit un homme entrer dans la pièce, accompagné de Maggie, qui avait l'agitation dans la voix.
— Du sang partout. Du sang partout, Shérif. Il se tenait là, il nous regardait d'un air innocent, avec... avec...
— Du calme, Maggie. Tu es sûre que c'est lui qui a fait ça? Il devrait en être incapable.
— Incapable ! Pris sur le fait, avec le scalp de Lisa dans les mains ? Tâché de sang des pieds à la tête ? Cette abomination l'a dépecée vivante, elle n'avait plus un centimètre de peau sur les membres, et des touffes entières de ses cheveux jonchaient le sol. Je parie que le vieux professeur a subi le même sort?
Un silence s'installa entre les deux interlocuteurs.
— C'est de ma faute, reprit le Shérif. Il montrait des signes d'instabilité récemment, il n'était plus tout à fait le même. Mais il est tout ce qu'a laissé derrière lui le ce génie qu'était le professeur. Je ne pouvais pas juste m'en débarrasser.
— Et bien, moi, je peux, rétorqua Maggie.
Le voile blanc devant l'œil d'Aaron se souleva soudainement, et Maggie était déjà prête à faire feu.
Le jeune serveur se traîna rapidement jusqu'à la porte d'entrée pour s'échapper, mais la trouva fermée à clé.
Il se retourna avec horreur et aperçut plusieurs fils brillants reliés au doigt de Maggie sur la gâchette. Ceux-ci étaient tendus, prêts à rompre, et semblaient lutter contre la force de la jeune femme.
— Encore en vie, hein, ordure ?
— Mademoiselle, articula Aaron du mieux qu'il put de sa mâchoire brisée, posez votre arme si vous le voulez bien, et discutons calmement, en être civilisés.
— Ferme-là, coupa-t-elle. Qu'est-ce qu'une abomination comme toi connaît à la civilisation ? Je pourrais, par charité, te donner du temps pour faire ta dernière prière. Mais je suppose que les automates n'ont pas de Dieu.
Un fil de son doigt céda, puis tous les autres subirent le même sort, et Maggie put vider son chargeur dans le corps mécanique d'Aaron, qui connut une mort sans douleur.