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Sujet : [Nouvelle] Tapi dans l'ombre
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Klux
Niveau 10
05 octobre 2017 à 17:04:49

Bonjour bonjour :hap:

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La maison de Justine était propre. Un peu trop propre, à mon goût. Trop grande, aussi. Il y avait plus de pièces que nécessaire à la vie de famille, et c'était sans compter sur celles à l'étage, qui devaient doubler le chiffre total. Par pudeur, ou du moins par souci de paraître pudique, je continuai cependant à faire le tour de la pièce sans m'attarder à savoir si je pouvais visiter le haut. La prédominance de blanc dans le salon, de blanc dans la cuisine, de blanc dans les couloirs, entachée seulement ça-et-là par de jolis portraits de famille d'un autre âge, me donnaient, pour ne pas dire la nausée, un certain vertige.

Vertige provoqué par deux sensations bien distinctes. D'une part, l'écart net qui existait entre l'image de bonne mère de famille que Justine tentait désespérément de faire transparaître par le biais du mobilier, et le souvenir, encore bien vivant, de la lycéenne qu'elle avait été, n'ayant connu de la vertu que la lointaine et approximative définition. À chaque nouveau portrait honorable découvert sur les murs, je ne voyais non pas le visage ferme et vieilli d'un énième membre de sa famille, mais le souvenir passé, ressurgi comme un écho lointain, dansant sur les murs, de son visage souriant, de ses cheveux ébouriffés alors que nous sortions, jeunes et imprudents, des toilettes pour garçon devant le regard halluciné des surveillants. Qu'auraient-ils dit, ces parents, ces oncles, ces neveux au temps figé sur le mur blanc, à la vue de cette Justine-là ? Peut-être que ces divagations cyniques étaient déplacées de ma part. Non. Elles l'étaient certainement. Au fond, je ne lui en voulais pas, je connaissais bien, moi aussi, la nécessité de se construire une image adulte, de se refaire une identité, et de laisser derrière soi, loin, enfouies sous des piles de détails inutiles servant uniquement de cache-misère, certaines parts du passé.

Ce qui me mène à ce second vertige. En entrant dans cette maison à la propreté digne des plus grandes publicités du dimanche, aux murs aveuglants, à l'odeur désodorisée, je pris la mesure, pour la première fois peut-être, du fait que le temps avait passé. Nous avions changé, elle et moi, nous n'étions plus ces enfants libres, sauvages, ignorant la responsabilité comme on ignore la vaisselle sale, en la laissant s'empiler, nourrissant l'espoir secret de la voir finir par disparaître d'elle-même. Nous avions grandi. Il n'y avait pas de vaisselle sale dans son évier. La soudaine nostalgie, l'appel vibrant et coloré du passé, comme hurlant, fantôme emmuré derrière tout ce plâtre immaculé, derrière ces cadres, sous ce plancher, me frappa plus fort que je ne l'aurais souhaité. L'espace d'un instant, d'un court instant, je me surpris à m'imaginer, comme un enfant, jeter sur ces murs des seaux entiers de peinture, y plonger les mains et y écrire des obscénités, et salir, enfin, de toutes ces couleurs, le visage convenable et pomponné de Justine. Je pouvais encore détruire ces poutres, frapper à coups de masse les fondations, faire s'affaisser sur elle-même cette maison de porcelaine, et fuir avec elle, loin, pour tout recommencer, en plus vrai.

— Eric, tu m'écoutes ? lança-t-elle finalement. Elle avait dû parler tout le long, mais seule la première mention de mon nom était parvenue jusqu'au cerveau. Par réminiscence, certainement.
— Oui, bien sûr, répondis-je en souriant. Je vais aller voir, t'en fais pas, c'est sûrement rien de grave. C'est sympa, chez toi, au fait.

Cette hypocrisie me rappela que j'avais changé, moi aussi, malgré tout. Je n'avais pas fondé de famille, je n'avais pas investi dans l'immobilier, mais, bien que l'admettre me blessât, j'avais courbé l'échine, je devenais adulte, peu à peu, renoncement après renoncement, mensonge après mensonge. Je ne l'emmènerais nulle part.

— D'ailleurs, il est où ton homme ? repris-je avec un sourire moins forcé que je ne l'aurais cru, déterminé à en finir vite, et à quitter les lieux.

Je remarquai pour la première fois que Justine tremblait des pieds à la tête, et que la situation n'était peut-être pas aussi légère que je l'avais estimée. La jeune mariée m'avait parlé, dans un discours aussi confus que paniqué, de l'électricien venu réparer l'ampoule de la cave, et qui n'avait jamais accepté de remonter. Elle avait peur qu'il soit un peu fou. Soucieux de rendre service à une vieille connaissance, ou peut-être nourrissant l'espoir de la revoir, je m'étais empressé de venir. Le bougre avait probablement une explication quant à son occupation des lieux, mais j'étais prêt à employer la menace, puis la force, si nécessaire.

— Au boulot...
— Au boulot ?
— L'électricien ne remontait pas, et il n'y avait toujours pas de lumière en bas. J'ai appelé Thierry à son travail, juste avant de t'appeler, il a dit qu'il était débordé, et que je me faisais du souci pour rien.

Évidemment. Le corps de Justine était désormais agité de secousses de plus en plus violentes, et son état devenait alarmant. Plus les secondes passaient, plus je réalisais que je n'aurais peut-être pas dû décrocher le téléphone. De toutes les choses qu'elle aurait pu faire, un malaise dans mes bras, seuls dans sa maison, ce n'était pas la bonne idée. D'une manière ou d'une autre, ça allait me retomber dessus.

— Justine, Justine, c'est rien. Je vais aller voir, t'en fais pas.
— J'ai entendu, en bas de l'escalier, Eric. Il y a quelque chose là-dedans. Quelque chose. C'est pas humain. Je crois que ça a attaqué l'électricien.

Anthesteria
Niveau 8
08 octobre 2017 à 04:47:41

Pleine de mystères cette histoire :hap:

Pour ce qui est de la forme, je vais pas te dire grand chose, je suis pas un expert. Mais c'est lisible et clair, rien ne m'a choqué :ok:

Pour l'histoire en elle-même, j'ai bien aimé ! J'ai eu peur, arrivé presque à la fin, d'avoir prévu la chute, ou que celle-ci soit trop banale. Mais les 3 dernières lignes rendent la nouvelle entière très intéressante.
Le fait qu'après la transformation, on n'est pas réellement agressif, et on se fait tuer bêtement par le prochain venu

Ah et je ne sais pas si Justine est totalement innocente :hap:

Le seul détail dommage pour moi, c'est que tu as vraiment décrit le haut de la maison comme un lieu dérangeant, mais qu'une fois arrivé la cave le héros se sent mieux, ça casse peut être un peu l'angoisse de l'obscurité. Après, c'est peut être voulu, vu que tu dis qu'Eric n'est pas réellement angoissé.
Tout ça est mon humble avis [[sticker:p/1kkr]]

En tout cas, c'était une bonne lecture !

DomDomz
Niveau 7
11 octobre 2017 à 16:59:08

Super nouvelle, très plaisante à lire !
Un style fluide, une histoire visuelle alimentée par de nombreuses descriptions, très prenante et qui, comme l'a dit mon vdd, est pleine de mystères et laisse quelques questions en suspens. Je pense aussi que Justine est étroitement impliquée dans toute cette histoire :oui:
Bref merci pour cette belle nouvelle à chute :)

Klux
Niveau 10
22 octobre 2017 à 12:29:03

Je pense aussi que Justine est étroitement impliquée dans toute cette histoire :oui:

Moi aussi :hap:

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Sujet : [Nouvelle] Tapi dans l'ombre
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