1.
Il était assis de l'autre côté de la rue, attendant patiemment que son ami revienne. Il jouait avec les Chroniques italiennes qu'il tenait dans ses mains. C'était une édition assez curieuse, un tout petit livre violet à peine plus long qu'un doigt. Absolument indiqué pour être trimbalé en voyage et tiré de la poche à tout moment. Il l'avait acheté quelques années plus tôt à un bouquiniste parisien. Il se souvenait très bien du jour de son achat, non pas pour l'acquisition stendhalienne mais parce que le bouquiniste lui avait ensuite passionnément parlé d'Huysmans durant une demi-heure. Lui s'était contenté de hocher la tête, gentiment agacé. Il détestait Huysmans. Mais il avait quand même acheté À rebours pour faire plaisir au bouquiniste. Deux ans plus tard il avait depuis longtemps lu et terminé et détesté À rebours, tandis que le petit livre violet dont il faisait en ce moment même claquer les pages pour jouer il n'en avait lu que quelques bouts de paragraphe. Alors qu'il rentrait en France après un an passé à l'étranger, il était tombé sur le passage où Stendhal compare les français aux italiens. Ces français qui ne connaissent rien à la passion et ne jurent que par la bravoure militaire. Point de Raphaël en France, que des Napoléons. Et les françaises, pires de toutes, charmées par les prouesses guerrières et se moquant des artistes, loin des italiennes tellement plus douces et inspirées. Cela dit, il refusait d'accorder trop d'importance à Stendhal, un impuissant ne pourrait jamais parler des femmes avec justesse, pensait-il. Il était plus de vingt heures, la nuit venait de tomber, un vent frais commençait à arpenter les rues, chassant les derniers piétons. Toujours aucun signe de son ami. Jules, notre héros au petit livre violet dans les mains, envoya un baiser à une jolie fille qui passait dans le bus. Il aurait fait n'importe quoi pour penser à autre chose. Pour ne pas penser au Mexique. C'était trop tard.
Il était déjà dans Paris il y a de ça un an, sur le point d'attraper un avion qui l'emmènerait de l'autre côté de l'Atlantique. Au Mexique où, parait-il, il fait soleil trois cent soixante-cinq jours de l'année. Il se souvenait de lorsqu'il était debout dans le train. Ce dernier ralentissait, annonçant son arrivée à la gare de Paris. Les autres voyageurs étaient amassés près de la porte, guettant avec impatience de l'autre côté, espérant voir apparaître le quai qui signerait la fin de leur périple. Rien d'autre que le noir de la nuit et les reflets du wagon n'étaient cependant visibles. Enfin la lumière, la porte qui s'ouvre, le bruit de la gare et les valises qui roulent sur le sol et Jules, derrière, lent et nostalgique. Bientôt il rejoignait ses amis dans un bar de la capitale, désertée en cette soirée de novembre. Quand il arrivait il les surprenait tous deux dans une discussion passionnée. Si passionnée qu'ils le saluèrent à peine. Notre héros n'aimait pas ça, il était du genre à ne pas aimer être ignoré et pour quelque chose d'aussi insignifiant il pouvait se mettre dans une colère noire tout en ne laissant rien paraître. Il leur sourit alors et continua de leur sourire avant de commander rapidement une blonde. Ils parlaient littérature. La littérature le faisait chier à cette époque. Il voulait parler de voyages et de bruits et de partir à l'autre bout du monde pour essayer de vendre des fleurs dans un marché. Il voulait parler de jolies filles et de leurs jolis culs qu'on voit remuer dans la rue et qu'on veut suivre jusqu'à se cogner contre un mur et reprendre sa route. Il était beau, ça lui donnait au moins une excuse pour regarder sous les jupes des filles depuis son plus jeune âge. Oui mais moi j'ai le droit, il disait, je suis beau.
Les jolies filles ne passent que dans les bus, déclama-t-il soudain. Ses amis se turent et le regardèrent, surpris. Vous avez pas remarqué ? Les jolies filles ne passent que dans les bus, quand on n'a qu'une seule seconde à partager avec elles. Il but une gorgée de sa bière et ça allait mieux.
– T'as pensé quoi de mon livre ? demanda un de ses deux amis qui venait d'être publié.
– Pas encore lu. Enfin si j'ai commencé mais j'ai eu peur de pas aimer alors j'ai arrêté.
– Mais ce que t'as lu ?
– J'ai pas aimé.
Ils se mirent alors à parler de cinéma. Il n'y a que les discussions de cinéma qui sont intéressantes pensa Jules. À trois ils jonglaient d'un film à un autre, d'un cinéaste à un autre, parfois ils voulaient s'étrangler, d'autres fois se prendre dans les bras, les cinéphiles sont les seuls êtres capables de s'aimer à la folie et de se détester à la mort quelques secondes plus tard. Jules, par exemple, dites-lui que vous êtes fan de Gravity et il veut vous vider son verre sur les cheveux ; en revanche, ajoutez derrière que vous avez pleuré devant Chungking Express et il vous paie la tournée. Pour lui il n'y avait que deux choses de tangibles dans la vie : la bière et le cinéma. Tout le reste, à la poubelle. Tout le reste vous ment et vous déçoit. Le cinéma c'est sûr : voyez un film, revoyez-le, et il est là, toujours aussi sublime et inquisiteur. Une autre blonde arriva sur la table et il la posa sur ses lèvres avec l'aisance qu'ont les gens en écrivant leur signature. Ça y est, il était heureux, là, dans Paris, avec ses plus proches amis, à parler de films disparus et de cinéastes morts et enterrés. Il en oubliait presque que, dix heures plus tard, il serait dans l'avion et dirait adieu à la France. Il se réveillerait à l'aéroport à cinq heures du matin et apprendrait que son vol a été supprimé. Il se verrait proposé un autre vol, direct pour Cancun, compagnie Air France et là-haut dans le ciel il écouterait Love is in the air pour essayer de s'endormir. Mais pour l'instant il était encore dans le bar, ses amis venaient de le quitter, il était seul. La barmaid lui servit un nouveau verre. Il était le dernier client. Il se mit à causer un peu avec elle. La vie dans un bar, la vie à Paris, l'alcool. Il sortit dans le froid de la nuit en ayant du mal à marcher. Où devait-il aller déjà ? Ah oui, l'aéroport.