La scène se déroulait dans les marches orientales. Quatre gardes prenaient une petite pause dans une salle inoccupée. Dans le langage ordinaire, on dirait qu’ils s’emmerdaient ferme. L’ambiance n’était pas très bonne dans la salle. Même s’ils étaient officiellement durant leur temps de pause, ils étaient tous tendus, vigilants, comme s’ils s’attendaient à une catastrophe imminente.
Finalement, l’un d’eux, petit et accolé au mur, tenta de détendre l’atmosphère :
« Vous pensez faire quoi avec le pognon qu’on va gagner ? » Il se racla la gorge. « Après la guerre, j’entends ».
Les autres le regardèrent dubitatifs et blasés.
« Moi » continua-t-il « Je pense que je vais retourner à la taverne familiale, vous savez, ma famille tient une petite taverne à Grïnmarshe, avec l’argent, on pourra se payer des ouvriers pour se construire un nouvel étage. Les affaires marchaient bien quand je suis parti.
— Tu devrais plutôt reconvertir ta putain d’auberge en bordel. » Dis un des gardes, gros et massif, se tenant sur une chaise dans le mauvais sens et buvant une bière trop vielle. « Avec ça tu gagneras bien ta croûte ! » Il éclata de rire, gloussant, seul, devant le regard circonspect de ses compagnons.
« Encore faut-il que nous sortions vivants de ce conflit » rajouta le plus vieux des gardes, un borgne se tenant sur une chaise, le rire l’avait sorti de sa morne torpeur. « Vous savez, ça fait plus de 20ans que j’écume dans le milieu. Des jeunes comme vous, j’en ai vu des tonnes se faire buter, j’ai perdu le compte depuis bien longtemps. Je mets mon œil gauche à crever que la moitié d’entre nous ne sortira pas vivant de ce conflit. » Il inspira. « Surtout que bon, les rumeurs vont de bon train que comme quoi, le marquis ennemi aurait réussi à embaucher la Rose en personne. »
Un grognement se fit entendre, s’était le quatrièmement garde, un individu squelettique et grisâtre qui jusqu’à là s’était contenté de faire les cent pas.
« Vieux », dit le gros, « Tu sais bien que ça porte malheur de parler de cette putain de guerrière, on raconte qu’il suffit de prononcé son nom pour qu’elle vienne te chercher »
Le vieux en question soupira « Tu crois vraiment à ces bêtises ? Mon œil me dit que tu as surtout trop bu.
— Après, rajouta le petit garde, il n’a pas tort sur « porte-malheur », vous avez déjà entendu ce qu’on raconte sur elle ?
— Sûr, répondit le vieux, cette femme est une vraie démone sur le champ de bataille. Tu veux savoir ? À l’époque de la guerre des deux princes, j’étais dans le camp de l’usurpateur…
— Tu l’as rencontré ?
— Non. Concéda-t-il. Mais, lorsque je me promenais dans le camp, il m’arrivait d’aller parler aux blessés. Si un jour tu es embauché dans une compagnie de mercenaires, tu verras, les blessés sont plus bavards, voir plus positifs que les valides. Ça te remonte le moral. Bref. Donc un jour je me promenais dans le camp, et j’ai croisé un vieux compagnon de route. Tu aurais vu le type, un colosse gigantesque. Un ancien ouvrier d’Al’Qir, un vrai ogre. Bref. Et donc quand je l’ai vu, il lui manquait sa jambe gauche, tout entière, genre comme s’il ne l’avait jamais eu. Je lui demande comment il a eu ça, et il me répond. » Le vieux fit une petite pause. « La Rose m’a piquée. Et comment elle lui avait piqué ! Vous voyez, le membre avait été tranché avec une précision sans nom. » Il sortit son couteau et effleura sa propre cuisse avec la partie non tranchante, comme pour montrer l’endroit où la jambe avait été tranchée. « Du travail d’orfèvre, la jambe avait été coupée par la lame, il ne restait même plus un moignon, c’est un miracle qu’il soit sorti vivant ». Il reprit son souffle. « Bref. Et maintenant, elle sert le marquis d’en face, nous sommes dans la merde jusqu’au cou.
— Tu es bien pessimiste » le taciturne qui faisait les cent pas était enfin sorti de son silence. « Certes, c’est une guerrière de légende. Mais il y a peu de chance qu’elle s’en prenne à nous personnellement. Il faudrait déjà que l’armée d’en face se décide à bouger. Ça fait plusieurs semaines qu’ils nous font un siège et ils ne semblent pas décidés à partir de sitôt. Le pire qui puisse nous arriver, serait de mourir de faim. Nos réserves s’amenuisent petit à petit. Personnellement, s’ils décident de nous attaquer, je me propose volontaire pour le rôle prestigieux de déserteur. De plus… » Il sourit. « …il s’avère que j’ai localisé les appartements de la favorite de notre marquis, elle n’est pas gardée, j’ai fait une petite visite agonnito, il y a de superbes bagues dans une des armoires. Si nous devons fuir, à défaut d’une paye, on aura suffisamment de pognons pour le financer, le nouvel étage de ton auberge. » Son sourire s’accentua « On aurait même assez pour ouvrir un bordel. » Le gros commença à ricaner. « Et pour recruter la Rose enfin qu’elle soulage nos clients! » Cette fois, le gros éclata d’un rire sonore qui se répercuta parmi les murs décrépits de la forteresse.
« N’empêche » dit le gros, reprenant une gorgée de bière. « Ça ne serait pas une si mauvaise idée que ça. Il paraît que cette Rose est bien bonne. » Il rota.
— J’en ai aussi entendu parler. Rajouta celui qui faisait les cent pas. Les poètes racontent que sa peau est blanche comme une porcelaine et sa face égale à celle d’un ange.
— Que ses yeux brillent de passion et que ses lèvres sont aussi rouges que les pétales d’une rose. Continua le petit.
— Et que ses nichons sont si gros qu’ils font évanouirent les saints et que son cul est si ample que les armes, qui le percutent, rebondissent ! » Finis le gros en rigolant.
Le borgne se massa la tête « Dire que cette beauté est une féroce guerrière et une noble.
— Elle est noble ? demanda le petit garde.
— Ouaip. Répondit le borgne. Il paraît qu’elle se serait rapprochée du roi durant la guerre des deux princes alors que celui-ci n’était qu’un des deux prétendants au trône. Il paraît qu’il l’a anoblie.
— Il dit vrai. Reprit le gros. Les rumeurs circulent qu’elle aurait usé de ses atouts pour gagner cette position. Si vous voyez ce que je veux dire. Il rebut une gorgée. On raconte qu’elle aurait même… »
BANG ! Les gardes entendirent un bruit, et mirent brusquement fin en leur conversation. Un nouveau BANG ! se fit entendre. Il venait d’un des murs de la forteresse, celui qui donnait accès à l’extérieur. Au troisième, les gardes eurent la conviction qu’il avait légèrement bougée. Ils commencèrent à prendre leurs armes.
Le petit dit « Je pense qu’on devrait avertirent les… » Il ne finit jamais sa phrase. Le mur explosa soudainement. Le bruit fut cette fois-là si puissant qu’il sonna les gardes. Le gros, dont la chaise était accolée au mur vers l’extérieur, fut envoyé manger le parquet.
Les gardes aperçurent une ombre massive traverser le rideau de poussière qu’avait causé l’explosion. La figure gigantesque, mesurant probablement plus de 1m90, était recouverte d’une armure dont les plates étaient argentées, mais dont la plupart étaient tachés par une substance noire et rouge : du sang séché. Sur son heaume, on pouvait distinguer une rose finement sculptée.
Seul le borgne n’était pas sonné par les évènements, il se saisit de son épée de toujours et bondit vers la guerrière. Il ne vit même pas l’épée qui lui trancha la tête, son corps s’écroula dans un geyser de sang et la tête s’envola, une expression de surprise figée éternellement.
Le garde squelettique avait profité de l’attaque du vieux pour lui-même attaquer avec sa lance à la gauche de la Rose. Cette dernière n’accorda même pas un regard. Son bras noueux se saisit de la lance et la stoppa dans son élan, puis elle la brisa, se saisit du bout pointu de la lance, et transperça le garde avec.
Le petit garde était affalé dans son coin, terrorisé, il baragouinait la miséricorde. La guerrière n’eut que faire de ses demandes et, sans pitié, elle lui enfonça son épée dans la tête avec violence, coupant cette dernière en deux parties quasiment symétriques.
Le silence revient, le combat n’avait duré que quelques secondes et déjà la Rose se dirigeait vers la porte. C’est alors qu’une lance se dirigeant vers sa tête. Le gros avait fini par se remettre de l’explosion, et alors qu’il était encore à terre, il lança sa lance, beuglant :
« Sallooooope !!! »
La lance fit touche, mais le coup fut si faible qu’il ne traversa pas le heaume, il ne fit que l’enlever, révélant le visage de son porteur. La Rose fit face au garde à terre. Et ce dernier put contempler son visage dans le soleil crépusculaire. C’était un visage carré, aux traits durs et aux nombreuses cicatrices, un visage marqué, modelé, forgé par la guerre. Avec une peau rugueuse, des lèvres fines, un nez aquilin, de courts cheveux bruns qui viraient au gris et des yeux noirs froids, mais dans lesquels on lisait un léger dédain. La guerrière ne prit même pas la peine de lever son arme : elle souleva son pied, et écrasa la tête du gros, celle-ci éclata sous la pression, déversant la cervelle sur le sol.
Elle remit son heaume et sculpta les horizons, pas la moindre trace de vie, elle fit un signe, un petit homme courbé, aux amples vêtements et au chapeau rappelant un nénuphar, rentra dans la forteresse, un bâton à la main pour l’aidé à marcher.
Les deux compagnons sortirent de la salle, laissant les quatre cadavres derrière eux. Nul doute que le bruit allait attirer une flopée d’adversaires.