Deux synopsis impressionnistes.
Était-ce en Italie, en Espagne ou au Portugal ? C'était en tout cas au bord de la mer, pas loin d'un port, en début de soirée, en un siècle qui n'en connaissait pas d'autres.
Ce sont deux vagabonds, jongleurs ou marins, ça dépend des semaines, surement voleurs (quand ils ont de la chance) ; deux renards se pensant fourbe, mais se terrant sous terre au moindre bruit, dormant dans les ronces, et grattant les troncs d'arbres à la recherche de quelque sève pour leur déjeuner. Ce sont deux drôles de fous, poètes dans leur sommeil, orphelins de passé, insatiables d'histoires, querelleurs de métier ; intemporels. Ce sont deux hémisphères, ils s'écoutent parler, portent à tour de rôle la même paire de sabots, dansent quand ils sont heureux, ce qui arrive rarement, mais se battent souvent, parce qu'ils aiment les mêmes choses.
Cette nuit-là, les deux renards croient voir une jeune femme près des vagues. Ils sont alors deux gamins calmés, excités et apeurés. Elle semble apprêtée, elle est seule, elle fait face à la violente mer ; c'est sans doute un esprit, sans doute la nuit, sans doute la solitude. Ils ne le savent pas mais cette femme est connue sous le nom de Joana, la mariée qui a fuit sa région après avoir empoisonné tous les invités à son mariage, il y a quelques jours ou quelques années.
C'est l'histoire de leur rencontre, de cette nuit qui laissait croire qu'elle durerait toute une vie, mais qui s'acheva au matin.
* * *
Cette nuit j'ai rêvé que je pénétrais un appartement très spacieux et moderne, le mien dans le rêve, avec une jeune femme sans figure. La pièce était baignée d'un bleu californien de la fin du siècle précédent. Tout en vivant ce rêve, je me disais que ça ferait une bonne mise en scène. Je ressemblais à un personnage typique d'un certain cinéma noir, d'un théâtre de l'absurde ou d'une littérature existentialiste : un homme blanc, presque jeune, mince, brun, passif, habillé de couleurs sombres. Il était accompagné de cette inconnue, une fille de passage, rencontrée dans la rue ou ailleurs et emmenée avec lui sans grande conviction, sans projet précis qu'il réussirait à garder à l'esprit tout le long de la rencontre : un objet plus qu'un sujet, une femme remplaçable, semblable aux autres, une qui ferait l'affaire. Les deux sont silencieux et se tiennent à l'écart l'un de l'autre dans ce grand appartement, chacun sur un canapé différent, ne se regardant pas ; ils sont noyés, figés dans la lumière bleue.
Bleu pénétrant par les stores entrouverts ; lumière n'appartenant à aucune heure de la nuit ni de la journée ; le silence sans témoin d'un plateau de cinéma hollywoodien vide de star et encombré d'accessoires et de morceaux de décors, de ces restes d'histoires. Là je m'écarte de mon rêve qui n'est en fait qu'une scène muette et sans action mais j'imagine une parenthèse vécue par un inconnu du studio, un employé de service qui y vivrait quelques secondes magiques hors du temps, entre deux heures de tournage ; une pièce de théâtre avec pour seul personnage cet employé qui connaîtrait malgré lui une fièvre hollywoodienne bien plus fantasque et merveilleuse que ce que nous a proposé — imposé — l'âge d'or ; un film sorti de la fatigue de cet homme oublié, un film qui n'aurait pu être réalisé par ces nababs, ces stars excentriques, ces scénaristes issus de la radio, ces réalisateurs qui ne lisent de pas livre et ne connaissent le cinéma que par leurs propres rushs. Un rêve qui vaudrait tous les films sortis de ce monde magique né en même temps que la Ford T, cette « usine à rêves » parait-il.
Alors, si vraiment un bref songe avait émergé entre ces murs froids et immenses, assez grands pour contenir l'imaginaire étrange de ce mortel perdu dans la dernière Olympe qui s'assoupit après avoir balayé un plateau qui allait être foulé quelques heures plus tard par les pas de Gary Cooper et Judy Garland respectant les marques au sol, les positions des projecteurs, l'hébétude maladroite des figurants et les colères des faiseurs de cinéma... Si nos rêves n'avaient pas été les leurs. Si Hollywood avait été, à l'inverse, rêvé par cet homme sans nom.