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Sujet : [Court texte] La chambre vide
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Cthulhu21
Niveau 14
14 juillet 2019 à 02:01:35

Réflexions et rêveries autobiographiques autour d'un propos de Julien Gracq

13 juillet 2019

Écoutant Julien Gracq parler en 1969 d’« images fortes », pour avancer l’idée que deux ou trois d’entre elles guident l’écriture de l’ensemble d’une œuvre, et qu'en s’y dévouant nait une paradoxale variété, passionnante car propre à un univers d’écrivain, je suis saisi par la mention de ce qu’il croit être une des siennes.
« La chambre vide ».
L’étrangeté liée à l’intrusion dans la chambre d’autrui en son absence. Ou peut-être aussi le retour dans un espace intime, en des circonstances inévitablement nouvelles.
Ce qui chez Gracq m’a conquis, au travers d’une langue utilisée avec une harmonie rigoureuse et envolée, évadée par miracle des sphères de la musique, c’est en particulier cette imagerie de l’attente en un lien frontalier propice au basculement, peut-être à l’ouverture d’une compréhension nouvelle du monde en laquelle il serait possible de se glisser comme entre d’épaisses couvertures. (Une imagerie parfois un peu appuyée et maladroite dans les premiers livres, mais Gracq, dans ses déluges d’adjectifs, a une maladresse de grand écrivain, des défauts d’une personne que l’on aime et qui ne sauraient se confondre avec ceux d’aucune autre).
Alors pourquoi chez moi ce pressentiment mélancolique qui accompagna l’idée de « chambre vide », dès lors que je l’entendis formuler ? Est-ce peu ou prou la même chose ?
Sans doute, certainement… Quoi qu’elle doive aussi, je le sens, faire tanguer autre chose. Je cherche… Et reprenant ma lecture de Un beau ténébreux, soudain ce passage, comme si Gracq, entre les marches sur la plage ou les balades en forêt, ne cherchait jamais autre chose qu’une chambre dépossédée :

« Combien plus que les maisons abandonnées m’intriguent, m’égarent, quand elles sont vraiment le vêtement de pierre, la coquille façonnée, gauchie par l’habitude de la vie de tous les jours, ces pièces à l’instant quittées, chaudes encore comme un manteau qu’on dépouille, et auxquelles un désordre maigre de papiers, de linges, je ne sais quel air d’attente hagarde, de geste suspendu, suffisent à prêter, par-dessus tout autre témoignage, une authenticité moins imitable encore que celle d’un visage. Oui, d’une certaine manière, je crois toujours à la vertu révélatrice des chambres noires. »

Au-delà de cette mystique surréaliste comme sur le fil de la parodie à laquelle conduirait un terme supplémentaire lié à la révélation et à l’incertitude, c’est la réminiscence d’une chambre que ce passage, à la manière de la houle sur un bois que l’on jurait définitif, a fait apparaitre sous d’autres couleurs.

Laurine m’avait laissé une paire de clés. Nous étions ensemble depuis un mois, plutôt deux ; cela semble peu, un mois, quand nos vies commencent à tourner autour de divertissements qui divertissent bien mal ; c’était la plus grande expérience de ma vie. Elle ne voulait plus et j’espérais encore.
Je ne sais plus au juste pourquoi j’avais ces clés ; je me souviens en revanche qu’elle m’avait invité à m’attendre chez elle puisque j’étais en mesure de m’y rendre plus tôt et venais de dehors. J’avais dans mon sac un livre de Brecht que je détestais et une ordonnance de l’urologue ; mon quotidien s’était assombri à un degré inédit, que je ne devais heureusement plus connaitre ensuite. Laurine est l’amour de ma vie, une soixantaine de jours. Elle se souvient de moi comme d’un film dont on se rappelle en plein milieu qu’on l’avait déjà vu.

Je claquais la porte : j’étais chez elle, sans elle. La pièce regorgeait de possibilités qui me laisseraient impuni. Elle était partout ; il arrive qu’on aperçoive sa voisine au moment du coucher ; le lieu et ses objets devaient pouvoir être surpris ainsi, dans un naturel éloquent. Je crus en ma puissance. Mon excitation encore mal identifiée, j’appelais un ami comme un appelle une femme, afin de ne pas jouir seul.
Ce bain d’orgueil, cette mainmise… Je comprends aujourd’hui l’illusion derrière des sentiments puérils, qui soulignent d’abord une nature de dominé. Laurine ne s’offrait pas à moi, puisque - je l’entendrai plus tard de ses propres lèvres en un langage différent et synonyme à la manière d’une langue étrangère -, je ne comptais pas vraiment. Elle aurait ouvert au plombier son intimité sans davantage de crainte de laisser échapper une clé inavouable. Figures interchangeables nous existons à peine.
Un non-aimé (non-aimable ?) trouvera toujours des chambres vides ouvertes. Les contemplés se moquent comme ils se doivent des faces anonymes de la contemplation.
Peut-être Julien Gracq ne voyait-il que cela. Sa fameuse révélation : rentrer dans la chambre vide, prendre sa place de spectateur et ne plus en sortir.

DocteurGreen
Niveau 8
14 juillet 2019 à 04:09:00

Cette euphorie autour de Julien Gracq risque de tourner à l'épidémie.

Cthulhu21
Niveau 14
14 juillet 2019 à 11:17:19

Ah bon,il y a une tendance particulière ?

C'est un de mes auteurs préférés depuis ma découverte de Un balcon en forêt.

Un commentaire sur le texte sinon ? :hap:

Julien-Gracq6
Niveau 6
14 juillet 2019 à 11:44:56

J'ai beaucoup aimé cette analyse d'un pan de l'oeuvre de Gracq, suivit d'un subtile glissement de l'essai à la fiction, permettant d'imager l'analyse faite précédemment et de l'inclure dans une scène.

Beau travail, et bel hommage à l'oeuvre de l'homme que nous admirons tous deux. :oui:

Cthulhu21
Niveau 14
14 juillet 2019 à 21:30:02

Merci Julien-Gracq6

Cthulhu21
Niveau 14
14 juillet 2019 à 21:32:00

Mince excusez moi j'ai envoyé le message trop tôt !
Je disais donc merci pour ton commentaire constructif, et ça fait plaisir de trouver un autre admirateur de cet écrivain ! Quels sont tes livres préférés de Gracq ?

Reptilovitch
Niveau 10
14 juillet 2019 à 22:44:08

Ce forum est trop petit pour deux admirateurs de Gracq les mecs https://image.noelshack.com/fichiers/2019/25/6/1561196427-bebel-en-peau-de-genou.png

Cthulhu21
Niveau 14
14 juillet 2019 à 22:50:04

Un problème avec Juju

Julien-Gracq6
Niveau 6
15 juillet 2019 à 08:54:14

Le 14 juillet 2019 à 21:32:00 Cthulhu21 a écrit :
Mince excusez moi j'ai envoyé le message trop tôt !
Je disais donc merci pour ton commentaire constructif, et ça fait plaisir de trouver un autre admirateur de cet écrivain ! Quels sont tes livres préférés de Gracq ?

Sans originalité : Le rivage des Syrtes et Un balcon en forêt. :hap:
J'ai moins aimé "un beau ténébreux" où la construction du récit m'a parût assez bancale

Le 14 juillet 2019 à 22:44:08 Reptilovitch a écrit :
Ce forum est trop petit pour deux admirateurs de Gracq les mecs https://image.noelshack.com/fichiers/2019/25/6/1561196427-bebel-en-peau-de-genou.png

Cet auteur connaît un engouement de dingue sur le forum livres également, alors qu'il est relativement, voir totalement oublié par la plupart des lecteurs actuels (je ne parle bien sûr que des lecteurs qui lisent de la qualité).
Un peu comme Julien Green qui revient souvent sur le forum livres.

Cthulhu21
Niveau 14
15 juillet 2019 à 13:18:51

Et tu as lu Au château d'Argol ? Je le mettrais un peu dans le même sac que Un beau ténébreux, dans le sens où il y a des passages lumineux et des séquences envoûtantes qui sont presque des intuitions mises en scène, des tableaux, mais l'ensemble est alourdi d'artifices, d'adjectifs... Et c'est bien sur a des lieux du roman à peu près réaliste auquel nous sommes habitués ; les personnages existent sans aucun souci de crédibilité. Mais comme je le dis dans mon texte,la lourdeur de Gracq lui est propre et n'a rien à voir avec celle d'un écrivain maladroit lambda...

J'ai lu 4 livres de Gracq mais pas encore Le Rivage des Syrtes :rire: Je vais sûrement le lire cet été.
Je suis aussi très attiré par ses méditations géographiques et littéraires (les eaux etroites, autour des sept collines, en lisant en écrivant...). Dès que je vais dans une librairie j'en lis une page ou deux et suis renversé par la précision poétique de son écriture sur ces sujets, notamment des liens entre l'individu et l'espace...

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Sujet : [Court texte] La chambre vide
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