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Sujet : Agencement d'un chaos anodin
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Julien-Gracq6
Niveau 6
19 juillet 2019 à 13:03:01

Bonjour à tous, petit incipit ou prélude à un roman que je suis en train de peaufiner. Si je suis, pour le moment, assez confiant en ce que j'ai écrit dans la suite, ce début me laisse néanmoins perplexe sur plusieurs points que je ne saurais corriger sans avis au préalable.
Bref, j'espère que ça vous plaira, bonne lecture.

Texte :

Les mystères du rêve s'éclaircissaient à mesure que je m'endormais l'esprit éveillé. C'était une vaste plaine dégagée, dans laquelle je marchais, sous la lumière bleue-froide d'une lune à l'éclat puissant; zone herbeuse sans vie, sans trace du travail humain, cerclée d'un mur de feuillage sombre au loin, d'une gigantesque forêt concentrique dans l'inconcevable lointain. Avec ce paysage, ce sont les sensations d'un vent, certainement pas naturel puisque d'allure marine, salé, embaumant et violent comme les bourrasques qui frappent le sommet des falaises, qui se greffèrent par-dessus la vue. Curieuse alliance du doux de l'odeur et du bourru du touché, pour un élément qui n'eût pas lieu d'avoir sa place dans un territoire entouré de forêt hautes, habituellement coupes-vents.

C'est avec difficulté que j'avançais dans les fougères, leur hauteur ralentissant mes pas, leur épaisseur m'obligeant à faire des efforts musculaires qui m'étaient douloureux pour les genoux que j'avais blessés jusque dans mes songes. De plus, étant en alerte comme en état de danger, je balayais l'entourage de mon regard, toutes les deux secondes, écarquillant les yeux car paniqué, croyant bêtement qu'ainsi je percevrais mieux toute menace visible, et toute herbe ou buisson rugueux ou épineux que je ne devais en aucun cas écraser, ayant les jambes découvertes jusqu'aux cuisses car revêtu, là aussi, comme dans la réalité, de mon habit court que je portais en ces vacances d'été.

C'était une terre de désolation ou de sauvagerie, je ne savais trancher alors, car ni vie animale ni constructions humaines n'étaient présentes, chose inconcevable, étant admis que la nature a horreur du vide, que là où l'homme n'est pas, l'animal est, et inversement. De même que mon incapacité à qualifier le territoire, j'étais tout aussi inapte à choisir raisonnablement le sens de la route à suivre : de quel côté, vers quel point de repère au loin me diriger, puisque précisément, de repères, il n'y en avait pas! J'avançais donc droit devant moi, sans savoir pourquoi ni pour combien de temps; le temps que je me fasse mal et me réveille, où que quelque chose d'effroyable apparaisse pour me sortir du rêve. Car j'étais conscient, en effet, du caractère onirique du monde dans lequel mon esprit avait été piégé; je m'étais, au cours des semaines précédentes, réveillé de nombreuses fois avec des souvenirs de plus en plus limpides des sensations de la nuit, avec des images et touchés de plus en plus clair et, par-dessus tout, de cette plaine inhabitée sous éclairage nocturne qui me revenait sans cesse entre deux songes plus anodin; j'avais développé, on peut le dire ainsi, une véritable obsession pour cette vue qui se répétait toujours, pour chacun des sommeils, et dont je ne parvenais pas à percer le mystère.

C'était l'obscurité totale au premier soir de juin, avant que progressivement, les jours suivant, paraisse l'astre d'argent pour éclairer mon rêve coutumier, où déjà dans le noir, les premières fois, j'avais perçu la force du vent sans son parfum, la prégnance des hautes-herbes sans leur rugosité. Je berçais à présent dans une synesthésie encore incomplète, car si je sentais, voyais, ressentais les éléments, je n'entendais rien de la complainte de la plaine, et ne goûtais rien des fruits des ronces sanglantes par peur de leur effet néfaste, par crainte de ne plus pouvoir me réveiller, investi d'une prémonition étrange alors que je me perdais dans la contemplation de ces petits bouton rouges, semblables de texture à des fraises, quoi qu'un peu mollasses, mais aux formes anarchiques, et au parfum quelque peu malsain, d'airain et d'écorce brûlée.

Au réveil, en début de juillet où commence ce récit, j'étais intrigué, il est vrai, par ces petits fruits qui ne cessaient de s'épandre nuit après nuit, de même que leurs ronces qui couvraient maintenant une grande partie du territoire et rendaient la progression, l'exploration, laborieuse, me devant d'éviter soigneusement tout contact avec ces dernières car, à mesure qu'elles croissaient, mes sens s'affutaient et ma sensibilité à la douleur pareillement. Ainsi souffrais-je chaque fois où, par maladresse, j'offrais une jambe à la morsure des épines, semblables à des aiguilles, tant elles étaient anormalement longues et aiguisées, au point où, par volonté d'étudier de près, je me saisis d'une d'entre elles, ignorant la piqure, et examinai la chose, éberlué premièrement par leur taille capable de transpercer un mollet, étant compris qu'elles devaient mesurer en moyenne huit bon centimètres de longueur!

J'étais encore pétri d'idées reçu sur les rêves, je pensais qu'ils étaient pure déformation de l'expérience sensible, des tracas du conscient et du subconscient quotidien, des désirs et envies inassouvies ou au contraire trop vécus. C'est pourquoi je recherchais, dans des annales de botanistes, quelles étaient ces plantes, avant de comprendre qu'elles n'existaient pas, qu'il était impossible, par conséquent, que je fusse matériellement au contact d'une d'entre elle même dans mon enfance la plus lointaine, qu'enfin elles devaient être simples métamorphoses de ronciers à fraise, et qu'il ne valait pas le coup de se casser la tête à spéculer sur leur nature au-delà de cette seule certitude.

Néanmoins, et contre toute raison, je m'efforçais dans mes jours de congés à peindre mon rêve en aquarelle, ses ronces et ses fruits notamment, réactivant ma vocation artistique de longue date enfouie. Les premiers traits tracés au crayon n'étaient guère encourageants, mais sitôt un brin de couleur, aux mélanges bien choisis, appliqué par dessus les arabesques noires, dota l'oeuvre en cours d'une ressemblance certaine avec l'image du rêve gravé dans ma mémoire. Les coloris étaient bons, les nuances pareillement, le contraste de l'obscurité du ciel et de la radiance du sol vert-bleutée de même, et, plus important que tout, l'atmosphère y était bien rendue, un parfum d'incompréhension et de mélancolie douloureuse et mal-comprise émanait de ce tableau, dont j'avais tiré une fierté jamais ressentie, n'ayant pas, auparavant, été capable de créer quoi que ce soit de semblable en matière de qualité comme d'expression et d'inspiration.

Ce qui devait me suffire, c'est à dire la satisfaction incommensurable qu'offre la réussite de la transposition esthétique d'une inspiration, ne m'arrêta pas, ne freina pas mon soudain élan artistique. Passionné que j'étais, je me mis en maladie pour maux fictifs, et ne lâchais pas prise de mes pinceaux les jours suivant, jusqu'à la fin de juillet, où j'avais achevé cinq toiles en moins d'un mois, dont une dernière à l'huile, d'une largeur monumentale, qui couvrait tout la surface d'un mur du quadrilatère de mon salon, à la surface duquel j'avais déplacé meubles et armoires afin d'accrocher l'oeuvre, une fois la période de séchage et le vernissage, arrivé à terme et accomplit.

Ce qui suivit ce long épisode caniculaire de juillet présenté sommairement ici, les évènements qui m'amènent aujourd'hui à livrer le récit détaillé de mes expériences dernières, revêt une portée qui ne m'est encore pas tout à fait connu, mais dont je présage déjà les bouleversements profonds pour le monde et mon être, au regard des monstrueuses altérations extérieures dont je fus à l'origine ces derniers mois.

Une fois la grande toile arrivée à terme donc, cloîtré dans un appartement aux volets fermés et aux fenêtres closes, baignant dans la lumière des néons et dans une odeur d'huile et de poussière, je m'endormis pleinement heureux, à l'idée de m'en aller de nouveau retrouver ce paysage de mes rêves pour constater sa ressemblance avec mon oeuvre. Combien mes attentes furent alors déçues.
Au réveil dans la plaine, au pays des fougères et des vents, après moult rêveries de peu d'intérêt, c'est une vision surprenante qui se dévoila sous mes yeux, où plutôt une brume étrange qui couvrit la vue à vingt pas devant moi, champs visuel plongé dans le brouillard, duquel l'on ne voyait strictement rien, où il était très dangereux de se déplacer à cause des ronces. Dans l'incertain le plus total, je progressais à petits pas, délicats, lorsque mes oreilles, sens inactif jusqu'alors, perçurent soudain l'écho discret d'une rumeur furieuse et de clameurs diverses et mêlées. Il y avait des pleurs, des cris et des râles d'agonies exclusivement masculins. Si le volume sonore était bas, cela ne signifiait pas pour autant que les responsables étaient loin, car si je m'avançais, de même que si je reculais, c'était toujours au même débit que j'oyais ces sons, lesquels m'entouraient véritablement, formant une sorte de cocon acoustique tout autour de moi, duquel je ne pouvais me libérer même en m'éloignant de mon point d'origine de cent pas.
La rumeur était prégnante de toute part, donc, et elle était inquiétante. J'y sentais la rage et le désespoir d'hommes contraints à un supplice, à un calvaire exécrable. Je tombais à genoux au bout d'un moment, sans égard pour mes pauvres membres torturés, saignants contre l'herbe tranchante, et concentrais tous mes efforts dans une écoute attentive, afin de déceler des bribes limpides de cette sinistre complainte, pour enfin peut-être percer le mystère de ce rêve dont la nature se précisait davantage avec les jours.

Mais la tâche était laborieuse, bien que sensible à la peinture, la musique n'a jamais sût éveillé quoi que ce soit en moi, aussi n'ai-je pas une oreille très développé, et suis-je incapable de discerner quelques voix entre de multiples sons violents pour m'y concentrer parfaitement. Je finis pas renoncer au bout d'un temps, et constatai avec effroi mes genoux écorchés, labourés par la flore. La douleur de se relever, d'étendre d'un coup ses membres blessés et repliés, couverts de plaies en surface, est un supplice qui, certes, est très bref dans le temps, mais n'en demeure pas moins terriblement souffreteux sur l'instant; la peau s'étirant, se déchirant, me fit tituber, chanceler sur les premiers pas, puis boiter comme un malformé.

Ainsi fis-je quelques avancées timorées avant de cesser définitivement tout mouvement lorsque, la brume se levant, se découvrit face à moi une vaste barricade de ronces qu'il m'aurait fallut passer des heures, peut-être, pour la contourner en mon état. Figé comme une vieille statue abandonnée en un endroit délaissé, je demeurais sur mes jambes branlantes contre cette barrière d'aiguilles gorgée du rouge de ses fruits, qui semblait m'interdire le passage tout en m'incitant à goûter aux baies. Je me résolus, après longue réflexion, à tendre le bras pour cueillir un de ces boutons vermeils à la texture presque gluante - tant le fruit était mûre et l'intérieur sablonneux -, et aux senteurs abominables de la boue et du sang chaud - déconcertant s'il en est, personne ne s'attendrait à trouver les attraits de la mort sur un fruit de la terre! et pourtant... C'est dans la mort même que je mordis lorsque d'une bouchée j'engloutis la baie défendue, disperseuse finale de la brume, du mystère du rêve, qui m'offrit pleine connaissance de la réalité tangible de ce dernier lorsque, une fois avalé, je me rendis compte qu'un bras humain, pourris et pour part déchiqueté, tenait place en ma paume ouverte; qu'un morceau de chair humaine glacée m'était passé par-delà l'oesophage; qu'enfin, c'est un goût de cadavre qui emplit les pores de mes papilles gustatives, une boue de mort qui remplit ma bouche et mes sens tous ensemble.

Je rejetais la sinistre prise qui avait remplacée le fruit au loin, puis m'effondrais sur le sol en tentant de me faire vomir, ce dont je ne parvins pas. Aussi honteux que cela puisse être, je confesse avoir misérablement pleuré et avoir senti mes entrailles se nouer douloureusement à l'idée de digérer ce plat répugnant. Je crois aussi que, sur le moment, je n'étais pas loin de la folie, tant les sensations nouvelles me prirent par surprise, tant la juxtaposition de ces dernières me livrait non-préparé à un réel épouvantable. Me relevant tout branlant, peut-être une heure plus tard, grelotteux et fiévreux, c'est à une montagne de cadavres, charognes déguenillées et dépecées en tous genre, que je fis face : des grands, des petits; des éventrés, des énucléés; éviscérés, scalpés, démembrés; rouges, bleus, sombres, myriades de vêtements déchirés, d'uniformes divers, de casques et de protections martelées, percées; d'épées et de lances brisées, d'arcs rompus, de fer émoussés... La laideur et le sommeil étaient les seules semblances entre tous ces éléments, car dans la mort brutale, beaux et laids, glorieux et lâches, ne connaissent plus de différences, tous sont défigurés, labourés ou dégueulassés d'une manière ou d'une autre. Ne demeure que les os brisés, les entrailles à vif et la chair ouverte pour le festin des charognards.

Au milieu de ce cimetière emboué, je me tenais droit sur mes jambes blessées, et me sentais misérable de mes plaies qui souffraient de la comparaison avec les charognes tout autour, et, comprenant le ridicule de ma souffrance de même que l'incongruité de ma présence ici, c'est tout simplement et sans aucun effort émotionnel que je demandai d'un ton laconique à mon cerveau de bien vouloir me réveiller, ne supportant rien de cette vision, de mes sens et de ce monde, me plaçant durablement en défiance face à cet ordre des choses qui ne correspondait pas à mes visions précédentes, au paysage que j'avais peint plus tôt.

Pseudo supprimé
Niveau 10
19 juillet 2019 à 21:26:48

Alors alors, je me permets d'essayer un peu de dire ce que j'en pense mais garde à l'esprit que je suis un littéraire intermittent et que j'écris peu, donc bon je suis pas le meilleur critique du forum. Mais, ton texte m'intéresse. Pour des raisons un peu trop personnelles.

Ton titre déjà, c'est le genre de titre qui m'attire (comme Contes de la folie ordinaire, Hypothèse du tableau volé, Fragments d'une chronologie du hasard, etc), et qui en même temps me rebute. Ca m'attire déjà parce que c'est le genre de titre que je fais, et aussi parce qu'il y a une force qui se dégage de cette association d'idées et d'images ; c'est un programme qu'on a envie de découvrir, comme un inventeur fou qui assemblerait un piano et un aquarium. Mais ça peut aussi me rebuter parce que je ressens comme une élégance convenue. Mais bon, l'important est que ce soit le langage de l'auteur. En ce qui concerne ton titre, je le trouve justifié, bien choisi.

Le texte, j'avoue avoir perdu le fil par moment, simplement parce que lire un texte d'un inconnu ça m'est toujours difficile, et qu'il y a des idées qui me touchaient tellement que je m'égarais.
Ecrire sur la recherche de ces perceptions si peu palpables qu'on a à peine connues c'est justement ce qui m'intéresse actuellement donc j'ai aimé lire ce qu'un autre pouvait en dire. Une ou deux fois j'ai eu un sentiment étrange : je me demandais si j'étais pas moi-même dans une sorte d'hypnose légère qui me donnait à lire ce que j'aurais pu écrire en rêve.

Enfin, je trouve que tu t'en sors bien dans ce type d'écriture.

Ah p**ain je me rappelle à quoi ça m'a fait penser, à la longue préface de Hawthorne de sa Lettre écarlate dont j'ai aucun souvenir bien sûr si ce n'est la description d'un état d'assouplissement de l'esprit qui entraîne images, idées confuses, symboles marquants etc qu'on retrouve chez Swann et, donc, dans ton texte.

Julien-Gracq7
Niveau 8
21 juillet 2019 à 21:32:08

Bonsoir,
Merci d'avoir pris le temps de me lire, et content que tu aies pu y trouver un intérêt.

Pour le titre, disons que j'ai essayé, en trois mots, de décrire au mieux le récit, à savoir l'exploration d'une multitude de mondes, où le personnage, en quête de souvenirs, d'identité, va se laisser manipuler par deux divinités qui vont l'amener (à travers les arts, le sexe et la violence) à défigurer totalement les mondes visités, à créer une sorte de chaos là où l'harmonie résidait.

J'ai choisi le terme "anodin" car je m'inspire de certains mythes grecs dans lesquels, Héra, épouse de Zeus, par un stratagème parvient à l'endormir, et pendant ce temps exerce une rancoeur contre divers personnages. Ici sa rancoeur est telle qu'elle fait d'Apollon, fils de Léto et de Zeus, enfant détesté, son jouet pour semer la pagaille dans l'harmonie de Zeus. Anodin car tout un chaos se forme pour la seule raison que madame est jalouse, et qu'il peut se répéter un nombre de fois incalculables, au moindre de ses caprices. Il sera amené à rire des hommes, si insignifiants au regard des dieux, et surtout à suivre le héros, qui à travers ses diverses expériences sensibles, recouvrera progressivement ses souvenirs et brisera ses entraves.

Merci pour les diverses références citées, je n'en connaissais aucune et doit dire que je suis bien intrigué par le roman d'Hawthrone, étant justement en train d'étudier quelques pans de l'histoire du puritanisme.

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Sujet : Agencement d'un chaos anodin
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