LA DEUXIÈME CONSTANTE
Elion s'abîma dans son vieux fauteuil de cuire et laissa choir ses bras sur les accoudoirs légèrement élimés par le temps. Rien de tel après une journée de pêche pensa-t-il en sortant de la poche intérieure de sa veste un cigare tordu qu’il glissa sous ses narines pour en sentir l'inimitable parfum. Il examina l'objet en le faisant tourner entre ses doigts pour mieux apprécier le plaisir qu'il s'apprêtait à s'offrir. Un mécanisme du fauteuil dans l’accoudoir en sectionna le bout avec précision. Puis, Elion tira d'une autre poche un briquet d'argent avec lequel il enflamma l'extrémité. Il tira l'air et expira, et quand le tabac fuma silencieusement, il inspira pour se délecter du nectar gazeux.
Elion étreignit de deux doigts le cylindre fumant et expira profondément de manière à déguster le parfum enivrant des fleurs de tabac séchées. Il se leva et se figea sur le perron au milieu de la nuit. Les cristaux de lumière perçaient le drap de ténèbres de l'univers avec en filigrane un nuage de particules gazeuses dont l’ionisation variait imperceptiblement pour éclairer l’océan qui berçait les falaises à ses pieds.
Une sonnerie l’arracha à sa contemplation, celle de son communicateur. Il rentra dans le salon, pressa une commande, et laissa un hologramme se matérialiser au centre de la pièce, présentant le visage rond de sa fille Tullia qui arborait son éternel sourire malicieux. Même éloignée de plusieurs milliers de parsecs, l’intrication quantique de la communication par ansible permettait d’échanger en direct, et de s’affranchir de la vitesse de la lumière.
— Bonsoir, tu as reçu le lot de plantes ?
— Oui, je t’appelle justement pour te remercier. Comment tu as fait pour en recueillir autant de spécimens ?
— Tu te souviens de Meltis ?
— Ton ami de l’armée ?
— Il s’occupe des biodômes sur un porte-nef et avait quelques spécimens en excédent. Il me devait bien ça pour toutes les fois où je l’emmène en balade avec le bateau.
— C’est fabuleux, tout le monde à l’université va être ravi, la ferme hydroponique va enfin pouvoir fonctionner correctement. Je ne sais pas quoi te dire.
— Ne dis rien, répondit Elion. Ça me fait plaisir.
La jeune femme pencha la tête.
— Quelque chose ne va pas ?
— J’ai cru que tu viendrais en même temps nous rendre visite sur Ortampe.
— C’est un voyage de plusieurs semaines en passant par les portes hyperspatiales, ce n’est pas la porte à côté.
— Ou alors tu demandes à Meltis à voyager par distorsion.
— Tullia, tu sais bien que… depuis… Je ne peux pas.
Elion se tendit à la simple idée de retourner dans l’espace.
— Ça fait plusieurs années maintenant. Tu pourrais venir profiter de l’hiver, ça te changerait de l’été perpétuel.
Elion croisa les bras.
— Ça ne fera jamais assez d’années.
— Je pense au contraire que si tu t’éloignais d’Alatis, tu verrais les choses sous un autre angle. Tu as besoin de prendre du recul.
— J’aimerais te donner raison, mais comme je te l’ai dit, je ne peux pas.
Il observa avec déchirement sa fille perdre son enthousiasme. Il voulut lui répondre, mais l’expression chagrinée de Tullia se figea avant de disparaître. La communication cessa l’instant d’après pour laisser l’obscurité de la nuit baigner la maison. Un message avertit que la communication interstellaire avait été coupée à cause d’une panne. Elion soupira avant de retourner à l’extérieur pour laisser la fraîcheur de la nuit dissiper ses remords.
Elion aperçut dans la voûte des éclats de lumière. Un scintillement évanescent concurrençait la lueur des astres. Il devina le passage ou la manœuvre d’un vaisseau en orbite autour d’Alatis. Elion tressaillit et dévia le regard pour s’abandonner au spectacle des volutes discrètes qui s'élevaient dans le vide depuis l’extrémité du cigare. Son imagination voyait quelques démons et autres entités lactescentes en train de flotter, pour le tourmenter, avant de disparaître. Il inspira à nouveau pour souffler juste après et donner vie à des volumes éphémères. Avec un peu de chances, les fragrances s'incrusteraient suffisamment dans les planches et les aspérités des murs pour que l'odeur se diffuse encore durant plusieurs jours.
Un soubresaut radieux l’arracha à sa contemplation. Le scintillement se muait en un brasier céleste. Une lumière scinda le ciel. Elion se redressa, les muscles tendus. La nuit céda le pas à une aube improbable, révélant une silhouette métallique surgir du néant pour venir se calciner dans l’atmosphère. Un astronef d’une longueur approchant le kilomètre plongeait droit vers l’océan.
Perché sur sa falaise, Elion laissa tomber son cigare et assista, impuissant, à la catastrophe. La masse gigantesque frappa la surface de l’eau en silence pour s’enfoncer dans l’étendue d’encre, avant de s’arrêter brutalement en touchant le fond marin. Il s’immobilisa tel un carreau géant figé dans sa cible, puis, la gravité faisant son œuvre, l’engin s’effondra en arrière et éventra les flots. Elion se réfugia dans sa maison, et s’abrita sous la table de sa cuisine. Distant de plusieurs dizaines de kilomètres, l’impact se fit entendre un instant plus tard. Une onde de choc assourdissante se fracassa contre les falaises avant de se perdre dans les plateaux intérieurs. L’air brûlant faucha Elion qui fut projeté contre le mur. Le souffle brisa les fenêtres et arracha des pans entiers de la toiture. Elion tenta de se relever, mais une nouvelle secousse lui fit perdre l’équilibre. Une vague gigantesque venait d’ébranler les falaises de grès en projetant des torrents d’eaux et de flammes qui retombèrent en une fine pluie de cendres et de gouttes chaudes.
Elion dégagea les décombres qui le recouvraient. Les jambes tremblantes, il parvint à se redresser et observa, ahuri, le vaisseau à moitié englouti, ravagé par des tentacules de feu. Il se passa une main sur le visage et recula en titubant. Elion fit abstraction des dégâts sur sa maison et chercha fébrilement la commande du communicateur pour prévenir les autorités.
Un sifflement dans le ciel l’interrompit. Une nouvelle traînée iridescente capta son attention. Un appareil différent venait de percer l’atmosphère, mais contrairement à l’autre, sa course semblait de moindre allure, et sa trajectoire plus maîtrisée. L’engin obliqua vers l’est et se dirigea vers la cote. Elion aperçut un éclat plus faible trahissant l’activation de rétrofusées. Elles ne freinèrent pas complètement la chute et l’appareil effleura le sol avant de le percuter avec fracas. Il rebondit et termina sa course dans une explosion de flammes et de poussières.
Elion retourna dans sa maison. Il récupéra quelques outils et un nécessaire de secours estampillés de l’armée. Il gagna au fond de son terrain l’appentis à moitié emporté par l’onde de choc. Malgré des planches encastrées dans le pare-brise et plusieurs rayures zébrant la carrosserie, le 4x4 demeurait en état de marche. Elion écarta les fragments de verre, monta dans le véhicule, puis il fila dans la nuit.
Il se dirigea en ligne droite sans se soucier de ses mains agitées. Soudain, une gerbe de lumière frappa une colonne rocheuse qui vola en éclat dans un bruit semblable au tonnerre. Des débris finissaient de pleuvoir en une multitude de fragments véloces et incandescents. Elion révisa sa trajectoire, regardant alternativement le ciel étoilé et l’épave d’où se dégageait un nuage sombre. Le désert s’apparenta à un champ de bataille à mesure que les éclats martelaient le sol et embrasaient l’air. Elion tâcha de les ignorer pour se concentrer sur la conduite. Il passa une crête, traversa un bosquet de cactus en feu, pour enfin s’approcher.
Un globe de métal se devina au bout d’un long cratère fumant. Elion sentit la chaleur sur sa peau et l’odeur de carburant qui se consumait. Il stoppa sa machine, et s’approcha pour découvrir un vaisseau de petite taille au fuselage cabossé. Elion comprit qu’il s’agissait d’une capsule de sauvetage compte tenu de l’épaisse structure conçue pour résister aux chocs. Avant de s’avancer davantage, il se figea en reconnaissant la structure. L’appareil était frappé d’un emblème ennemi, l’empire de Ptolem. La catastrophe prenait soudainement une tout autre dimension, avec des implications autrement plus graves. Ce qui venait de se produire en orbite n’avait rien d’un accident spatial.
Elion hésita à faire demi-tour, voire d’achever de démolir l’épave, mais il n’eut pas à prendre de décision. Une ouverture se découpa dans l’acier où s’engouffra la fumée toxique. Une silhouette se dégagea dans la pénombre et toussa avant de tomber à terre.
Elion s’approcha et découvrit une femme en train de ramper sur une lèvre du cratère. Elle lui adressa un regard implorant tout en tendant un bras. Elion l’attrapa, la traîna loin de l’épave et l’aida à monter dans la voiture. Il aurait voulu inspecter la capsule, mais les flammes la dévoraient totalement, et il savait à l’odeur d’acier chaud qu’elle ne tarderait pas à exploser. Sans plus attendre, il prit place aux commandes de son véhicule et s’éloigna. Moins d’une dizaine de secondes plus tard, une détonation éclata dans leur dos.