Je ne compris jamais, au fond, pourquoi quelque chose de si simple en apparence que l'amour pouvait être si compliqué. C'est vrai après tout, ce ne sont que des réactions chimiques ou des impulsions électriques ; ou les deux peut-être je ne sais plus très bien, qui agissent dans le cerveau et qui délivrent le sentiment amoureux. Aimer quelqu'un, c'est connecter deux neurones me disais-je ; quoi qu'en ait pu dire tous mes aînés, tous les vieux bougons, souvent attendrissants, qui proclament sans cesse que l'amour rend con. Mais qu'est-ce qu'être con si ce n'est la peine à connecter ces fichus neurones que Mère Nature, Dieu ou qui vous voulez a jugé bon de nous donner, en inégale quantité, à nous, êtres humains ? On voit très vite que ces petits vieux ont raison : amour et connerie, c'est lié, c'est une sorte de boucle qui se suffit à elle-même. Tous les amoureux ont été cons ; peut-être même que tous les cons sont amoureux, qui sait ? Ces pensées allaient et venaient souvent ; parfois battues en brèche comme le vent battraient des oriflammes. Un coup l'amour n'existait pas, ou pas vraiment : c'était parfois une illusion, et parfois ça n'existait pas, un point c'est tout. Un coup c'était une invention pour vendre des bouquets et des cartes parfumées de mauvais goût ; peut-être même un complot des chocolatiers travaillant de concert avec les grands labels. Quand on y réfléchit, ça se tient : les uns vendraient plein de chocolat grâce à l'aide des autres qui vendraient plein de disques, ces chansons passeraient à la radio puis les jeunes et les moins jeunes, ivres "d'amour", iraient pratiquer le coït soit pour trente secondes soit pour un quart d'heure et plus selon la compétence de monsieur. C'est comme pour les neurones, les corps spongieux et caverneux, ça ne s'invente pas, c'est encore à Mère Nature (ou à Dieu ou qui vous voulez) de décider. Nous ne sommes au final, me disais-je, que bien peu de chose face à au monde, à l'univers, à cet ordre cosmique qui décide de la qualité de nos érections, qui décide que l'on tombe amoureux, qui décide que l'on soit con ou non.
Je n'avais jamais compris pourquoi elle m'avait quitté. J'avais beau retourner la chose dans tous les sens, rejouer la partie d'échecs un million de fois dans ma tête, rien ne suffisait à l'expliquer ; et ce n'est pas ma faible compréhension des femmes, il me semble, qui m'y aiderait. Non vraiment, c'était difficile à dire. Je crois pouvoir affirmer que je n'étais pas trop moche et j'essayais d'être masculin juste ce qu'il faut. Nous baisions vraiment bien, ses orgasmes en témoignent (et elle n'avait rien d'une simulatrice, ça non !) ; dès que nous nous voyons en fait et on dit que le sexe est le ciment du couple, n'est-ce pas ? Je lui apportais aussi une certaine stabilité, un certain confort ; de la ressource, de la calorie diraient certains. Et puis de l'amour, beaucoup, vraiment beaucoup d'amour. Mais oui c'est ça ! Eurêka, pensais-je enfin ! J'étais trop con ! Tout fit sens d'une seule traite. Aimer rend con ; et je l'aimais, donc j'étais con. Cet implacable syllogisme suffisait-il à expliquer tous les échecs amoureux que portent ce monde, et les millions (milliards, si ça se trouve) de ruptures depuis l'aube des temps ? Franchement, c'est bien possible. Quand on est con, on ne réfléchit pas bien. On fait des tas d'erreurs, on dit des choses insensés et on finit par commettre la pire connerie, le chef d'oeuvre du con : on se rend dépendant de quelqu'un de moins con que nous. A quel moment on devient le con de l'autre ? Il y a bien un moment où on était, sinon pas, moins con ? Ou peut-être même que l'autre était notre con à nous, que l'on ne s'en rendait pas tout à fait compte et qu'on le tolérait.
Le fin mot de l'histoire, c'est que le con fini par être tout seul et, pour le coup, c'est un bon vaccin contre la connerie. Ce n'est en revanche pas un excellent anti-dépresseur, car, soyons honnête, on se plait tous à être cons, à un moment ou à un autre. Ces moments de lucidité retrouvés nous font finalement regretter le con aviné que nous étions. Peut-être est-on moins bêtes, peut-être nous sentons nous affûtés par cette expérience d'avoir été cons, mais si on me demande d'être honnête, je répondrai que j'étais plus heureux, quand je n'étais qu'un con.
C'est sans doute un peu triste, pensais-je, mais je suis tout de même content de l'avoir connu, cette connerie. A mon avis, être vraiment con, réellement con à trois mille pour-cents, ça n'arrive qu'une fois dans une vie. Ce n'est pas plus mal, d'un côté on souffre moins et d'un autre côté, on gardera toujours cette appréciation de la première bêtise, ce doux parfum si caractéristique des temps où l'on est con. Ah, comme cela me manque, d'être con ! Le temps que je pense tout cela, mon café crème était avalé ; alors quand la jolie serveuse vint m'encaisser et qu'elle me sourit, je ne pus m'empêcher, moi aussi, de sourire comme un con.