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Création

Ecriture

Sujet : Trois petits rêves
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Julien-Gracq7
Niveau 8
31 octobre 2019 à 16:22:13

Il était un train à l'arrêt, le long d'une voie ferrée, abandonné. Il m'est arrivé de le croiser souvent, lui et sa locomotive noire, au cours d'un songe de ma nuit passée, et de biens d'autres précédentes, oubliées encore. Marchant au ras du sol le long des rails, me frayant chemin parmi des obstacles de mauvaises herbes et de petits cailloux constitués, je découvris au bout du monde, à la limite de la ligne, ce véhicule nostalgique que je sais connaître depuis longtemps. Il se tenait coi face à l'horizon donnant sur une plaine mourante de cendre. Derrière moi il y avait une longue allée verdoyante, éclatante sous un soleil brillant. Par-delà la limite des rails, étaient concentrées, les exhalations de la pourriture du monde, qui venaient et qui s'infiltraient jusque dans mes entrailles, dans mon moi et dans mon train hésitants à poursuivre la marche. Un vent furieux dans la nappe de plomb, au loin, et voilà que s'agitait en mon âme je ne sais quelle humeur sauvage; mon train devint colère et s'ébroua, il fuma et s'en repartit vers les cieux. Je le suivis, me collant à sa locomotive, et m'envolai panique, contemplant indigné le triste monde qui se consumait, en bas, que je voulais fuir, qui était déjà encré en moi, en mon âme.

*

Une ligne dans le ciel dessinait une piste de formule 1. Vu de plongé, de petits carrés verts, rouges et violets, en courraient le long en pelotons serrés, comme attachés. Mon attention se porta sur l'un de ces quadrilatères; il était vert, je le crois. Sitôt m'apparut l'idée que je fus semblable, de corps et d' esprit, à cette figure géométrique qui se mouvait parfaitement, indéfiniment, d'un bout à l'autre de la piste circulaire. Métamorphosé en un pur être mathématique, jouissant d'une paix que jamais éveillé je ne connus, il se trouva un temps où je me souviens, je me délectais intellectuellement du simple plaisir de m'élancer, à toute vitesse, dans un ordre infini préétabli et parfait. Il y avait quelque chose du bonheur, indubitablement. Mais de courte durée car bientôt le sol devint transparent. Il découvrit au-dessous de nous une seconde piste en tout point similaire, symétrique, tout à fait ordonnée pareillement à la notre. Un vague sentiment de malaise suivit une courte confusion. Une haine violente ne tarda pas à jaillir en moi, à envelopper l'être de paix et de perfection, à corrompre l'essence mathématique de mon âme nouvelle. Il fallait transgresser l'ordre pour assouvir ma soif vengeresse contre cette ligne perfide que je toisais en contrebas. Pour cela quoi de mieux que de me saisir de mes attributs primitifs, subsistants malgré tout, d'extraire ainsi de mon pénis, une chaude coulée de pisse, atterrissant en cascade sur les carrés honnis. Je crus ouïr des protestations, c'était bien. L'ordre mourut, le rêve se clôt.

*

Sur des jambes arquées et boiteuses, je descendais marche à marche un escalier rudimentaire taillé à même la roche noire. L'esprit pâteux, je m'enfonçais sans raison dans les entrailles d'une grotte nocturne aux parois humides. Dans l'atmosphère voilée de brume, se distinguait vaguement une couleur jaunâtre, aux confins d'un couloir. Il s'y déroulait je crois, une sorte de messe noire. Des ombres se tenaient en silence dans la luminescence vaporeuse. J'approchais sans un bruit, flottant dans l'espace, caressant l'air de mes mains, me mouvant magicalement ainsi qu'un fantôme le long des cours de l'éther. C'était un orphelinat, je le savais. Une assemblée de gamins au visage austère et en complet noir s'abandonnait à la contemplation d'une table taillée à même la pierre. Un vieil homme au fond de la pièce, enfoncé dans un fauteuil en cuir bouffant, me fit une impression désagréable alors qu'il rudoyait d'un regard de braise, le petit groupe d'enfants toujours stoïque. Un instant, je ne sais plus, au cours d'un repas sans paroles, une tension brève et soudaine électrifia la tablée. Un tout petit enfant, aux regard fourbes, envoyait des éclairs de sa pensée à un grand gaillard à la mine sauvage. Piqué au vif par le foudre de son camarade, le grand gaillard se leva et, accompagné d'un grand sourire, écrasa quelques soufflets sur la face molle du petit crétin, qui brailla soudain. Je demeurais silencieux comme tout le groupe. Un sentiment cependant me parvint. Pour la première fois une idée clair en mon cerveau confus. Le grand, le petit, tous deux jouaient à un drôle de jeu. Le petit s'amusait, à embêter je ne sais comment le grand dadais. Le grand dadais prenait plaisir, à frapper le petit par la suite. Finalement le vieux monsieur, satisfaisait ses penchants pervers en torturant le grand garçon. Le petit garçon pendant ce temps, séchant ses larmes éphémères, jouissait des cris de douleurs du grand. Tous y trouvaient ainsi leur compte dans cette comédie cruel. D'aucun du reste de l'assemblée, ne trouvait à redire. Moi, j'étais gagné d'un sentiment d'horreur.

Un jour où je revins visiter l'orphelinat de cette grotte, je ne sais pourquoi, après des mois d'absence, je découvris la petite assemblée circonspecte, comme la première fois, dans la plus complète contemplation de la table taillée à même la pierre. Il y avait cette fois-ci, je le découvris depuis le dehors, le vieux monsieur qui présidait à l'assemblée des enfants; il semblait être le seul encore doué de mouvement. Le vieux monsieur regardait, ainsi que les autres, un objet gisant sur la table. Dans le bleu limpide de ses yeux, je lisais une émotion semblable à la fascination morbide d'un biologiste pour les viscères de son cobaye à vif. Prenant place discrètement, sans heurter l'épaule de quiconque, dans une grisaille trouble se dévoila tout à coup, à mes yeux horrifiés, l'image effroyable du grand gaillard allongé sur la table, la peau blafarde et les lèvres bleuies, le dos creusé, labouré et pénétré sur des dizaines de centimètres. Puni d'un mois de cachot, cloué contre le sol humide sans délivrance aucune. C'était la punition habituelle, semblait-il. Quelqu'un me le dit, sans un bruit. Cette fois-ci, l'on constata avec grand intérêt à la fin du mois, le jour de libération, qu'une famille de rongeur avait élue domicile dans la chaleur de sa chair ouverte, en profondeur. J'eus voulu crier mais ne le pus, étant, par je ne sais quel moyen, absent physiquement de cette scène. Le portrait de sa souffrance, le bruit de ses cris déchirés tout le long du long mois, m'apparurent cependant et me firent frémir jusqu'au plus profond de mes entrailles.

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