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Sujet : L'horizon est opaque, et grand
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Julien-Gracq7
Niveau 8
14 novembre 2019 à 17:34:18

"C'était aux trois quarts ivre-mort que je quittai Grégory le soir d'un été où nous ressentîmes pour la première fois un avant-goût du vide. Nous étions parti en ballade, tout les deux, aux alentours de onze heures. Nous avions pour destination le versant déboisé d'une colline qui donnait une vue entière sur la vallée de notre adolescence. En chemin, entre deux haies d'arbres, nous voyions les lampadaires en contrebas, dans le lointain, s'éteindre courant la nuit, dans le quartier résidentiel qui sommeillait. La visibilité était nulle, la forêt silencieuse. Il n'y avait que nous, bêtes animaux, pour porter le boucan humain jusque dans cette zone encore à peu près vierge. Cahotant gauchement entre des cailloux et branchages que l'on percevait mal faute de nous être équipé de lampe-torche, nous arrivions tant bien que mal, écopant quelques cornures, quelques ampoules au bord des pieds, au sommet de la colline. La végétation était rase, la lune claire et les arbres loin, loin en amont de notre itinéraire. On y voyait comme dans un rêve, comme dans un monde de mauvaises fées ou dans celui du Gévaudan. Tout était pâle et verdâtre, la lune irradiait notre chemin de sa luminescence malsaine. Sans le laisser paraître, nous étions à l'affut du moindre son, ne disions mot et soufflions, soupirions pesamment dans l'atmosphère encore chaude d'un mois de juillet asphyxiant.

Nous arrivâmes en sueur sur le petit carré tondu que nous affections tant, où nos anciens camarades venaient parfois dresser un feu de camp. Il y avait encore des cendres, des restes de capotes usagés et des mouchoirs investis d'immondices, remplis de foutre et autres fioritures. Nous nous éloignâmes de quelques pas et sortîmes les bouteilles de notre sac; du rhum et du jus d'orange. Installés chacun sur le séant d'un rocher à la surface plane, nous contemplions mélancoliques, les lueurs vacillantes au loin : la vaste zone commerciale noyée dans la nuit, les lumières du centre urbain encore scintillantes, et le petit angle de notre village plongé dans le noir, exception faite de la départementale qui scindait les ténèbres de ses poteaux réfléchissants. Cette vue, pour qui est friand de symbolisme, joua nécessairement un rôle dans la poursuite des évènements. Je laissai brûler quelques lampées sur mon palet tandis que Grégory me faisait part de ses expériences, de ses ressentis, d'un sentiment soudain de légèreté qui pourtant lui pesait. Je le comprenais aisément sans besoin davantage de clarté. Nous finissions nos années de lycées et avec celles-ci notre jeunesse, il nous semblait.

"Qu'avons-nous fait tout ce temps?", me demanda-t-il soudain. Pour ma part, je n'avais strictement rien accompli. Le sommeil et l'ennui avaient guidés mes pas au jour le jour; ce soir, pourtant, je me sentais libéré d'un fardeau, comme au sortir d'un état végétatif ou endolori. Lui, n'avait fait qu'écrire : des notes, des fiches, des tonnes et des tonnes de notes et de fiches, inlassablement. Nous ne fréquentions pas le même lycée et les attentes qui pesaient sur nos épaules n'étaient pas les même. J'étais né libre et endormi, lui contraint et acharné. Nous n'habitions pas le même monde et c'est bien pour cela que nous trouvions chacun ce qu'il nous manquait auprès de l'autre. Il était pour moi la vitalité et j'étais pour lui l'accalmie, j'aime à le penser. Ce soir-là où nous bredouillions, m'apparut être l'instant où nous nous comprîmes le mieux, où nos sentiments furent à l'unisson, reposèrent sur un socle commun, quoi qu'ils allaient se distinguer très nettement dans la suite.

Nous éprouvions le vide, le vide terrible d'une scolarité achevée, d'un mois étourdissant se profilant devant nous, d'un avenir incertain et immense, d'une plaine gigantesque et sombre tenant place en contrebas dans la forme d'un gouffre à peu près opaque. Nous n'avions connu que l'école et bien que nous eûmes le temps de nous y préparer, nos adieux à cette dernière marquaient un tournant, un brusque virage à cent-quatre-vingt degré dans nos habitudes que nous n'avions guère anticipé, quoique Grégory avait préparé la prépa avec acharnement.

"Je crois que je vais faire une pause, toute légère", c'est sur cette phrase que tout allait suivre; sur cette phrase qu'il prononça solennellement avant d'engloutir d'un trait son verre remplit à ras bord. Nous parvenions à la fin de la bouteille et à la fin de la nuit; l'aurore dardait de ses rayons violets sur la ville lorsque je prononçai quelques mot qui eurent une importance décisive dans la réalisation de l'homme que je suis aujourd'hui : "Je vais bouger un peu mon cul, pour une fois... ça me fera du bien". Tout était là, j'aime à le croire. En quelques années j'appris la guitare, le muay thaï, l'anglais et l'espagnol, je visitai les Andes une première fois il y a trois ans, et puis j'y revient cette année pour un projet d'aménagement des eaux de la Sierra Nevada. Grégory, lui, ne parvint plus jamais à se remettre au travail. Il n'avait plus goût à rien, ne trouvait plus son bonheur que dans l'oubli, dans le fugitif abandon de sa conscience et de ses tourments à travers l'alcool et autres saloperies. Ce soir du sept juillet 2014, j'abandonnais Grégory et tournais le dos à moi-même, au moi passif que j'avais été et à mon ami qui prenait le chemin de la loque humaine. Confronté au vide qui n'est qu'illusion, qui cache en vérité une immensité d'horizons possibles, certains se réveillent et bâtissent, d'autres s'endorment et croulent. Je suis triste pour mon ami mort depuis dix ans."

Reptilovitch
Niveau 10
14 novembre 2019 à 20:04:42

cette utilisation du passé simple est désuète.
nous et vous ça ne fonctionne plus.
Pour le reste ça marche encore mais pour "nous" et "vous" c'est terminé.
Je ne sais pas pourquoi.
Sinon c'est pas mal, marrant.

Julien-Gracq7
Niveau 8
15 novembre 2019 à 17:33:29

Merci de ce retour.
C'est sûr que ce n'est pas très moderne, mais franchement je voyais mal comment exprimer une sorte de mélancolie face à l'incertain, ressentie par les deux amis qui n'ont besoin d'aucunes paroles pour se comprendre, autrement qu'avec ce "nous".

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