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Sujet : L'appel de la mer
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Julien-Gracq7
Niveau 8
18 janvier 2020 à 19:39:02

Il y a près de cinquante ans, il plaisait au vieux Jonas de répandre haut et fort une fameuse histoire, pour qui voulait l'entendre, dans les comptoirs portuaires de la côte est, de Boston à la Nouvelle-Orléans. Il présentait souvent la chose ainsi : "Dites-vous bien, jeunots, que qui n'a jamais fait face au mastodonte, n'a jamais vraiment connu la mer ! Ces gigantesques cornes sur un crâne massif, dressées à quelques cent-vingt-cinq pieds de hauteur sur un cou de bronze, qui couvrent l'horizon d'un sinistre ciel de tempête ! ça, c'est l'esprit de la mer ! ça, c'est le revenant des profondeurs, des âges obscurs, des Dieux marins... C'est le véritable Dieu des mer qui apparaît à la vue des matelots aguerris !"

A ses dires, tantôt l'on se pâmait, tantôt l'on menaçait de le souffleter, mais il arrivait bien souvent que de jeunes aventuriers, des gamins de peut-être quinze ans, restassent sans mot dire, la bouche grande ouverte, les oreilles tendues, attentives à son discours jusqu'au bout de la nuit. Alors, le lendemain, ou quelques jours plus tard, quand le temps du départ était venu pour le "Goéland", et avec lui le départ de son équipage et de Jonas, ces même jeunes, en soif d'aventure, venaient se présenter devant le pont et suppliaient que l'on les prenne avec. Le Jonas, vieille épave s'il en est, simple mousse de sa naissance à sa mort, parvenait néanmoins, toujours, à faire introduire les jeunes sur le navire, pliant les officiers à ses suppliques.

Il faut dire qu'il savait causer, le vieux, qu'il était persuasif et rigolo, très souvent, qu'en dépit de ses souleries et de son insubordination coutumières, c'était un très bon camarade, un passionné qui faisait rêver tout son petit monde autour de lui. Moi-même, qui le connaissais déjà depuis cinq ans lorsqu'il disparut, je me surprenais parfois à rêver d'une course épique sur des eaux agitées, en plein ouragan provoqué par le mouvement ample d'un gigantesque monstre marin. C'était l'objet de mes divagations, au cours des nuits calmes et paisibles passées sur le front de mer. C'était un moyen commode pour me maintenir en vie, pour oublier l'ennui et la misère de l'existence rude et précaire de matelot, passée à tanguer sur les flots de l'Atlantique.

Il faisait un rude hiver sur les côtes de Boston, à cette même époque où l'Angleterre commençait à user de vilains tarifs douaniers. On sentait la colère et l'orage gronder, lorsque le capitaine décida de rompre expressément tout contrat avec la Navy, et de faire voile jusqu'aux Caraïbes, pour y trouver un peu de ressource auprès des espagnols, moins embêtant quant aux taxes et aux produits de contrebande. On allait goûter à la chaleur en plein hiver, pour la première fois depuis fort longtemps. Jonas pestait que dans ces conditions, le mastodonte ne pouvait guère apparaître, tandis que je riais jaune, d'un rire striant et cynique, à l'idée que notre seule aventure se résumerait à cette petite fuite en avant, loin de la couronne britannique, pour glaner ailleurs une meilleure pitance.

J'avais tant de rêves et d'espoirs, à l'aube de ma jeune vie, que je me surprenais à vingt-deux ans de n'avoir connu que catins et déboires, en lieu et place d'aventure. Je faisais régulièrement part de ces réflexions à Jonas, raillant au passage le vieux crouleux qui s'entêtait dans son air bougon de poisson fripé, dans sa déception de devoir naviguer en mer chaude. Cette année-là, nous étions dans les Antilles, à quai alors qu'une tempête approchait. Dès les premières gifles du vent, je sortis au petit jour du délicieux lit d'une catin, que j'avais payé grassement la veille, et me dirigeai en direction du pont qui lévitait comme un sentier marron sur un immense vide gris.

Il n'y avait pas un chat. Les mouettes avaient cessé de hurler, et un squale s'était montré trop prêt de la page, la veille. En plus de cela, avec ce matin qui annonçait une nuit violente, on ne voyait personne s'aventurer en bord de mer. Personne sauf le vieux Jonas et moi-même. Il s'agitait au loin sur le pont du navire, frappant les cordes tirées contre le ponton qui retenaient les chaloupes. Le briscard voulait donc s'enfuir ! affronter l'océan une dernière fois, comme il arrive parfois aux vieillards décrépits ! C'était ce que je me disais, et ce n'était là qu'un sot préjugé. Je le compris aussitôt après que je me fus approché, en l'hélant, quand il me dit ceci : "Eh bien, gamin ?! Tu rappliques ?! Les flots ont montés trop haut cette nuit ! Rien n'indiquait une tempête, pourtant ! C'est sûr, il y a quelque chose de pas banal derrière ces vagues ! Je parie que le Mastodonte se trouve au coeur des trombes qu'on voit au loin ! On va le visiter ensemble ?!"

Je ne pus refuser, entraîné par je ne sais quelle force, par un flot aérien ou par la providence qui guidait mes pas. Je me revois encore, assis dans la chaloupe, à ramer comme un affolé, à contempler d'un oeil passionné les furies qui dansaient dans le ciel, au loin, au coeur de la tempête où je me dirigeais. Je ramais et ramais, et mon esprit voguait entre la crainte d'une mort prochaine et le soulagement de pouvoir enfin m'abandonner pleinement dans une grande aventure ; laisser cette femme bien peu aimante et ces dernières années de labeur derrière moi ; respirer la liberté dans un ballet de vagues qui ne manquerait pas de m'engloutir à la fin de ma quête.

Quand je ferme les yeux, j'entends également les cris du vieil homme, qui s'agitait comme une puce, m'exhortant à accélérer les mouvements de rame, dansant des jambes et des bras comme un pantin conduit par les mains d'un maniaque, ou comme un lutin déluré, drogué de hashish.

Oui, je savoure encore cette joyeuse excitation survenue en une situation pourtant chaotique. Je la savoure car évidement, elle ne dura pas ; car je suis un vieil homme aujourd'hui, et que la seule aventure qu'il me reste à conduire sera mon ultime. A l'heure où j'écris ces lignes, une angoisse m'habite, semblable à celle qui succéda aux premières heures de notre voyage, à Jonas et moi-même, lorsque le vieux farfadet, soudain, se tint immobile devant une masse gigantesque, qui trônait sur les flots ainsi qu'une tortue géante, au cou disproportionné, à la tête colossale, mais avec des cornes massives... C'était une silhouette étrange et géante, de quelques cent-vingt pieds de haut, à n'en pas douter, qui nous faisait face au coeur des bourrasques, dans un brouillard absolument pas naturel, aux odeurs de sainteté, aux relents d'encens...

Je sais ce que je décris. Je m'étais arrêté de ramer à ce moment précis et me tenais coi. J'examinai, la mine ébahie, l'entièreté de la silhouette brumeuse qu'il m'était loisible de contempler. La drôle de créature s'avançait vers nous sur des flots de plus en plus calmes, alors que partout, tout autour, les vagues bondissaient rageusement en direction des côtes, comme si une voie nous était ouverte par une force supérieure, comme si un monstre gigantesque aspirait calmement l'eau dans notre direction pour nous attirer à lui, et nous protéger de la tempête, ou bien nous dévorer. C'est précisément là que l'angoisse prit place. Un froid soudain porté par un vent glacial, ainsi qu'un sinistre écho, vint revêtir mon ardeur d'un sombre linceul. Tandis que je songeais, comme reprenant conscience après ma frénésie aventureuse, j'entendais le coâssement de sinistres volatiles, qui planaient au-dessus de nous, dans les nuages qui voilaient leur nature. C'était des charognards, à n'en pas douter. Plus précisément, je pariais sur des harpies. Je m'apprêtais à me boucher les oreilles lorsque, ébahi une fois de plus, je levai mon regard vers la mine blafarde de Jonas, qui se tenait figé, ainsi qu'une statue de plâtre, sur la poulaine, le regard dirigé vers l'avant, le reflet de son âme perdu dans un bleu gris presque aveugle.

Alors, le sang glacé, je compris d'instinct que l'hideur de la créature se présentait à présent distinctement sous nos yeux, qu'il me fallait regarder précisément la masse grisâtre qui apparaissait en toile de fond, laquelle je ne voulais plus inspecter à présent, pas après avoir vu mon vieil ami littéralement transformé en cadavre à sa simple vue !...

La suite des évènements m'est encore brumeuse. Je dus m'évanouir longtemps, puisque il faisait nuit noire, à mon réveil, et que j'étais allongé sur un banc de sable, sous le clair de lune fantastique d'un astre gigantesque, qui irradiait la mer de ses rayons verdâtres, la mer qui était aussi calme, aussi douce et caressante que le sein d'une mère pour son enfant. C'est cette même nuit que je me rendis compte que les sensations de chaud et de froid n'existaient plus pour moi, que lorsque j'expirais du mieux que je le pus, je ne sentais plus la chaleur de mon souffle, ni battre le pouls dans mes veines, quand je me tâtais le poignet...

Toutes ces sensations ont en effet disparues à jamais, je ne sais pourquoi. Ce que je sais en revanche, c'est que le vieux Jonas lui non plus ne soufflait guère, auparavant, même lorsqu'il rotait violemment. Il ne connaissait pas le froid des longues nuit en mer, toujours un pan de poitrine au vent, même en hiver...
Au final, d'autres images et bruits de la tempête me revienne. Je ne sais s'ils sont rêve ou s'ils furent réels tant ils semblent fou, cependant je veux bien les croire, après quarante passé à cogiter dessus, j'établis aujourd'hui qu'ils furent vrais, sans distinction.

Je me souviens avoir vu la suite de la scène de travers. Je devais être à moitié endormi, allongé sur le côté, quand je fis face à la véritable nature du monstre, sans la comprendre sur l'instant. Sur ce que je qualifie à présent de géant des mers, il y avait une végétation délirante de type sous-marine qui lui mangeait le corps et les membres. Sur les pousses vertes, acérées comme des poignards, de vieilles âmes au corps difforme se déplaçaient gauchement, de rameaux en rameaux, de pics en pics, se contorsionnant les bras et les jambes déjà disloqués par le temps, ainsi que de vieux pantins désarticulés. Ils se balançaient tantôt comme des grands singes, et ils rampaient tantôt comme de gras escargots. Il ne faisaient pas un mouvement sans souffrir et c'était une torture de les entendre ne serait-ce que gueuler à chaque pas.

C'est cette vision infernale, plus terrible et troublante que tout ce que j'aurais alors pu imaginer, qui s'empara de mon vieil ami immobilisé, d'un sinistre noeud de lierre qui le noya puis l'attira jusque sur le corps du géant des mers, avant de le perdre parmi la végétation pour l'abandonner là, et le laisser moisir pour l'éternité, peut-être. Après quoi je m'évanouis pleinement, sous les cris déchirants d'une traînée de harpies, qui s'abattait en piquet contre le corps du géant des mers, vers la zone où Jonas fut déposé...
Pendant les années qui suivirent, j'ai cherché longuement une réponse à ces étranges phénomènes. Je n'en ai bien sûr trouvé aucunes, pas une histoire aussi semblable que celle-ci. Du reste, j'ai l'impression de devenir fou depuis quelques temps. Mes articulations se raidissent et je sens que la mer m'appelle au loin, qu'elle me porte un message depuis les mauvais vents qu'elle fait gronder par-delà les côtes, jusque dans les terres. L'autre jour, sentant l'hiver approcher, je me suis surpris d'avoir joui du paysage gris et violent que je découvris, et crus apercevoir, l'espace d'un instant, l'image sinistre du géant des mers, qui m'apparut resplendissante et enivrante, tant le délire me possédait...

D'ailleurs, aujourd'hui, je voudrais bien faire un voyage en mer ! Il fait chaud et beau, crénom ! , par cet hiver radieux ! Je vois déjà les arbres luxuriants et les charmants échassiers des belles contrées sauvages, m'accueillir en leur île, dans le sein de cette gigantesque tortue, aimante et chaleureuse, pour me combler des bienfaits et des plaisirs d'un véritable Eden sur mer ! Oui, je pars vers les Antilles, en quête du paradis, et vais retrouver mon vieil ami Jonas, qui doit jouir de mille voluptés depuis le temps ! Adieu, cher journal ! Ne crois pas un mot des mots délirants que jadis, fou incrédule, j'ai pu jeter ! Ils n'étaient là qu'expression d'une mélancolique folie passagère, que j'aimerais d'ailleurs brûler mais, par respect pour le sot que j'étais encore tout à l'heure, je tiens à laisser le texte tel quel. Adieu, donc, camarade qui me lis, puisses-tu prendre la mer un jour !...

Je ne sais pourquoi une larme coule...

spontannee
Niveau 2
25 février 2020 à 12:04:12

Tu as ton univers, ça se ressent tout de suite et c’est formidable. Et on ne décroche pas du tout, c’est bien écrit. Seulement je n’arrive pas à percevoir ton style d’écriture, peut-être que tu n’en as pas encore après tout mais j’ai juste l’impression que c’est du raconté. C’est un peu le cas mais même sur ça tu pourrais travailler, par exemple ajouter des notes d’ironies si c’est ton style, modifier la syntaxe... en tout cas, j’ai pris un plaisir à le lire ! C’est une critique positive à mes yeux :)

Barbebarde
Niveau 27
25 février 2020 à 12:59:39

J ai bien aimé aussi, bon vocabulaire, récit intéressant, et je ressens une inspiration Lovecraftienne si je ne me trompes pas ? En tout cas ça m'y a fait penser.

Comme seul bémol il y a la structure des phrases
Un peu trop de "," qui cassent le rythme des phrases et trop de phrases à rallonge. Les virgules parfois utilisés la ou un "et" ou autres conjonctions de coordinations auraient put être utilisés.

Julien-Gracq7
Niveau 8
26 février 2020 à 15:07:23

Merci de votre retour à tous les deux, je reviens sur quelques points que vous avez soulevé. :oui:

spontannee : Disons que je suis dans une phase où j'essaie d'en faire le moins possible, de raconter les choses de façon assez lambda, sans essayer de mettre du style puisque en la matière je suis assez impétueux, je n'arrive jamais à construire un style qui tient la route, et d'une nouvelle à une autre je change du tout au tout au grès de ce que je voudrais essayer. Puis oui, je n'ai pas encore beaucoup de bouteille.

Barbebarde : Une inspiration lovecraftienne, très certainement, puisque j'avais dévoré ses nouvelles il y a quelques années, nouvelles que j'avais adoré à l'époque. Bon, depuis j'ai essayé d'en relire quelques unes et j'ai trouvé ça plutôt gonflant, sans doute la découverte joue-t-elle beaucoup dans l'appréciation de son oeuvre.

Sinon, oui, tu as parfaitement raison, la syntaxe est grossière par endroits, beaucoup de trop de virgules mal placées notamment (je sais que je lisais "Le grand Meaulnes" à ce moment-là, c'est peut-être pour ça qu'il y en a tant car le roman est bien chargé en la matière).

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