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Sujet : Lilith
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Squall46
Niveau 12
05 mars 2020 à 14:09:56

Bonjour à tous,

Un peu plus de 10 ans sont passés, et je reviens sur ce forum publier une petite nouvelle de l'époque. Je vais me remettre à l'écriture bientôt, c'est toujours inspirant de recevoir quelques avis au préalable.

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Lilith

Un brouillard presque irréel déguise les allées, brouille les visages, dérange les sens. Sur la
place, quelques pantins maladifs aux corps débiles se traînent ici et là comme autant de destins
déchirés ; vides et hagards, ils vaquent, errent et vagabondent dans ce décor monotone de maisons
abandonnées. Des planches miteuses obstruent les portes de nombreux taudis, les volets sont clos,
immanquablement. L’étranger passe. Plusieurs enfants accompagnent sa venue d’imperceptibles
chuchotements, de regards hypocrites ; les autres se taisent, trop occupés à démembrer le cadavre
d’un chat luminescent. Bientôt, les mères appellent les leurs à rentrer, la nuit tombant sur le village
comme un couvre-feu naturel. Il ne reste alors plus que le vol des feuilles mortes, le sifflement du
vent contre les parois des maisons, et l’étranger, seul, au coeur de ce monde éteint.
Il avance, observe les numéros sur les portes, absents ou chancelants pour la plupart. Il remonte le
quartier, insatisfait ; traversant le jardin d’enfants, il file bientôt derrière les tourniquets, évitant les
balançoires, enjambant les vélos cassés, tous ces instruments de jeu, dégradés, rouillés et
abandonnés, rien que les symboles du chaos dominant.
L’homme longe la chapelle, imposante et sinistre, ses oreilles attrapent ici et là quelques
gémissements provenus de l’intérieur. Une silhouette étriquée se tient dans l’embrasure de la porte,
le visage bizarrement humain, mangé par les ombres, elle semble escorter son passage de tous ses
yeux. L’étranger, mal à l’aise, ne s’attarde pas. Il reprend son chemin, à l’abri de ce regard pénible,
et emprunte sur la gauche un escalier couvert de sang séché. Là-haut, une petite cour sordide se
découvre sous ses pas légers. Aux fenêtres des maisons sales, ici vaguement éclairées, surgissent
sitôt de curieuses silhouettes, spectatrices de l’arrivée du paria en leur royaume lépreux.
‘‘Lilith’’. Un portail noir en métal, les charnières grincent, il entre. Les murs sont effrayants,
couverts de cicatrices et de creux suintants. Une maladie paraît survivre au coeur de ces ventres
obscurs, car depuis leurs tréfonds s’écoule une substance corrosive étrangère. L’homme s’avance
sur le seuil et frappe trois coups, ceux-là manquent d’effondrer le préau du dessus. Une scolopendre
court sur le paillasson, de la poussière glisse d’une poutre instable, le vent souffle, la porte s’ouvre.
Une femme se tient sur le seuil. Blonde, les cheveux noués, le maquillage grossier, une dimension
de la tristesse réside dans son regard clair, aimant irrésistible. De par sa beauté glaciale elle apparaît
comme la précieuse maîtresse noire de ce cadre cauchemardesque. L’homme parle, baissant son
masque.
« Mademoiselle Lilith ? fait-il d’une voix caverneuse angoissante.
- Vous êtes le docteur, n’est-ce pas ? devine la jeune femme, perspicace.
- Oui. Je suis en avance.
- Effectivement, nous vous attendions pour demain soir… explique-t-elle, jaugeant l’individu, son
apparence et son calme apparent.
- Cela pose t-il un problème ?
- Non, aucun. Entrez. »
Elle s’écarte, il entre, retirant son chapeau avec précaution. Des légions de poussières cachent
autant de toiles d’araignées. Le hall est exigu, plusieurs draps tachés de sang, de sang frais parfois,
couvrent les fenêtres. Des aliments périmés jonchent le sol, formant la gigantesque pitance de
plusieurs nuées de fourmis. La force malsaine de l’intérieur triomphe de toutes celles rencontrées
auparavant. Une tragique sensation de renfermée contamine chaque élément de la pièce, ici, l’air est
sale, souillé, il suffoque. Elle lui propose de s’asseoir un instant, il refuse.
« C’est inutile. Puis-je le voir, immédiatement ? »
Sa question trouve le silence, Lilith le moment idéal pour une terrible inspection. Muette, les yeux
vides, elle flaire, fouille et examine son âme, la suspecte de tout et de rien. Une poutre craque, un
chien hurle à la mort, une seconde passe ; et Lilith, immobile, le corps habité par une étrange
raideur, se pare d’un rictus absurde. Malgré la forme dérangeante de l’épreuve, l’homme demeure
impassible face au jugement de ce tribunal diablement hypnotique. Elle acquiesce enfin, le
conduisant sitôt vers l’escalier. Il rajuste son masque, pressé de dissimuler le reste de son mystère
sinon la sueur de son impatience.
L’escalier n’offrant que le passage d’une seule personne, ils engloutissent les marches une à une,
l’un derrière l’autre. Une odeur de pourriture gagne le corridor. Les marches s’enchainent, suivant
des trajectoires improbables. Elles semblaient monter tout à l’heure, mais désormais les émanations
de l’endroit lui interdisent toute concentration, toute réflexion, il ne sait plus. La femme se tait, elle
écoute semble-t-il. L’homme tend l’oreille, et surprend bientôt quelques sons disharmoniques
provenus du dessous. Une étrange mélodie aux sonorités censément tribales filtre depuis le sous-sol.
Mais y a t-il ici un tel souterrain capable de résonnance ? Peut-être viennent-ils d’ailleurs après
tout… Le périple est interminable.
« Pardon docteur, mais en quoi consiste précisément votre étude ? demande-t-elle finalement d’une
voix charmante, puissance de délicatesse.
- Ma thèse repose sur l’existence crédible d’un vaccin contre la mort. Selon les rumeurs, le
fondement de cette idée trouve sa source dans cette maison, votre hôte en est la preuve vivante,
explique froidement l’inconnu, bref et ne se fatiguant d’aucune autre forme de civilité.
- Un homme de votre éducation se fit-il toujours aux rumeurs ? fait Lilith, un peu mordante.
- Mademoiselle, étant donnée l’importance de mes recherches, chaque information est à vérifier. Ma
visite sera brève, je ne vous dérangerai pas longtemps.
- Oh, vous ne me dérangez pas, bien au contraire. Vous n’êtes pas le premier sceptique que je vois
passer. Certains attendent un miracle, une raison de croire, d’espérer, d’autres sont comme vous et
cherchent à éprouver leurs connaissances. Mais c’est toujours un plaisir de voir les réactions des
étrangers, leurs convictions bouleversées. »
Ils sont arrivés. Une chaleur insupportable filtre au travers de la porte, tandis qu’un fleuve de
liquide obscur suinte le long des cloisons, glisse et se répand sur le sol déjà transpirant d’une
horrible saleté. L’étranger s’arrête, là, comme pétrifié devant cette dernière barrière à la peut-être
révolution de ses connaissances. Il relève son chapeau du bout des doigts, efface l’outrage d’une
goutte de sueur trop téméraire.
« Annoncez-moi, fait-il enfin, ayant retrouvé un semblant de volonté.
- C’est inutile. Vous êtes attendu. »
La jeune femme affiche un sourire glacial, de son regard il l’embrasse, celle-là, unique évocation de
grâce, mais pareil à ses doutes, elle s’efface. Et le voilà seul, face à son destin. Il s’avance,
inquisiteur, ouvre la porte, calmement, délicatement, silencieusement. Il entre.
Comme une chapelle, la pièce se trouve inondée de cierges et de candélabres, les murs se
noient sous les ombres. Une simple lucarne trahit la régularité du plafond ; l’ouverture offre le
passage de l’air, les flammèches se vrillent, la botte de l’étranger cogne le sol, la porte se referme.
Les lueurs vacillantes crachent leur maigre pouvoir et viennent se taire contre les ténèbres couchées
sur le linceul. L’oeil perçant, l’étranger distingue cette forme lourde, grossière, qui repose sous les
draps amples. Le coeur battant, il avance jusqu’à se voir plonger dans la pénombre. Là, à l’abri de
tout regard, il délivre le contenu de sa mallette.
« Je n’ai qu’une seule question à vous poser, annonce t-il gravement, trahissant la pièce et son
mutisme. Qu’est-ce que ça fait ? »
Les syllabes se perdent au coeur d’un nouveau silence. Les draps remuent. Est-ce là le passage du
vent calme, ou bien cette forme grossière désire-t-elle enfin chasser le fardeau des ombres ?
L’étranger s’avance, son pied frappe le métal d’une gamelle. L’objet se renverse, contaminant le sol
de son infâme bouillie. L’homme ne s’en préoccupe pas. Il lâche la mallette, cache le contenu dans
son dos. L’inexplicable chaleur se mêle aux caractères de sa profonde angoisse et continue de lui
souiller le visage, la sueur y perlant à grosses gouttes. Il progresse vers le lit, ses pupilles se dilatent,
son regard s’accoutume au règne de l’obscurité, la forme s’agite, il en devine presque les traits.
« Avez-vous honte de votre supériorité ? Avez-vous honte de véhiculer tant de jalousie ? Je suppose
que vous ne répondrez pas… fait-il, jetant son masque sur le sol. J’ai vu la mort à de nombreuses
reprises ces dernières années. La guerre, la famine, les épidémies… Ma propre famille fut la victime
d’un virus très rare. Tous ont été emportés… continu t-il, affecté, l’oeil fou. Aujourd’hui, c’est mon
tour, je n’ai plus que quelques jours à passer sur terre, quelques heures peut-être. »
L’étranger ramène sa main devant lui ; coïncidence ou génie du ciel, la lune passe l’un de ses
rayons par la lucarne, révélant le terrible tranchant d’un scalpel. Pris d’une colère absurde, l’homme
élève son arme en concert de sa voix.
« Je ne peux le permettre…Je ne peux le tolérer…Je ne peux me résoudre à ce que quelqu’un puisse
regarder les autres mourir, impassible et froid, dans sa tranquille éternité d’injustice, explique t-il
l’estomac retourné, brandissant le scalpel d’une main tremblante, l’autre déjà sur le drap, prête à
retirer ce dernier tissu de mystère. »
Mais tandis qu’il délivre la forme de son suaire, comme un puissant venin, une indicible horreur lui
explose au visage. Sur le lit défait repose la carcasse d’un homme torturé, d’un corps souillé. Une
grimace de répulsion lui ride la face et il se retient courageusement de vomir son dégout. Il veut
s’écorcher, se griffer, s’arracher les yeux, il souhaite n’avoir jamais vu et ne plus jamais voir pareil
horreur ; pourtant, il regarde.
L’étranger considère cette abomination de figure, en devine les oreilles arrachées et les paupières
cousues ; il n’évite pas non plus l’effroyable vision d’un front bossu ignoble, repaire d’une nuée de
cafards. La langue tranchée, les lèvres enflées d’infections, sur cet amas de déchéance seul le nez
trône à sa place, permettant à ce maudit de renifler sa propre putréfaction. Par moment, ses mains
sans pouces cherchent à balayer le règne des blattes, en vain. Sous sa glotte, une sangsue lèche et
boit les sécrétions d’une étrange lèpre, pareil aux liquides que vomissaient les murs du dehors. Ce
corps mutilé, cette presque dépouille remue un peu, pousse quelques faibles gémissements.
L’étranger recule d’un pas, le visage froissé par l’angoisse.

Squall46
Niveau 12
05 mars 2020 à 14:12:00

A cet instant, au pied d’une telle montagne de pure folie, il peut mesurer son idiotie et se maudire d’avoir aussi naïvement pénétré le coeur de ce village lointain.
Il lui semble que les ombres s’infiltrent depuis l’extérieur, qu’elles descendent le long des murs tels
des serpents aux couleurs de la nuit ; comme des centaines de mains venus le tirailler en tous sens,
déchirant ses vêtements et le laissant nu au milieu des candélabres bientôt consumés. Sous
l’emprise d’ongles décharnés, de poignets dépecés, d’êtres sans visages ; il s’étrangle d’une peur
paralysante insaisissable. Comme une pression supplémentaire, la voix des tam-tams ressurgit
depuis les profondeurs de la maison. Et bientôt, nombre de pas sourds résonnent dans l’escalier
comme autant de promesses barbares. L’étranger, pris de panique, se met en tête de fuir par la
lucarne. Trouvant l’aide d’une armoire, il y pose un pied et se décide à l’escalade, mais sa main
suante de peur glisse sur un rebord et l’homme finit face contre terre. La porte s’est décrochée dans
sa chute, délivrant le cadavre d’un enfant mangé, rongé, défiguré. Le corps glisse sur le sol. Un
bocal suit la même trajectoire et va se briser contre un mur, déversant son contenu de semence
humaine. D’autres récipients gorgés de sperme et de sang remplissent la commode. L’homme veut
se relever, il veut croire, croire en sa possible fuite, croire en la possible douceur de sa mort ; mais
la porte de la chambre s’ouvre déjà et Lilith, sublime, se tient sur le seuil. Elle entre, lui demeure
pétrifié, pétrifié par une puissance invisible sinon l’aura fantomatique de cette épouvantable déesse.
La porte se referme, quelques murmures s’élèvent d’entre les ombres tandis qu’un vent irréel
souffle chacun des candélabres. Alors plongé dans les ténèbres, l’étranger goutte les lèvres froides
de Lilith, promesse d’une éternelle nuit de souffrance. Un baiser, rien qu’un baiser, le succube a
parlé…

Barbebarde
Niveau 27
05 mars 2020 à 16:48:06

Sa question trouve le silence, Lilith le moment idéal pour une terrible inspection.

Il manque un mot, non ?

L’étranger s’arrête, là, comme pétrifié devant cette dernière barrière à la peut-être
révolution de ses connaissances.

La phrase est bizarre, j ai du mal à la saisir. Je devine que le sens est qu'il est pris d'un doute de confronter ses connaissances à ce qu'il va découvrir, mais si c'est bien le cas la phrase le formule mal.

Quelques phrases, mais vraiment pas beaucoup, ou je pense que des points auraient été plus justifie que des virgules.

Une poutre craque, un
chien hurle à la mort, une seconde passe ; et Lilith, immobile, le corps [...]

À mon avis un point au lieu des virgules aurait accentué le silence pesant, laissant deviner une "pause de quelques secondes" à chaque point la ou avec les virgules on a plutôt l impression que ça s enchaîne rapidement.

Sinon j'ai bien aimé. La tension est bien construite, l'horreur, et surtout le dégoût, bien présent. En particulier pour la description de la presque dépouille :hap:

C est bien écrit, riche en vocabulaire, on visualise facilement les descriptions.

Squall46
Niveau 12
20 mars 2020 à 00:15:50

Merci pour ton commentaire BarbeBarbe. Peut-être qu'en ces temps de confinement, d'autres auront leur mot à dire là-dessus ?

Pseudo supprimé
Niveau 6
21 mars 2020 à 13:44:13

C'est magnifiquement écrit. L'agencement des mots, le rythme, vivant, haletant, le lexique. Et quelle ambiance ! Une vraie puissance dans la plume !

Squall46
Niveau 12
21 mars 2020 à 15:44:06

Pour répondre à BarbeBarbe :

Dans la première phrase, il ne manque rien.
Dans la seconde, il aurait fallu remplacer "peut-être" par "possible" pour qu'elle soit plus juste.
Pour la troisième remarque, je préfère que ça reste ainsi, mais merci pour la proposition.

Pour Gramic :

Merci de ton commentaire et de tes appréciations. J'en posterai une autre bientôt, si tu souhaites lire, n'hésite pas.

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Sujet : Lilith
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