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Ecriture

Sujet : Chair contre fer [texte intégral]
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Catho_Gentil
Niveau 7
04 juin 2020 à 10:36:38

Synopsis: Paul de Roture écrit une dernière lettre avant de se suicider. Il raconte son histoire, ses échecs, et avant tout son combat permanent contre la technologie remplaçant le travail sacré des hommes.

Catho_Gentil
Niveau 7
04 juin 2020 à 10:40:03

Reims, le 21/12/2033
Lettre avant de mourir

Sur ma table de nuit, là même où j’écris cette dernière lettre, les objets qui vont me servir de libérateur. Une bouteille de gnole demi-remplie (cela devrait suffire) ; un pistolet classique dont je ne me souviens plus le nom du modèle, acheté au marché noir ; trois boîtes de valium. Et derrière moi, une armoire pleine de ces substances, diazépam (Valium), prégabaline (Lyrica), aripiprazole (Abilify), alprazolam (Xanax) et certains hypnotiques en tout genre… J’expliquerais plus tard dans ma lettre pourquoi tant de réserves douteuses, elles ne me sont pas utiles ici, trois boîtes suffisent.
Est-ce une libération que je tente d’accomplir ? J’ai toujours cru à la liberté, dans une certaine mesure. Est-ce une punition que je m’inflige ? J’ai toujours cru à la justice.
J’ai l’esprit si désordonné que je n’ai même pas pris la peine de me présenter. Je m’appelle Paul de Roture. Je suis né en 2000. J’ai été professeur des écoles, maintenant au chômage. Divorcé. Et mon histoire, je préfère le dire, est celle d’un homme quelconque. Un homme quelconque avec des particularités, un certain fanatisme (dans le sens positif du terme) et, comme vous le constatez à l’heure où vous lisez ces lignes, un certain esprit autodestructeur, mais avant tout, l’adjectif qui me conviendrait le mieux : humain. J’ai incarné l’humanité dans les dernières heures de ma vie, et je dis cela sans orgueil. J’ai combattu le vice qui détruit toutes les âmes de ce bas-monde, la machine. J’incarne la chair, comme une arme incarne le fer.
Vous vous demandez, au passage, pourquoi tant de moyens de se suicider à la fois ? C’est très simple, descendre les trois boîtes sur la table avec l’alcool, et ensuite me tirer une balle droit dans le palais, ainsi cet achèvement représentera la victoire de ce que j’ai combattu vaillamment, la mécanique. Et pourquoi pas le faire directement ? Il y a deux raisons à cela : j’ai peur de le faire sans substances ; et une balle seule risque de ne pas suffire pour décéder. Saviez-vous que vous pouvez provoquer une lésion dans le cerveau sans mourir ? Ensuite, qu’est-ce que ce serait ? L’hôpital, la prise en charge par des machines, la psychiatrie, cette fois-ci sans humain, et le lavage de cerveau, ce que je redoute le plus au monde. Car ici-bas, les machines prennent le pouvoir comme une pandémie se propage. C’est CELA que j’ai combattu. La robotisation, la paresse de l’humanité, la prise de contrôle mécanique de la population, la technocratie sans âme, sans amour.
J’ai toujours été très légèrement atteint d’une forme d’autisme appelée syndrome d’Asperger, cela m’a offert une vision du monde par l’absolu. Une personne différente de moi dirait : « C’est vrai ou non ? C’est juste ou non ? A peu près, plus ou moins. » J’ai la conviction qu’une chose est juste ou injuste. Il y a le monde du bien, et le monde du mal. Le monde de la lumière, et le monde de l’obscurité. Le monde des choses animées, et le monde des choses inanimées, bêtes, sans âme, sans capacité de bien, sans amour aucun. Dieu a fait la part des choses. Ma religion ? L’Eglise catholique apostolique romaine. Je n’ai pas d’hésitation quant à ma mort prochaine. Elle fait partie des choses justes, des choses logiques, un point c’est tout. Vous comprendrez toutes les raisons à la fin de cette lettre.
Certains Asperger ont pour passion les voitures, certains l’architecture, certains les timbres etc. Des choses souvent matérielles. Moi, ma spécialité, ce sont les âmes. L’humain dans toute sa splendeur, dans ses moindres détails, la science de l’organe appelée médecine, la science de l’âme appelée psychologie sociale, l’art, le sport, les guerres, et comme vous le savez désormais, la religion. La plupart estiment que l’homme est imparfait. J’estime qu’il est parfait. Dans son œuvre, dans sa joie, dans ses passions, dans sa colère, il est parfait. L’âme est parfaite. Elle est faite à l’image de Dieu. Le matériel est l’inverse de la perfection, c’est le vide, le néant, l’origine du mal. Le mal est représenté, dans notre mythologie, par une pomme, l’objet le plus simple et qu’on penserait le plus innocent. Le paradis est fait de perfection, d’âmes, d’anges, et l’enfer est fait de mécanique. Une chute infinie dans le feu, la braise, les fours. La chaleur est créée par la matière, pour qu’il y ait embrasement, il faut qu’il y ait étoile, combustion entre plusieurs objets, mais comme je vous l’ai dit, ce n’est pas ma spécialité. Le froid est l’absence de chaleur, le vide spatial, le vide matériel. Le paradis, lui, serait glacial. Il serait le froid qui conserve immobile la pureté de l’âme humaine. Si l’homme fait le bien, c’est qu’il est démuni, s’il fait le mal, c’est à cause des objets qui l’entourent.
Comme je vous l’ai dit, ma religion est l’église catholique apostolique et romaine, c’est sous cette égide que j’ai éduqué mes enfants. J’en ai eu trois.
Cependant, commençons par le commencement. Je suis né à Bordeaux, dans une famille « bourgeoise ». Vous auriez remarqué qu’il y a une particule à mon nom, elle vient tout droit de ma lignée paternelle. Sa fortune n’a pas été faite seulement de son héritage très aristocratique, mais de sa réussite personnelle. C’était un bourgeois. Quant à ma mère, nom de jeune fille « Rivière », c’était une prolétaire, employée dans un supermarché. Mon père était un homme enlaidi par l’âge, alors que ma mère était une ravissante femme ayant la trentaine et semblant la vingtaine. L’homme avait épousé la femme pour sa beauté, la femme avait épousé l’homme pour sa richesse, matérielle et intellectuelle. Aucun des deux n’était catholique. J’ai acquis cette philosophie religieuse en peu de temps, avec ma logique absolue de distinguer la perfection et le néant, le bien et le mal. Ma culture me vient de mon père, il avait un certain « capital » culturel, comme diraient les marxistes. Il m’a appris la littérature, le théâtre, les arts picturaux. Ma mère ne m’a rien appris, simplement transmis une moitié de sa beauté, ce qui fait de moi un homme moyen en termes de physique, « quelconque » comme je l’ai dit précédemment. Mon éducation s’est donc jouée entre l’éducation nationale et la richesse culturelle de mon père. Les deux sont les plus beaux cadeaux que j’ai reçus, car le savoir nourrit l’âme, et vous savez maintenant combien il est important de faire germer cette graine, avec tout son potentiel. C’est pour cela que j’ai choisi le métier de professeur. Le travail est ma valeur favorite, car c’est elle qui nous rend humain. Un travailleur est un héros, un chômeur est un paresseux, un parasite, pas plus utile qu’une plante, chose immatérielle, dans la société. Voilà à peu près ce que je pense en matière de politique. Je respecte la République, je respecte la France, l’autorité, et j’exècre tous les produits de la paresse et du matérialisme : socialisme, anarchisme, syndicalisme, insoumission. Je respecte infiniment les hommes de gauche, car ils sont hommes, ce que je déteste, c’est le matériel qui pousse à leur convoitise, leur insatisfaction. C’est ce qui a corrompu mon père, lui qui était si riche dans son âme.
Je me souviens de cette discussion. Mon paternel a dit :
« Que lis-tu en ce moment, mon amour ?
- La Bible, j’ai répondu.
- Quoi ? Toi qui lisais Hugo, Zola, Voltaire, maintenant tu lis cette aberration ? Ressaisis-toi, mon grand !
- Ces ouvrages étaient très enrichissants. Ce n’est pas tout d’étudier l’erreur, il faut aussi étudier l’exactitude. Ce n’est pas tout de constater l’obscurité, il faut aussi chercher la lumière. »
C’est ainsi que mes relations avec lui se sont dégradées. Un jour, mon père était resté au travail plus tard que prévu, très occupé par ses affaires. Ma mère avait ramené un homme à la maison, disant : « C’est un cousin. » J’ai dit : « D’accord. » Je les ai vu s’embrasser. J’ai dit « D’accord. » Et c’est tout. Je n’aimais plus mon père. Il y a des situations dans lesquelles on ne se doit pas d’intervenir et garder le silence, seul Dieu est juge. C’est ainsi, par le modèle parental, que j’ai estimé l’homme et la femme. Et c’est selon ce modèle que je me suis marié.
Jamais je n’ai commis l’adultère, de mon côté. La seule femme que j’ai aimée et rencontré, s’appelait Jeanne Leroy. Elle était réservée, timide, peu sûre d’elle, peu intelligente et avait besoin d’un homme pour la guider et lui apprendre les choses de la vie. Elle n’était ni laide, ni belle, comme moi, plutôt banale, même dans son accoutrement, et passant inaperçue. C’est ainsi que je l’ai rencontré, et aimé. C’était dans un bar à la fréquentation assez originale qu’on peut trouver dans les villes comme Reims. Je me suis attablé à côté d’elle. Elle contemplait ses ongles bien coupés et buvait un verre de vin rouge, elle avait l’air soucieuse. J’ai commandé la même chose, pour essayer de nous créer une sorte de complicité. Je lui ai simplement dit « bonjour », elle a murmuré timidement en retour. Après un verre, je lui ai demandé ce qu’elle faisait là. Elle m’a répondu qu’elle aimait bien l’endroit, et qu’elle ne savait pas quoi faire. Je lui ai dit « D’accord. » Je lui ai inventé à en prendre un deuxième, elle était d’accord, c’est moi qui payait, comme dans les codes de la séduction. Après notre deuxième verre, je lui ai demandé si elle vivait seule, c’était le cas, elle voyait quelquefois son père, sa mère était décédée.
« Tu aimes bien ton père ?
- Oui, elle a répondu en riant un peu et rougissant. Il est très gentil, et je ne dis pas ça parce que c’est mon père.
- C’est-à-dire ?
- Il prend beaucoup cœur à son travail, il est mécanicien, et ses clients l’aiment beaucoup… C’est lui qui m’a fait mon catéchisme.
- Il m’a l’air le père idéal. »
Elle a ri, et on a continué de discuter, l’alcool atténuant sa réserve. Au bout du quatrième verre, je lui ai dit que je recherchais une compagne, que j’avais peu d’amis, et que je voulais fonder une famille et avoir des enfants. Elle a répondu « Idem. »
C’est à ce moment que les amours ont commencé.
A ce moment-là, je m’étais installé à Reims pour mes études. J’étais à l’université Jean-Maistre, en sciences de l’éducation. Élève studieux, on ne pouvait pas dire que j’étais fêtard, comme de nombreux camarades, souvent de gauche d’ailleurs. C’est logique, tout est logique, comme 2+2=4. On ne peut pas dire, « 2+2, cela est 4, plus ou moins, à peu près », non, tout comme on ne peut pas dire « cela est vrai, plus ou moins, avec une certaine nuance », la nuance est un leurre, comme je l’ai dit plus tôt. L’esprit festif va avec l’oisiveté, l’oisiveté veut dire paresse, paresse va de pair avec revendication. J’aimais bien boire, avec modération, mais seul, dans ma chambre avec mes livres de cours et ma réflexion. Aimer boire seul, c’est pourtant le début de l’ivrognerie. C’est une des choses qui a entraîné ma chute. Je pensais que la liqueur allait avec l’esprit, le plaisir subtil quand on savait rester austère, mais l’austérité ne dure pas bien longtemps avec les addictions. Mais ce qu’il faut retenir avant tout, c’est que j’avais trois devises à l’époque, étudier, étudier et travailler. Quand j’étais en pause, à un café ou dans les couloirs de l’université avec mes quelques amis, il me proposait souvent d’organiser des soirées. Si j’étais distrait, quand ils me demandaient, je disais « D’accord. » Puis, une fois que j’avais compris la question, je disais « Non merci. » Dire « d’accord » est un aspect de la sagesse, savoir dire « non » en est un autre plus important. Un jour, puisqu’un de mes amis, il s’appelait Daniel, surnommé Danny, était insistant, j’ai fini par accepter. C’est ainsi que j’ai découvert le sexe. J’ai dit ne jamais avoir commis l’adultère, tout cela était avant de rencontrer Jeanne, mais j’ai pourtant commis la fornication. Daniel était un garçon charmant, mais je me réservais au charme des autres, surtout si ces derniers étaient du haut sexe, comprenez sexe masculin. J’ai toujours désigné mentalement le « haut sexe » par le sexe de mon paternel, qui avait l’intelligence d’un homme cultivé, et « l’autre sexe » par celui de ma mère, qui avaient les grâces d’une femme charmante. Bref, j’ai un jour été séduit par ce sexe fort qui excellait historiquement dans les arts et l’invention, haut esprit incarné dans un corps athlétique digne d’une statue grecque. Ce qui me séduisait cependant chez l’autre sexe, c’était la possibilité d’une relation féconde, qui me faisait fantasmer. Au paradis, je me suis toujours dit que les hommes sont des femmes, et en enfer que les femmes sont des hommes. Dans l’un les relations sont profondes et fécondes, dans l’autre les relations sont superficielles et stériles. Je suis donc allé à la soirée dans le salon de ce Mr Danny, alors qu’on s’était tous les deux quelque peu enivré, mais assez pour rester conscient, il m’a pris par la taille et m’a proposé de danser. J’ai aimé ce contact ferme de sa main par son bras musclé. Nous dansions comme un homme danse avec une femme. Il m’a demandé :
« Paul, tu es catholique apparemment, non ?
- Oui, je lui ai répondu.
- Tu ne goûteras donc pas à certains plaisirs »
Puis je lui ai murmuré à l’oreille un passage de « 2 Samuel ».
« Ton amour pour moi est admirable, au-dessus de l’amour des femmes »
La nuit qui a suivi a donc compromis ma chasteté avant le mariage, et plus que tout mon hétérosexualité. Je me suis senti impur, mais me suis dit qu’après les études, je ne reverrais de toute façon pas ce Daniel. Ce que je ne savais pas, c’est que j’allais le rencontrer à nouveau, et ce dans de mauvaises circonstances. Ceci a aussi été pour moi une raison de chute, qui m’amène jusqu’ici.
Parlons donc de ma relation avec Jeanne Leroy. Mon amour pour elle a toujours été sincère, mais superficiel. Elle venait souvent dans mon appartement du deuxième étage, où je suis actuellement. Un jour, elle m’a invité chez elle, dans sa maison de la banlieue rémoise. C’est ainsi que j’ai rencontré son père. Beaucoup de gens n’aiment pas leur beau-père, mais choisir une femme, c’est aussi choisir une famille. Aimer une femme c’est aussi aimer une éducation, un contexte. J’admirais beaucoup cet homme, le modèle d’enfance de Jeanne comme j’allais devenir son modèle d’adulte. J’ai toujours considéré ce brave monsieur comme mon père de substitution. Nous discutions alors dans leur jardin, Jeanne lisait un livre, et j’entamais la conversation avec Leroy père, prénommé Jacques. Nous buvions du vin rouge, et j’ai remarqué qu’il avait lui aussi un petit faible pour la boisson.
« Vous savez, j’ai toujours voulu un fils, m’a-t-il dit. Lorsque ma femme et moi avons eu notre fille unique, elle était satisfaite, elle voulait une fille. Maintenant elle veille sur nous là où elle est, surtout sur Jeanne, j’espère, et elle est heureuse de la voir avec vous.
- Le plaisir est partagé, j’ai répondu.
- Voulez-vous des enfants, Paul ?
- Oh oui j’aimerais, et un fils aîné pour commencer.
- A vos futurs enfants, m’a-t-il dit en tendant son verre. »
Je lui ai dit « Santé. »

Catho_Gentil
Niveau 7
04 juin 2020 à 10:41:05

Je voyais souvent Jacques Leroy, on a parlé de mes futures fiançailles, de mon futur mariage, et de notre voyage de noce. Nous nous sommes demandés quel voyage je comptais faire avec le peu de moyens que j’avais, simple étudiant que j’étais, il a dit qu’il m’aiderait financièrement. « Ce n’est pas la peine », je lui ai dit, il a insisté. Il me montrait souvent son travail avec les automobiles, me montrait comment on remplace, comment on répare, m’expliquait tout un tas de choses.
« Vous savez Paul, l’automobile c’est passionnant, selon moi on n’est pas vraiment un homme avant d’avoir conduit.
- Vous êtes un homme de philosophie, monsieur Leroy.
- Oh oui, a-t-il dit flatté, je dis ça parce qu’on parle souvent, vous savez, aux informations, de bientôt faire conduire les voitures automatiquement. Elle suivrait tout simplement le GPS, avec une IA, vous savez, je ne sais plus ce que ça veut dire…
- Ah oui, intelligence artificielle, j’ai dit comme si je parlais d’un enfant turbulent que je connaissais.
- Voilà, c’est ça ! Oh vous en savez des choses, mon futur gendre »
J’ai été touché qu’il me nomme ainsi. Après le mariage, il allait m’appeler « mon bon gendre » et j’allais l’appeler « papa », en nous tutoyant.
C’est au mariage que j’ai rencontré le cousin de Jeanne, d’une famille bourgeoise et atteint d’un retard mental, du prénom de Jean. Il était grand, châtain et bien bâti, il travaillait dans la sécurité d’un magasin. Je me suis tout de suite pris d’affection pour ce bonhomme, il n’était pas fait pour réfléchir, mais rester loyal à accomplir un rôle simple. Il me semble que Jeanne m’a dit plus tard qu’elle avait eu des relations avec lui pendant son adolescence, c’était plutôt logique, car sa famille était assez renfermée sur elle-même et Jeanne avait eu peu de capacités sociales pendant sa jeunesse. Je l’ai d’emblée surnommé « mon grand » du fait de sa taille et de son côté infantile. Je pense qu’il est le meilleur ami que je n’ai jamais eu. Le jour de mon mariage, donc, il avait perdu son nœud papillon et n’arrivait pas à le remettre, c’était mon désormais beau-père qui lui avait mis. Il pleurait.
« Que se passe-t-il, mon grand ? je lui ai dit.
- Je n’arrive pas à remettre ça. Tu peux m’aider ?
- D’accord »
Je lui ai donc remis soigneusement son nœud papillon, il avait toujours les larmes aux yeux, mais cette fois-ci des larmes de joie. Il m’a bégayé « merci », et m’a dit que si j’avais jamais besoin de son aide, je pourrais lui demander. Les handicapés mentaux ont cette bienveillance et cette loyauté que personne d’autre n’égale. Il a tenu sa promesse de m’aider en toute circonstance, et un jour, il m’a effectivement aidé. C’était une tâche qui lui convenait parfaitement. Cet épisode de ma vie se passe bien plus tard, nous y reviendrons.
Nous avons fait notre voyage de noces à Paris, « papa » nous a offert un petit hôtel dans le 7ème arrondissement, et nous sommes allé au musée et à la tour Eiffel. Quoi de plus classique et de plus romantique pour un nouveau couple ? C’est sûrement ainsi que nous avons conçu notre premier enfant, la nuit avant notre départ. Lorsque nous avons su qu’elle était enceinte, nous avons été invités chez « papa ». Elle était en proie à un mélange d’euphorie et d’angoisse d’avoir son premier enfant.
« Elle ne peut pas se permettre de boire pour se détendre malheureusement, j’ai dit, toujours attablé dans le jardin habituel.
- Ma chérie, a dit papa, arrête de pleurer, va ! tu devrais rire plutôt. Tu sais, mon bon gendre, quand elle était petite, elle avait pleuré parce que sa poupée était devenue trop usée. Elle était toujours au petit soin avec elle. Elle fera une bonne mère.
- Je n’en doute pas, j’ai répondu. »
Au bout du compte, elle a fait une mère médiocre. J’ai dû jouer à la fois le rôle du père et de la mère avec nos trois enfants. Elle n’avait ni l’autorité ni l’assurance d’un homme, ni la sagesse d’une femme pour éduquer nos deux fils et notre fille. Nous avons donc eu notre aîné, Jean, en hommage à son oncle, alors que j’avais 20 ans, il en a 13 maintenant… Deux ans plus tard, notre second fils, Noël, puisqu’on l’a eu à cette période, et un an plus tard notre benjamine, Jeunette. Un prénom original, mais logique pour une benjamine. Voici comment s’est passé l’éducation de nos enfants.
Jeanne, sans profession, s’est occupé d’eux très jeune pendant que je finissais mes études. Une fois passé mon CAPES, je travaillais à l’école primaire locale mais j’avais pris la relève, ne passant pas mes soirées à réviser passionnément. Quand je travaillais, Jeanne faisait le nécessaire pour être responsable d’eux, lorsque je rentrais, vers 16h, c’était en cette fin d’après-midi que se passait l’éducation de mes enfants. Comme je l’ai dit, j’étais aussi une mère pour eux. Je les ai donc éduqués dans le dogme catholique, leur apprenant à avoir du respect pour le pape, l’archevêque local, l’évêque local, les prêtres locaux et leur faisais tous les soirs leur catéchisme, leur résumant la Bible, les écrits des Pères de l’Eglise, leur apprenant par cœur les prières. J’étais si heureux avec mes enfants que je voulais qu’ils ne grandissent jamais. Je leur expliquais dès 6 ans les dangers d’Internet, comme je l’expliquais à ma femme, je leur apprenais à manger frugalement, à ne réclamer ni sucreries ni objets en tout genre. Je n’aimais pas qu’ils fassent trop de rencontres à l’école, voulant conserver mes enfants dans la pureté de ma famille. Ce que je redoutais, c’est qu’ils grandissent, qu’ils se rebellent, qu’ils deviennent fêtards, et plus que tout qu’ils fréquentent le sexe opposé. Je disais à mes fils : « Il n’y aura qu’une femme que vous aimerez le plus au monde, votre maman » et à ma fille « Il n’y aura qu’un homme que tu auras pour modèle, moi. » Je me souvenais du laisser-faire de mes parents et je ne voulais pas prendre cet exemple, j’ai donc choisi l’extrême opposé. On m’a offert les ténèbres, j’ai cherché la lumière, et je l’ai transmise à mes enfants.
Parlons de mon métier, qui pour moi est la chose la plus importante dans la vie d’un homme. Je suis donc professeur des écoles. J’ai essentiellement enseigné aux classes de CM1 et de CM2, mais il m’est arrivé d’apprendre à des plus jeunes, voire des maternelles. Mes classes étaient calmes comme des rivières, mis à part quelques spécimens. Je désapprouvais les méthodes de mes collègues, je préférais la méthode éducative à l’ancienne, c’est-à-dire la discipline avant tout. On ne fait pas de fumée sans feu, on ne travaille pas sans discipline, tout comme on ne marche pas sans jambes, et on ne peint pas sans pinceau. Je pouvais passer du plus sévère au plus tendre. Le cours que je préférais faire étaient les mathématiques, leur apprendre le plus basique de la logique, car c’est par là que commence toute réflexion, toute philosophie, toute morale. L’éducation civique et morale ne me déplaisait pas non plus, car c’est sur le socle de la morale que repose la vie commune. J’avais mes méthodes, mais en même temps je devais me conformer en bon petit soldat de l’éducation nationale. J’avais ma liberté, et mes contraintes. J’étais comme un chien qui a le droit de se promener et d’explorer une certaine surface, mais au-delà il ne peut pas, cet au-delà étant la religion, la morale profonde, la politique, et la méthode trop à l’ancienne. L’histoire, la grammaire, la géographie, les sciences, tout cela était passionnant, l’éducation physique aussi par ailleurs. Le moment de ma carrière où ma véritable révolte, mon véritable combat a commencé (celui que j’ai perdu actuellement), c’est quand on apprenait les enfants à utiliser des ordinateurs, donc en cours de technologie.

Catho_Gentil
Niveau 7
04 juin 2020 à 10:41:59

Sans me vanter, je pense être un bon professeur, c’est ce que mes collègues me disaient. Je faisais de mon mieux pour les guider vers la Vérité. Les bons élèves étaient mes propres victoires, les mauvais étaient mes propres défaites, et c’était totalement mon affaire si une de mes brebis quittait le troupeau de la réussite et de la discipline, non pas les parents, ni la société, ni les inégalités, moi. Et il existait dans ma classe de CM1 une grande défaite nommée Alexandre. Cet enfant était un redoublant, et il a été la cause ultime de ma chute.
Un jour, nous demandions aux élèves de CM1 (où était Alexandre) de faire des exposés sur leur futur métier. Une fois présenté, ils devaient avoir suffisamment préparé chez eux pour être capable de répondre à une question sur leur avenir que je posais ensuite. Il y en avait un qui voulait faire pompier.
« Très bien, Ydriss, j’ai dit. Qu’est-ce qu’un pompier fait à part éteindre des feux ?
- Ben… a-t-il bégayé. Il sauve les gens.
- C’est-à-dire ? Dans quelles circonstances ?
- Si quelqu’un est blessé… je crois.
- Très bien, Ydriss, les pompiers peuvent intervenir comme les ambulanciers, tu sais, les ambulances ? Bon, d’accord, tu peux retourner à ta place »
Une fille voulait être boulangère. Je lui ai demandé à quel moment de la journée il commençait à travailler. Un garçon voulait être médecin, je lui ai demandé s’il voulait une spécialité. Je voyais en eux des petits soldats prêts à parcourir les épreuves pour arriver à leurs fins, pour servir le pays, mais à leur manière, avec l’arme qu’ils choisissaient. Enfin Alexandre est arrivé au tableau pour présenter sa future profession, il n’a rien dit.
« Eh bien, j’ai demandé. Qu’est-ce que tu veux faire plus tard, mon garçon ?
- Je sais pas, a-t-il dit en haussant les épaules.
- Comment ? Tu n’as rien préparé ? Tu n’as même pas pris la peine de choisir un des métiers qui te plaisent plus ou moins ? Je ne sais pas moi, le métier d’un de tes parents.
- Ben, mon papa, il est au chômage, monsieur.
- Et ta maman ?
- Ça me plaît pas, ce qu’elle fait. Elle travaille dans les assurances. J’ai pas envie de travailler dans un bureau, monsieur.
- Je comprends, je comprends. Mais tu sais, il faut trouver une idée si tu veux vivre plus tard, cela te motivera à travailler. »
Il a encore haussé les épaules et est reparti s’asseoir. Et ce qu’il m’a dit ensuite est une des phrases qui m’ont mis le plus mal à l’aise de toute ma vie.
« De toute façon mon papa a dit qu’on aurait plus besoin de travailler plus tard. C’est les robots qui feront tout. »
Je l’ai grondé, puis j’ai convoqué ses parents. Après le cours, pendant la récréation, j’ai discuté avec lui seul à seul. J’ai essayé de prendre une voix chaleureuse, sans grand succès :
« Ton comportement est problématique, Alexandre. Cela fait des mois que tu fais l’école buissonnière, que tu travailles à peine, que tu ramènes des mauvaises notes. Tu comprends pourquoi je convoque tes parents ? C’est pour ton bien.
- Mais je ne veux pas travailler, monsieur, je vous ai dit.
- Une vie ça se gagne, c’est à la sueur de ton front que tu la gagnes.
- J’essayerai de faire des efforts, monsieur. Je peux aller jouer maintenant ?
- Jouer, tu sais faire, travailler, tu ne sais pas. Est-ce que c’est en jouant que les gens se nourrissent ? »
Il y a eu un silence, puis il a encore haussé les épaules et je l’ai laissé rejoindre ses camarades. Le lendemain soir, j’étais confronté à lui et à ses parents. Après quelques mots échangés :
« Catastrophique, j’ai résumé. Voilà comment on peut qualifier la progression de votre fils.
- Nous faisons de notre mieux, a dit le père.
- Je pense qu’il a des soucis d’attention, peut-être qu’il est hyperactif, a dit la mère. Il est tout le temps agité. »
A partir de ce moment, j’ai pris une voix froide, et je sentais que de ma bouche sortait l’évidence même, la simple vérité. J’étais l’évangéliste prêchant la Bonne Parole.
« Permettez-moi d’en douter. S’il était motivé, il travaillerait.
- Peut-être que vous ne connaissez pas son contexte, m’a dit la mère. Vous savez, il est…
- Cela ne m’intéresse pas, j’ai dit avec un revers de la main. Dans tous les contextes, le travail est possible. Savez-vous que « travail » vient de « souffrance » en latin ?
- Qu’est ce qui se passe concrètement ? le père a demandé, essayant de calmer le jeu entre sa femme et moi…
- Il se passe que… vous avez vu ses notes ? Son niveau est abyssal… Je me permets souvent de douter de mes compétences, cependant, cet élève est une exception dans sa classe. Encore, il y en a quelques un qui ont du mal, mais ses erreurs à lui sont… particulières. »
Ils me regardaient d’un air interrogatif. J’ai continué avec ma voix glaciale et une diction lente et parfaite :
« En mathématiques, à un bilan évaluatif, il a calculé une soustraction de la même manière qu’une addition. C’est que, messieurs-dames, cela pose un problème moral. Il confond le positif avec le négatif, c’est comme confondre la lumière et les ténèbres, c’est comme confondre la vie et la mort. Votre fils est fort confus.
- Mais enfin, vous extrapolez, monsieur… a commencé la mère.
- En français, à une dictée, il a fait des fautes d’orthographe, mais pas n’importe lesquelles, pas des fautes banales, des fautes qui traduisent de la même manière son esprit confus. Il a écrit « épée » au lieu de « et paix », il a écrit « l’arme » au lieu de « larme », il a écrit « cor » au lieu de « corps », c’est qu’il confond même la guerre et la paix, même ce qui renferme une âme et un simple objet. Je pense que même un orthophoniste ne peut rien pour lui, il lui faut une éducation morale, je tâcherais de lui inculquer. C’est de mon ressort après tout.
- Vous êtes un malade, a dit la mère. »
Les deux parents étaient bouche bée. J’ai simplement répondu :
« D’accord. Si vous le dites… »
Je me suis levé de ma chaise et en partant, je me suis incliné face à eux avec un profond respect :
« Excusez-moi d’avoir failli à ma mission d’enseignant. Je n’ai pas fait ce qu’il fallait, je ferais tout pour me corriger et sauver cet enfant de sa situation. »
Le soir-même, j’ai bu jusqu’à me rendre ivre, ma femme et mes enfants étaient surpris que je ne sois pas avec eux. Jeanne a pris soin de moi et m’a couché dans notre lit. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel des parents d’Alexandre, désespérés, ils voulaient un professeur particulier.
« Je suis volontaire, avec grand plaisir », j’ai dit.
Et pour les convaincre :
« Ne me payez pas. »

Catho_Gentil
Niveau 7
04 juin 2020 à 10:43:20

Il y avait un jeune homme riche qui a fait connaissance avec ma femme et moi. L’origine de sa fortune nous était inconnu, il nous a juste vu nous promener dans les rues de Reims pour aller à la cathédrale et nous a dit : « Quel beau couple vous faites ! » Il m’a dit qu’un de ses enfants m’avait comme instituteur. Il avait toutes les manières d’un voyou ou d’un escroc, sans qu’on ait pu dire pourquoi, si ce n’est sa politesse et sa gentillesse douteuses. Je ne sais toujours pas si je suis reconnaissant envers cet homme pour le service qu’il m’a rendu ou mon ennemi car il a couché avec Jeanne. Disons que le premier l’emporte sur l’autre, car j’étais plus ou moins consentant pour le deuxième, il est mon initiateur dans mon combat contre la technologie. Voilà l’histoire, j’ai vendu ma femme au diable, ou non, plutôt à un ange. J’ai vendu ma dignité de mari contre quoi ? Une cause bien plus importante. Il s’appelait Charles. Charles comment ? Qui sait ? C’était un garçon, qui devait avoir la vingtaine, bien mystérieux. Il avait un chapeau haut d’époque et une blouse noire. Lorsqu’on l’a invité chez nous, il a alors retiré son chapeau, découvrant une chevelure toute noire et brossée en bol, lui faisant une tête ronde. Il était de petite taille, maigre, mais ayant la force et la nervosité de son âge, avec un regard qui traduisait une certaine virilité. Il nous a ensuite dit qu’il était nouveau dans le quartier et qu’il cherchait à rencontrer du monde et faire connaître ses idées, s’intéressant aux choses de la politique. J’ai trouvé en lui mon alter ego. J’étais Moïse, il était Aaron. Quand il parlait, il avait toujours un rictus qui révélait les espaces entre ses dents, il avait une voix aigüe et mélodieuse, et caricaturait toujours les tonalités et expressions faciales. Le jour où on l’a invité à prendre un café, voici ce qu’il m’a dit :
« Nous courons des temps incertains, mon cher Paul, très incertain ! Le totalitarisme est proche. Dites-moi, vous avez lu Georges Orwell ? Bien, eh bien c’est ça, c’est exactement la situation dans laquelle nous sommes, mes chers amis. Regardez la Chine, la machine est en train de prendre le pouvoir, si, si, des caméras vous surveillent dans les lieux publics, vous êtes toujours traqués, les robots commencent à accomplir des tâches humaines : dans les usines, chez les commerçants, eh oui on peut acheter avec son téléphone ! dans la sécurité, comme je vous l’ai dit, bientôt dans les salons de coiffure, bientôt les avocats, bientôt les médecins, et même les professeurs, mon cher Paul, eh oui ! Et pourquoi pas la tâche de gouvernant, dans dix ans ?
- Monsieur Charles, j’ai répondu. Cela me semble absurde, vous me faites penser à un de mes élèves qui m’a dit je ne sais plus quoi, que les robots allaient nous remplacer, bla bla bla, des foutaises. La chose ne remplacera pas l’âme. Le fer ne remplacera jamais la cher, monsieur Charles, jamais. Le travail est trop sacré pour que cela arrive.
- Détrompez-vous, monsieur Paul, détrompez-vous ! Tenez, est ce que vous connaissez la société Montparnasse ?
- Cela me dit quelque chose, spécialisée dans les ordinateurs, non ?
- En effet. C’est américain, son nom est trompeur, je sais. Il paraîtrait que son PDG, créateur, admirait beaucoup Paris et voulait créer quelque chose à l’image de la tour du même nom. Enfin bon, ce n’est pas le plus important. Cette société est une multinationale, implantée dans le monde entier, surtout en Chine évidemment. Mais elle commence à peser en France ! Elle est en effet spécialisée, entre autres, dans les ordinateurs, mais aussi dans l’électro-ménager, la robotique, les machines industrielles, les réseaux sociaux, la sécurité, enfin tout un tas de choses, voyez-vous ? »
Jeanne écoutait silencieusement, elle s’intéressait peu des choses de l’actualité et de la géopolitique, mais cela l’intriguait presque autant que moi.
« C’est une entreprise avant tout, peut-être, mais il y a quelque chose de sectaire là-dedans, a -t-il continué. Ses employés sont prêts à donner leur vie pour la technologie, quitte à perdre leur emploi, qui ne va pas durer bien longtemps d’ailleurs. Oui, ce PDG, monsieur Che Towneley, est une sorte de gourou. Vous verriez ses discours, ça en jette, si on peut dire ça comme ça. Il est persuadé de fonder un nouvel ordre mondial, pacifié par la machine, qui contrôlerait les humains dans leur vice, c’est une sorte de religion, mais bien sûr il rejette cette appellation. »
Je lui ai demandé d’où il tenait toutes ces informations, n’en ayant jamais entendu parler dans le peu d’informations que je regardais, il m’a dit être un franc-maçon. De toute façon, le monde n’allait pas tarder à entendre parler des véritables intentions de cette entreprise, cela n’allait bientôt plus être un secret. En réalité, cet homme avait beaucoup de relations, avec la mafia notamment, ce que j’allais apprendre plus tard. Le pistolet que j’ai en face de moi me vient de lui, il me l’a vendu à un prix d’ami.
Lors de l’été 2028, nous étions invités chez les Leroy. Il y avait « papa » et Jean. Les enfants jouaient avec ce dernier, qui avait une âme d’enfant leur convenant parfaitement. « Papa » avait l’air fort triste, il buvait plus que d’habitude et avait une mine malade. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas.
« Oh, mon bon gendre, il m’a répondu. Ce n’est rien.
- Mais enfin, il y a forcément une raison, papa, toi qui est si jovial d’habitude, j’ai dit.
- Eh bien, tu as vu les informations. Je vais bientôt perdre mon emploi.
- Je ne comprends pas…
- L’entreprise Montparnasse vend des réparations de voiture à prix d’or. Je fais faillite. »
Je n’ai jamais entendu d’aussi touchant que les sanglots de mon beau-père, il a commencé à pleurer, tout en buvant cul-sec son vin rouge habituel. Il pensait que l’alcool allait atténuer ses larmes, il ne faisait que les empirer. Je l’ai pris dans mes bras. J’ai pleuré moi aussi. Jeanne, elle, souriait, je lui ai lancé un regard sévère.
« Je suis plus renseigné que vous, a -t-elle dit. L’état offrira un revenu à ceux dont le travail a été remplacé par des robots. C’est parfaitement rentable. L’état y gagne beaucoup grâce à Montparnasse, les prix baissent, la croissance reprend. »
Je l’ai fusillée du regard d’une manière encore plus intense, je sentais le sang me monter aux joues. J’étais la cocotte-minute bientôt prête.
« Tu réfléchis comme une femme, et tu oses parler comme un homme, je lui ai dit. Regarde dans quel état tu mets ton père ! (Ses pleurs s’intensifiaient.) Ce n’est pas l’argent qui intéresse un honnête travailleur comme lui, c’est la reconnaissance, l’utilité sociale, tant de choses que tu ne connais pas. C’est normal, tu restes à la maison à bouffer mon salaire, tu ne sais pas ce que c’est que le travail pour un homme, toi tout ce qui t’intéresse c’est l’argent. Tu as un raisonnement de chômeuse ! »
Elle fixait le sol, ayant l’air le plus désolée possible. Jean nous avait rejoint, prenant aussi son oncle dans ses bras à côté de moi. Je ne sais pas s’il y a quelque chose de plus beau que la solidarité masculine.
« Je suis un has been, a murmuré « papa » entre deux sanglots. C’est comme ça que disent les anglais, et ils ont bien raison. »
Il s’est servi un autre verre, le buvant aussi rapidement que ses précédents, puis il est tombé en avant, la tête sur la table. Nous avons tous essayé de le secouer pour le réveiller, sans succès, nous l’avons allongé et appelé les urgences. J’ai encore jeté un regard accusateur à ma femme, je sentais que je la méprisais de plus en plus, et l’aimais de moins en moins. Il a été envoyé à l’hôpital, puis les médecins ont jugé approprié de l’admettre en psychiatre, étant donné son alcoolisme et sa dépression. J’ai un profond ressentiment envers la psychiatre, surtout ce qu’elle est devenue par la suite. Comme vous le savez, j’y ai mis les pieds, vous avez pris connaissance dès les premières lignes de ma réserve de médicaments. Donnez un sens à la vie des gens, occupez leur esprit, vous n’aurez pas besoin de le soigner. C’est la perte de son travail qui l’a fait ainsi sombrer. La société était responsable, et elle tentait de se corriger en lui lavant le cerveau. C’est ce qui s’est passé, avec la toute nouvelle réforme de la psychiatrie, inciter les gens à se tourner vers le progrès et accepter l’aide de la machine, « thérapeutique » comme ils disent. Jusqu’à ce que les robots remplacent complètement le personnel soignant, là, c’était le coup de grâce. Jeanne et moi lui rendions régulièrement visite, ainsi que Jean. Parfois il réclamait sa femme, mais comme elle n’était plus de ce monde, alors il réclamait sa fille, puis il me réclamait moi.

Catho_Gentil
Niveau 7
04 juin 2020 à 10:45:24

J’ai parlé de ce problème à Mr. Charles, il m’a dit qu’il avait de bonnes relations et qu’il pouvait me permettre de « venger » mon beau-père.
« Vois-tu, mon cher Paul, m’a-t-il dit, il existe une bande de voyous, un quatuor, ils se nomment les « patrons », c’est une sorte d’organisation terroriste, ils commandent des attentats. Il se trouve que je les connais personnellement, tu sais, avec toutes les relations que j’ai et mon but politique. Leurs revendications, c’est la destruction du groupe Montparnasse et l’éradication du pouvoir de la machine sur l’humain. Ils sont recherchés activement par la police, ce que je vous dis est purement confidentiel, ça reste entre nous. Et puis heureusement, ta femme n’est pas là. Le cas de ton beau-père me fait penser à une fille de 16 ans qui fait partie du quatuor, puisqu’elle a été elle-même en psychiatrie. Il paraît qu’elle est suicidaire, elle se taillade les veines, et dit qu’elle n’arrêterait pas tant que les robots ne seront pas abolis.
- Et tu penses que…
- Je pense qu’ils peuvent te rendre un service. Comme je les connais un peu personnellement, tu peux leur écrire une lettre, que je leur transmettrai. Tu leur expliques le cas de ton beau-père, et ils pourront sûrement faire quelque chose. »
Puis il m’a murmuré :
« Mettre une bombe quelque part.
- Tu me rends un grand service, mon cher Charles. Si tu me rends ce service, que puis-je faire pour toi ? »
Il m’a regardé de son sourire atypique.
« Avoir un dîner en tête-à-tête avec ta femme. »
J’ai dit « D’accord. » Marché conclu.
Le soir, lorsque je suis rentré chez moi :
« Chérie, je parlais avec, tu sais, ce fameux Charles.
- Oui, j’ai dû m’occuper des enfants toute seule, j’ai l’impression qu’ils te préfèrent, à quoi je sers dans cette maison ? »
Je lui ai dit de ne pas s’énerver, je l’ai prise dans mes bras, et je l’ai embrassée dans le cou.
« Ça fait longtemps que tu ne me fais plus ça. Qu’est ce qui t’est arrivé mon chéri ? Tu n’es plus aussi tendre avec moi. »
Elle m’a ensuite supplié que l’on couche ensemble, j’ai insisté pour qu’elle se calme.
« J’ai l’impression que tu n’es plus comme avant, a-t-elle continué. Ton travail, tes idées, les enfants sont plus importants à tes yeux.
- C’est que les hommes ont des responsabilités, ma chérie. J’ai d’autres priorités que toi. Ce n’est pas pour autant que je n’aime pas… Allons, ne pleure pas, je peux te faire un cadeau, si tu veux, tout droit du cœur.
- Quoi ? s’est-elle empressée de demander.
- Comme je te disais, je parlais avec ce Charles, mais tu n’écoutes pas. Veux-tu dîner avec lui ?
- Je préfère dîner avec toi.
- Vois-le comme mon deuxième moi. Tu vois, c’est comme si j’étais Dieu, et qu’il était un de mes envoyés, un ange.
- Mais j’ai envie de toi, pas de lui. Je m’en fous de lui.
- Ne dis pas de gros mots, allons, c’est laid dans ta bouche. »
Elle m’a regardé de ses yeux larmoyants, puis a accepté, presque à contrecœur.
« Il s’occupera bien de toi, vous serez dans le salon, demain soir, les enfants seront couchés, je serai couché aussi, il te consolera. Tu sais, c’est un homme bien, très cultivé, très sympathique, très… tout. »
Après cette fameuse soirée, elle m’a rejoint dans notre lit, alors que j’étais encore éveillé, elle avait un visage épanoui et rêveur, j’étais heureux pour elle, j’ai dormi sur mes deux oreilles. Le lendemain matin, alors que je prenais mon petit-déjeuner, je regardais la télévision, il y avait une information d’urgences. Charles avait tenu sa promesse. Un acte terroriste était annoncé, des malfrats avaient fait exploser un garage de réparation tenu par Montparnasse, dans la campagne champenoise, justement pas loin de chez mon beau-père. J’ai hurlé de jubilation, un orgasme n’aurait pas fait mieux. L’acte était certes peu efficace, mais symbolique. Ce qui était d’autant plus jouissif, c’était que cet attentat était mon bébé. J’étais la Vierge lors de l’Annonciation. La vengeance est un plat qui se mange bien chaud, fait maison et cuit au four.
J’ai plus tard reçu une lettre des « patrons », je l’ai encore avec moi :
Cher inconnu,
Nous vous remercions pour votre participation à la Résistance. Notre combat est de servir les honnêtes gens comme vous qui ne veulent pas d’un monde parasité par la machine, organisé par l’infâme Montparnasse. Conservez cette lettre, ou brûlez-la, mais si elle se diffuse, nous connaissons votre adresse et cela peut avoir de tristes répercussions sur vous et votre famille. Merci de ne pas répondre à cette lettre.
Bien à vous,
Les patrons.
Elle était anonyme, alors je ne comprenais pas les conséquences de la diffusion d’une telle lettre. Puis j’ai compris, elle était écrite à la main. Le symbolisme et le courage d’une organisation qui est contre la technologie et qui a une méthodologie à l’ancienne. S’ils avaient envoyé une lettre tapée à l’ordinateur, cela aurait été contradictoire avec leur cause. J’ai repris contact, cependant, avec Charles, pour le remercier. Nous nous sommes encore invité au café du coin.
« Oh ! ne me remercie pas. Nous avons simplement accompli une transaction, je ne t’ai pas aidé gratuitement. J’imagine que tu as reçu un message des « patrons », si tu as encore besoin de leurs services, demande-moi.
- Je me sens lâche, j’ai dit. Il faudrait que j’agisse par moi-même, au lieu de simplement dénoncer.
- Cela peut s’arranger, m’a-t-il confié de son plus beau et étrange sourire. Je ne t’ai pas encore parlé de mon commerce… »
Il m’a alors vendu à un prix très raisonnable le pistolet que j’ai actuellement sur ma table de nuit, avec quelques balles, en échange d’une nuit avec Jeanne dans un hôtel. Avant de me confier une mission, il m’a dit qu’il faudrait d’abord que je m’entraîne. Je me suis alors rendu régulièrement à un stand de tir. Je conservais pour l’instant mon pistolet enfermé à clef dans ma commode personnelle près du lit. En s’y rendant régulièrement, l’on fait des rencontres. J’ai rencontré beaucoup de militants pour le port d’arme, certaines femmes, et c’est aussi là que j’ai revu Daniel, surnommé « Danny ».
J’étais la bombe A au-dessus d’Hiroshima. J’étais un missile américain prêt à être largué sur une base de Daech. J’étais Hitler face à Netanyahou. J’étais comme cela lorsque je visais ma cible. Avant tout, j’étais moi-même face à Che Towneley, le fameux PDG de Montparnasse. J’imaginais son visage apeuré à la place du centre de la cible. Et ma balle faisait exploser son crâne, c’était un spectacle magnifique, des morceaux de cervelles s’éparpillant comme des confettis à une fête foraine. Ensuite, j’imaginais ce qui restait de sa tête, une sorte de ballon crevé et ensanglanté. Je jubilais de mon rire sardonique. En quelques semaines, je faisais partie du sommet des tireurs. Il n’y a pas de meilleur moteur que la haine pour accomplir un objectif. Ce « Danny », que je m’efforçais d’ignorer, avait bien remarqué mon talent, et m’avait reconnu.
En rendant visite à Jacques Leroy, seul, j’ai emmené avec moi un article découpé du journal qui parlait de l’attentat. Je lui ai montré en souriant. Il a bondi de son lit, presque en sursautant :
« C’est toi qui a fait ça ?
- Non, tu sais c’est l’organisation des « patrons », ils en parlent à la télé.
- Et je suis censé me réjouir de ça ?
- Simplement constater ce que la Providence a à t’offrir, papa.
- Sors de ma chambre ! »
Je suis sorti, tout penaud. Il continuait de me hurler de sortir : « Sors ! » « Dégage ! » « Ne reviens pas, dépravé va ! Psychopathe ! » Les infirmiers sont arrivés en courant, ils m’ont demandé ce qui s’était passé, je lui ai dit qu’il devait faire une de ses crises. Puis une pensée m’a glacé le sang, et s’il racontait ce que je lui avais montré ? Et si l’on venait à avoir des soupçons sur moi ? Puis je me suis rendu compte que j’avais laissé l’extrait de journal dans sa chambre. La nuit suivante, j’étais angoissé, j’ai dû dormir avec mon pistolet, comme un doudou, pour réussir à m’endormir. Heureusement, je me suis réveillé plus tôt que ma femme, et j’ai pu remettre l’arme à sa place.
« Danny » m’avait reconnu, donc. À la sortie du stand de tir, il m’a abordé en me prenant le bras, de sa main ferme, et cela m’a rappelé toutes les cochonneries qu’on avait faites ensemble. Je l’ai ignoré et je me suis empressé de continuer mon chemin. Il m’a suivi.
« Eh bien, eh bien, Paul, Paul de Roture ! Tu oublies ton ancien pote et amant ?
- On va faire comme si l’on ne se connaissait pas, j’ai dit entre mes dents.
- Tu ne me donnes pas de nouvelles ? Tu es marié ? Tu as des enfants ?
- Oui, j’ai une famille, figure-toi. Les conneries du passé sont les conneries du passé.
- Présente-la-moi !
- Ecoute ! Bientôt j’arrive à mon domicile. Tu as intérêt à partir si tu ne veux pas créer un scandale à la maison. Tu ne me connais pas moi, j’ai une arme, une vraie, non pas les jouets du stand.
- C’est une menace ?
- Et ce que tu fais c’est du harcèlement, tu veux un procès ? »
Puis il m’a pris par la taille et m’a embrassé de force, je ne savais si j’étais excité ou dégoûté par son souffle chaud. Il a serré mon entrejambe dans sa main et m’a soufflé à l’oreille qu’il voulait bien voir mon flingue, mais non pas celui que je pensais. À ce moment j’ai entendu un cri, c’était ma femme. Elle était à la terrasse de notre appartement et voyait tout. Je lui ai crié de ne pas s’inquiéter, puis j’ai frappé Daniel, surnommé « Danny ». J’ai aussi touché à son entrejambe, mais cela n’avait rien de sensuel, car c’est mon genou qui l’a percuté de plein fouet. Il m’a incité à continuer de le frapper, et à ce moment, croyez-le ou non, j’ai senti une érection pousser entre mes jambes. Il l’a vu, m’a pris violemment par les deux oreilles et m’a encore embrassé. Nous avons eu alors un combat très érotique, nous saignions tous les deux, de la bouche et du nez. J’ignorais que j’étais filmé à ce moment-là. Technologie, quand tu me tiens ! La vidéo a fait de moi l’agresseur, et des milliers de personnes se sont indignées sur les réseaux sociaux. Evidemment, la partie du baiser forcé a été retirée du montage. Ceci a acté définitivement mon divorce, et la perte de la garde de mes enfants, mes pauvres chers enfants ! Au moment du combat, qui a été très rapide, ma femme est descendue en courant et nous a séparé. Elle m’a pris par la main et m’a tiré vers la cage d’escalier de l’immeuble. Je n’avais jamais vu une telle force et une telle assurance venant d’elle. Daniel, tout sanglant qu’il était, était pourtant mort de rire. Il a abordé Jeanne :
« Ne vous méprenez pas, chère madame. Votre mari est un pervers sexuel, il me harcèle depuis tout à l’heure, a-t-il menti. Il m’a menacé de l’embrasser ou alors il allait me fusiller, eh oui, il a une arme, c’est ce qu’il m’a dit. »
Je me suis retourné vers lui mais Jeanne m’en a empêché par sa poigne surhumaine. Elle m’a dit qu’on allait discuter, elle m’a emmené dans le salon, et les enfants m’ont vu, ensanglanté et larmoyant, elle les a envoyés se coucher d’une voix si autoritaire que j’en étais jaloux.
« Tu veux me tromper, avec des hommes, en plus. Eh bien moi aussi je te trompe, figure-toi ! »
J’ai éclaté d’un rire qui l’a sûrement effrayé, au vu du regard qu’elle m’a jeté.
« Tu penses me surprendre ? Mais tu es bien naïve, ma chérie ! C’est moi qui t’ai entraîné vers lui.
- Tu n’as aucune jalousie en plus ? a-t-elle dit en commençant à pleurer, tandis que moi je riais. Je pensais que tu étais un bon mari, j’espérais que tu sois jaloux, comme on était distant en ce moment toi et moi, je voulais te ramener à la raison en te trompant. Si je me suis jeté dans les bras de ce Charles, c’était pour te ramener à la raison, voir ta réaction. Mais toi tu… tu t’en fous, en fait tu m’utilises comme un objet, et en plus tu me trompes à ton tour.
- Tu t’es méprise sur la situation, ce que t’as dit ce jeune homme est faux…
- Je ne veux pas le savoir ! »
Elle a demandé le divorce. Comme preuve de mon comportement inapproprié, elle a montré la fameuse vidéo qui a eu tant de succès sur Internet, le réseau des enfers. C’est à la même période que j’ai perdu mon emploi, un ordinateur m’avait remplacé. Le chômage a été la chose la plus difficile dans ma vie, plus que la séparation avec ma famille. J’avais perdu ma dignité d’homme, moi qui suis poussière et qui retournera à la poussière, j’ai perdu le labeur, le sens de ma vie. A cette période-là, je buvais énormément, je ne savais plus où me réfugier. Un jour, totalement ivre, un épisode que j’ai oublié, je me suis retrouvé dans la rue à crier. Les médecins (ou plutôt les robots-médecins) m’ont raconté que j’étais à genoux, dans la rue, je devais être magnifique, à parler de ma femme, de mes enfants, et à maudire Montparnasse. L’on m’a envoyé chez un psychiatre (un robot-psychiatre), heureusement, j’ai évité l’hôpital psychiatrique. Lorsque je suis entré dans son bureau, j’étais sur une chaise, face à un haut-parleur avec caméra intégrée sur une table, et la salle se résumait à peu près à ça. Il avait une voix mécanique affreuse de Google Traduction ou d’un GPS. Nous avons parlé de mon divorce, et avant tout de ma perte d’emploi, puisque c’était cela qui me tracassait.

Catho_Gentil
Niveau 7
04 juin 2020 à 10:46:00

« Je comprends, monsieur De Roture, m’a dit cette voix immonde. Mais ne pensez-vous pas que le divorce est une épreuve pour vous remettre en question ? Et qu’en est-il de votre métier ? Vous étiez quelque peu dérangé par votre travail. Nous avons votre dossier, il paraîtrait que les rapports avec les parents d’élèves étaient, pour le moins, particuliers. Ne pensez-vous pas que cette situation de repos, avec un revenu où l’on ne vous demande rien en retour, vous permettra de vous poser et de réfléchir ?
- Pourquoi ne pas employer le terme « chômage » ? je disais de ma voix la plus épouvantable. Vous êtes un hypocrite, docteur robot, je veux parler avec un être humain, je l’exige immédiatement !
- L’homme est une espèce imparfaite, monsieur De Roture, c’est pour cela que nous l’avons remplacé dans ses tâches. Mais je comprends que vous ayez besoin de contact. Ne voulez-vous pas un assistant dans votre vie quotidienne pour accomplir les tâches sexuelles que vous désirez ?
- Vous êtes gonflés, vous !
- Je constate simplement ce qui est bon pour vous. Vous me semblez nostalgique, et non en phase avec le progrès. Cela peut s’arranger, et si l’on discutait du traitement ? »
J’ai montré mon majeur à la caméra, la vulgarité me connaissait peu, sauf avec les machines des enfers. Cependant, j’imaginais « docteur robot » avoir un rire sardonique intérieur, un rire horrible de sa voix mécanique, lorsqu’il m’a répondu :
« Ce que vous faites est inutile, monsieur de Roture. Je suis une machine, non pas un être humain, vos offenses ne m’atteignent en aucune manière. Vous semblez avoir une certaine haine envers les robots, n’est-ce pas ? C’est ce que je remarque dans votre dossier, vous avez ramené à votre beau-père hospitalisé un extrait de journal décrivant un attentat envers la société Montparnasse. Il n’y a pourtant pas plus bienveillant que nous, monsieur de Roture, nous existons pour vous servir.
- Vous existez pour nous condamner à l’oisiveté et à l’inactivité. C’est cela le but de Montparnasse ? Transformer les humains en légumes ?
- Accomplir l’humain dans son intelligence, monsieur de Roture, le travail est animal, le progrès nous a appris à nous tourner vers l’industrie, certains ont encore une âme de chasseur-cueilleur, mais il est temps d’évoluer. Je vois que vous êtes religieux. Vous savez que la religion va bientôt être abolie, et ses membres aidés psychologiquement ? Vous voyez, nous voulons tourner l’humain vers la rationalité, et non pas vers des valeurs archaïques.
- Pourquoi je suis religieux, vous dites ?
- J’aimerai le savoir, oui.
- Car j’aime tout ce que vous détestez, j’adore tout ce que vous méprisez. J’ai une chair, je suis humain, j’ai une âme, et donc un cœur pour aimer le bon Dieu. Et vous m’imposez Towneley comme pseudo-dieu ? Qu’il aille se faire sucer par une de vos prostituées en plastique, en ferraille ou que sais-je encore ! »
J’étais le chien pissant sur la veste de son maître.
Charles m’avait offert trois munitions avec mon pistolet. Il m’a dit que j’aurai besoin d’un maximum de deux pour tuer quelqu’un. J’avais déjà ma victime en tête. Che Towneley était intouchable, mais je pouvais m’attaquer à un de ses sbires, son représentant en France par exemple. J’allais avoir besoin d’aide, une main ferme et loyale. Jean, mon dernier et unique ami, allait pouvoir accomplir la promesse de m’aider. C’est moi qui lui avait refait son nœud papillon lors de mon mariage, et il allait m’accompagner dans un assassinat. Lorsque je me suis rendu chez lui, il avait une femme. Il avait lui aussi évidemment perdu son travail, rien de plus simple pour un robot Montparnasse que de surveiller un magasin, s’il pouvait remplacer un enseignant ou un médecin, il pouvait faire cela. J’ai bu beaucoup de vin rouge chez lui, ma boisson préférée, et je lui ai proposé de faire une petite virée à Paris, et il était très enthousiaste. Sa femme était ravie, comme si on lui avait proposé de promener son chien à sa place. C’était ainsi qu’elle traitait ce pauvre Jean, c’était une féministe convaincue, et disait que si elle était en couple avec un homme intelligent, il l’exploiterait. Je lui ai dit que s’il tenait sa promesse, je pourrais encore l’aider en retour en faisant quelque chose pour sa vie de couple. Je l’ai mené vers ma voiture, j’ai ouvert le coffre, et lui ai montré l’homme bâillonné en cravate qui se trouvait là, puis je lui ai montré mon pistolet.
« Voilà le méchant, j’ai dit. Je te présente Olivier Renard, le représentant français du groupe Montparnasse. C’est de sa faute si tu as perdu ton travail, mon grand. C’est simple, moi je le tue, avec cette arme, toi tu le tiens. Allez, en route. »
J’ai conduit jusqu’à Paris, je connaissais justement, près de la gare Montparnasse, pour le symbolisme, un hangar vide de voitures abandonnées. Une fois garé non loin, j’ai demandé à l’homme de se tenir tranquille, et de nous suivre comme si de rien n’était, sinon mon camarade costaud allait le passer à tabac. Il a fait ce qu’on lui demandait. Dans le hangar abandonné, j’ai demandé à Jean de le faire asseoir par terre, il l’a fait le plus brutalement qu’il pouvait. J’ai dit à ce Mr. Renard que j’étais désolé, que c’était pour la bonne cause, puis je l’ai exécuté, tout simplement. Ma mémoire a préféré effacé le moment où je l’ai tué, je ne sais même plus combien de balles j’ai utilisé, une, deux… ?
J’étais Moïse tuant l’égyptien.
Le « psychiatre » m’avait prescrit des médicaments, ceux que j’ai actuellement dans mon armoire derrière moi.
Mes parents étaient morts.
Mon mariage était mort.
Ma relation avec « papa » était morte.
Mon innocence était morte.
Mais avant tout, mon métier était mort.
J’étais déjà au bord du suicide, mais je me disais que mon utilité résidait actuellement dans mon combat contre la machine. Docteur robot m’avait conseillé de ne pas abuser des médicaments, pour exprimer à quel point je l’estimais, j’avais pris cinq pilules de Lyrica d’un coup, arrosé d’un peu de vin rouge. Alors que j’étais assis, euphorique, devant la télévision, écoutant aux informations mon exploit, j’ai reçu un appel téléphonique.
Cet appel a scellé ma décision de mourir.
C’étaient les parents d’Alexandre, l’enfant aux difficultés scolaires. Ils me remerciaient de mon aide mais disaient que la méthode pédagogique de Montparnasse l’avaient permis de progresser. Ma gorge s’est nouée, j’ai laissé l’appel en suspens, puis j’ai raccroché. Et me voilà maintenant, écrivant cette lettre, que je vais terminer, puis aller éternellement dans les bras de Morphée, peu importe à quoi le paradis ressemble, à quoi l’enfer ressemble. La machine m’avait vaincu, à travers ce simple enfant, elle avait dépassé mes compétences. Le fer a vaincu la chair. Cet écrit pourra ne pas être inutile à tous ceux qui pensent vaincre Montparnasse.
Paul de Roture

PS : J’ai vérifié mes munitions, j’ai en fait utilisé trois balles pour tuer Olivier, c’est-à-dire qu’il n’y en a plus. Tant pis, je me jetterai par ma fenêtre après avoir avalé mes substances. Même dans la tentative de suicide la machine a eu raison de moi.
Fin de la lettre.

Quelques années plus tard…

Paul de Roture n’est pas mort. Après avoir avalé son valium et sa gnôle, il s’est jeté du deuxième étage de son appartement, et est bien atterri sur le bitume, mais une personne a appelé les urgences, étant témoin de l’incident. Il a été emmené aux urgences puis transféré en psychiatrie, autour des machines qu’il a tant haï toute sa vie. Une fois que son esprit a été « soigné » et qu’on lui a inculqué les valeurs de la modernité, en le rendant d’ailleurs totalement athée, et adapté à se laisser faire au travail des robots, sa femme l’a ramené chez elle, dans l’ancienne maison de son beau-père, qui était décédé à l’hôpital. Paul restera le restant de ses jours en fauteuil roulant, du fait de sa chute, impuissant à éduquer ses enfants et subissant la vengeance quotidienne mesquine de sa femme. L’erreur de la police, maintenant prise en charge par Montparnasse, a été de conserver sa « lettre avant de mourir » pour se souvenir de lui comme exemple, ne se rendant pas compte de l’influence qu’elle allait avoir sur les jeunes esprits, chairs avides de détruire le fer…

FIN

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Sujet : Chair contre fer [texte intégral]
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