Que le Maghreb ait été, au long de son histoire, une terre de révoltes et d'insurrections, l'histoire le montre à profusion et cela n'a rien qui puisse surprendre, puisqu'à l'époque historique ce territoire a souvent été objet d'invasion et de conquête ; il est normal, il est humain que les habitants aient résisté à la conquête, puis aient essayé de secouer le joug d'autrui .
Mais le terme de révolution implique autre chose ; aux yeux des Occidentaux, il a pris une signification à la fois politique et sociale, politique en ce sens que la révolution entraîne forcément des changements importants dans le personnel dirigeant, telle la révolution de juillet 1830 en France, sociale parce qu'une révolution a souvent pour conséquence non pas seulement le remplacement par d'autres de la petite élite dirigeante, mais aussi de profondes mutations des structures de la société, telle la révolution de 1789 en France ou celle de 1917 en Russie. Il arrive souvent aussi qu'un nouveau régime instaure de nouvelles formules économiques qui accélèrent ou favorisent les bouleversements sociaux.
Entendue en ce sens, la révolution est -elle un fait fréquent au Maghreb ? C'est l'histoire de cette contrée qui fournira la réponse.
De la longue période antérieure à l'islamisation du Maghreb, on dira peu de choses, d'abord parce que l'histoire intérieure de l'Afrique punique est très mal connue, ensuite parce que, pendant les périodes romaine, vandale et byzantine, les rebellions ont été fréquentes, mais aucune révolution n'a abouti. Il faut pourtant mentionner le mouvement des circoncellions au IVe siècle de l'ère chrétienne, parce qu'il était au moins en partie inspiré par le désir d'un grand nombre de ruraux de transformer par la force les structures sociales existantes. Mais il s'agit là seulement d'une crise à caractère révolutionnaire et non pas d'une révolution proprement dite, puis- qu'en fin de compte, la société est demeurée ce qu'elle était avant les circoncellions.
Quelques dizaines d'années après la conquête musulmane éclate en 739/740, une insurrection que l'on peut qualifier de révolutionnaire. Il s'agit d'un mouvement berbère très complexe. Il est certainement inspiré par le désir de chasser les envahisseurs arabes et, en ce sens, il n'est qu'une insurrection, quelle qu'en soit l'ampleur. Il a aussi des mobiles religieux, puisqu'il prend la forme d'une rébellion kharidjite contre l'orthodoxie sunnite des conquérants, mais, en ce domaine, il n'y a pas vraiment révolution, du fait que l'Islam en tant que tel, n'est pas attaqué et que le kharidjisme compte déjà près d'un siècle d'existence au milieu du VIIIe siècle ; il ne saurait donc être question de révolution religieuse. Mais le promoteur du mouvement, Maysara, autant que nous soyons renseignés sur lui, est un personnage de basse extraction, qualifié par les chroniqueurs arabes de porteur d'eau ou de pauvre (faqir) ou de vil (haqtr) ce qui fait croire que, dès le départ, le mouvement a pris un caractère populaire. D'autre part, il en est résulté l'éviction non seulement des cadres arabes établis au Maghreb, mais très probablement aussi, encore que nous n'ayons pas de renseignements précis là-dessus, des notables berbères qui avaient accepté de collaborer avec les vainqueurs. Si les Arabes ont pu, non sans grand mal, rétablir leur autorité dans la partie orientale (l'est) du Maghreb (Ifriqiya), ils n'ont même pas essayé d'en faire autant dans le reste du pays, y laissant ainsi la direction politique à de nouveaux maîtres. Les textes existants ne permettent pas de mesurer l'ampleur des perturbations qui ont pu être ainsi apportées à l'organisation de la société berbère, mais on est en droit de les considérer comme révolutionnaires.
Autre série d'événements à considérer lorsque les Fatimides s'installent au Maghreb dans les premières années du Xe siècle. Leur venue est préparée par une propagande systématique menée par un agent habile dans la tribu des Kutama (entre l'actuelle Béjaïa et Jijel). Gagnée à leur cause, la tribu parvient à en soumettre d'autres et à renverser la dynastie aghlabide qui régnait à Kairouan. Ici l'on perçoit avec netteté un phénomène dont l'histoire du Maghreb offre de nombreux autres exemples : la victoire d'une tribu qui aboutit à la fondation d'un empire, ce que l'on pourrait appeler une révolution ethnique. Pendant un temps au moins, les Kutama vont être les meilleurs soutiens de la dynastie fatimide et lui permettront non seulement d'établir un pouvoir solide en Ifriqiya, dans le Maghreb central et même à de certains moments dans le Maghreb extrême, mais aussi d'opérer une révolution religieuse, puisque la doctrine chiite est aussitôt proclamée doctrine d'Etat et essaie de supplanter le sunnisme malékite qui avait fleuri à Kairouan sous les Aghlabides. Brusque changement de dynastie, changement de la doctrine religieuse officielle, constitution de deux aristocraties tribales successives, les Kutama d'abord, puis les Sanhaja, au milieu du Xe siècle : on peut penser que le mot de révolution n'est pas trop fort pour traduire cet ensemble de phénomènes.
La révolte d'Abu Yazid qui ensanglante les années 944 à 947 peut-elle être considérée comme telle ? Non si l'on s'en rapporte au résultat, puisqu'elle a échoué sans laisser de traces profondes après succès éphémère. Et cependant elle contenait en elle des germes révolutionnaires : tout comme Maysara deux siècles plus tôt, Abou Yazid soulevait les foules au nom de l'idéologie kharidjite dont la flamme couvait encore sous la cendre. Il réussit à gagner à sa cause une énorme masse de paysans ; étaient -ils animés par un désir de subversion sociale ? Se soulevaient-ils contre les grands propriétaires en même temps que contre les maîtres chiites venus d'Orient ? On ne peut l'affirmer faute de preuves, mais on doit se souvenir que ce mouvement se traduisit souvent par de cruelles jacqueries ; or une révolution n'est-elle pas en bien des cas une jacquerie qui dure et réussit ? Bref la révolte d'Abou Yazid peut être considérée comme un mouvement à tendances révolutionnaires.