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Histoire

Sujet : Le Maghreb d'antan à t-il connu des révolutions ?
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QunaWara
Niveau 6
16 juillet 2018 à 22:13:00

Que le Maghreb ait été, au long de son histoire, une terre de révoltes et d'insurrections, l'histoire le montre à profusion et cela n'a rien qui puisse surprendre, puisqu'à l'époque historique ce territoire a souvent été objet d'invasion et de conquête ; il est normal, il est humain que les habitants aient résisté à la conquête, puis aient essayé de secouer le joug d'autrui .

Mais le terme de révolution implique autre chose ; aux yeux des Occidentaux, il a pris une signification à la fois politique et sociale, politique en ce sens que la révolution entraîne forcément des changements importants dans le personnel dirigeant, telle la révolution de juillet 1830 en France, sociale parce qu'une révolution a souvent pour conséquence non pas seulement le remplacement par d'autres de la petite élite dirigeante, mais aussi de profondes mutations des structures de la société, telle la révolution de 1789 en France ou celle de 1917 en Russie. Il arrive souvent aussi qu'un nouveau régime instaure de nouvelles formules économiques qui accélèrent ou favorisent les bouleversements sociaux.

Entendue en ce sens, la révolution est -elle un fait fréquent au Maghreb ? C'est l'histoire de cette contrée qui fournira la réponse.

De la longue période antérieure à l'islamisation du Maghreb, on dira peu de choses, d'abord parce que l'histoire intérieure de l'Afrique punique est très mal connue, ensuite parce que, pendant les périodes romaine, vandale et byzantine, les rebellions ont été fréquentes, mais aucune révolution n'a abouti. Il faut pourtant mentionner le mouvement des circoncellions au IVe siècle de l'ère chrétienne, parce qu'il était au moins en partie inspiré par le désir d'un grand nombre de ruraux de transformer par la force les structures sociales existantes. Mais il s'agit là seulement d'une crise à caractère révolutionnaire et non pas d'une révolution proprement dite, puis- qu'en fin de compte, la société est demeurée ce qu'elle était avant les circoncellions.

Quelques dizaines d'années après la conquête musulmane éclate en 739/740, une insurrection que l'on peut qualifier de révolutionnaire. Il s'agit d'un mouvement berbère très complexe. Il est certainement inspiré par le désir de chasser les envahisseurs arabes et, en ce sens, il n'est qu'une insurrection, quelle qu'en soit l'ampleur. Il a aussi des mobiles religieux, puisqu'il prend la forme d'une rébellion kharidjite contre l'orthodoxie sunnite des conquérants, mais, en ce domaine, il n'y a pas vraiment révolution, du fait que l'Islam en tant que tel, n'est pas attaqué et que le kharidjisme compte déjà près d'un siècle d'existence au milieu du VIIIe siècle ; il ne saurait donc être question de révolution religieuse. Mais le promoteur du mouvement, Maysara, autant que nous soyons renseignés sur lui, est un personnage de basse extraction, qualifié par les chroniqueurs arabes de porteur d'eau ou de pauvre (faqir) ou de vil (haqtr) ce qui fait croire que, dès le départ, le mouvement a pris un caractère populaire. D'autre part, il en est résulté l'éviction non seulement des cadres arabes établis au Maghreb, mais très probablement aussi, encore que nous n'ayons pas de renseignements précis là-dessus, des notables berbères qui avaient accepté de collaborer avec les vainqueurs. Si les Arabes ont pu, non sans grand mal, rétablir leur autorité dans la partie orientale (l'est) du Maghreb (Ifriqiya), ils n'ont même pas essayé d'en faire autant dans le reste du pays, y laissant ainsi la direction politique à de nouveaux maîtres. Les textes existants ne permettent pas de mesurer l'ampleur des perturbations qui ont pu être ainsi apportées à l'organisation de la société berbère, mais on est en droit de les considérer comme révolutionnaires.

Autre série d'événements à considérer lorsque les Fatimides s'installent au Maghreb dans les premières années du Xe siècle. Leur venue est préparée par une propagande systématique menée par un agent habile dans la tribu des Kutama (entre l'actuelle Béjaïa et Jijel). Gagnée à leur cause, la tribu parvient à en soumettre d'autres et à renverser la dynastie aghlabide qui régnait à Kairouan. Ici l'on perçoit avec netteté un phénomène dont l'histoire du Maghreb offre de nombreux autres exemples : la victoire d'une tribu qui aboutit à la fondation d'un empire, ce que l'on pourrait appeler une révolution ethnique. Pendant un temps au moins, les Kutama vont être les meilleurs soutiens de la dynastie fatimide et lui permettront non seulement d'établir un pouvoir solide en Ifriqiya, dans le Maghreb central et même à de certains moments dans le Maghreb extrême, mais aussi d'opérer une révolution religieuse, puisque la doctrine chiite est aussitôt proclamée doctrine d'Etat et essaie de supplanter le sunnisme malékite qui avait fleuri à Kairouan sous les Aghlabides. Brusque changement de dynastie, changement de la doctrine religieuse officielle, constitution de deux aristocraties tribales successives, les Kutama d'abord, puis les Sanhaja, au milieu du Xe siècle : on peut penser que le mot de révolution n'est pas trop fort pour traduire cet ensemble de phénomènes.

La révolte d'Abu Yazid qui ensanglante les années 944 à 947 peut-elle être considérée comme telle ? Non si l'on s'en rapporte au résultat, puisqu'elle a échoué sans laisser de traces profondes après succès éphémère. Et cependant elle contenait en elle des germes révolutionnaires : tout comme Maysara deux siècles plus tôt, Abou Yazid soulevait les foules au nom de l'idéologie kharidjite dont la flamme couvait encore sous la cendre. Il réussit à gagner à sa cause une énorme masse de paysans ; étaient -ils animés par un désir de subversion sociale ? Se soulevaient-ils contre les grands propriétaires en même temps que contre les maîtres chiites venus d'Orient ? On ne peut l'affirmer faute de preuves, mais on doit se souvenir que ce mouvement se traduisit souvent par de cruelles jacqueries ; or une révolution n'est-elle pas en bien des cas une jacquerie qui dure et réussit ? Bref la révolte d'Abou Yazid peut être considérée comme un mouvement à tendances révolutionnaires.

QunaWara
Niveau 6
16 juillet 2018 à 22:13:43

Le XIe siècle maghrébin est caractérisé par deux invasions qu'il faut examiner du point de vue qui nous occupe. La première en date est celle des Arabes bédouins, Banou Hilal, Banou Soulaym et autres, qui se produit à partir de 1051 et durera environ trois siècles avec de nombreux à-coups et temps morts. Infiltration beaucoup plutôt qu'invasion. Si le phénomène n'avait pas évolué aussi lentement et presque insensiblement dans l'ensemble, on pourrait à coup sûr parler de révolution, car l'invasion hilalienne a abouti à une transformation profonde et durable de la société maghrébine. Les Arabes n'ont pas pris le pouvoir à proprement parler, mais ils n'ont cessé pendant des siècles de peser sur les différents pouvoirs, introduisant ainsi un facteur entièrement nouveau dans la vie politique maghrébine ; en outre, ils ont modifié l'équilibre économique général du Maghreb assurant à l'élevage, et par conséquent à la richesse en animaux, une place qu'il n'avait probablement jamais tenue à ce point dans l'histoire du Maghreb. De plus les Arabes, arrivant par dizaines ou plus probablement par centaines de milliers ont transformé aussi l'équilibre démographique du pays, et cela d'autant plus qu'ils se sont vite mêlés par le sang aux tribus berbères pastorales, puis aux tribus rurales des plaines ; seuls les groupements berbères montagnards sont restés à l'écart de ce brassage ethnique. Enfin les bédouins ont largement contribué, par leur nombre et leur ubiquité, à l'arabisation du Maghreb. Évolution et non révolution, puisque le phénomène s'est déroulé sur plusieurs siècles et sans heurts très violents, mais entraînant des conséquences que l'on peut qualifier de révolutionnaires. L'Ifriqiya a seule été atteinte d'abord et il a fallu plus d'un siècle pour que le Maroc soit affecté . Mais le phénomène a fini par atteindre le Maghreb tout entier, tout au moins celui des plaines et des plateaux.

C'est au contraire le Maroc qu'avait touché d'abord l'autre invasion, celle des Almoravides, Berbères du Sahara. Tout comme les Kutama, ceux-ci éliminèrent les maîtres du pays et s'installèrent à leur place dans le Maghreb extrême, puis dans la moitié occidentale de l'Algérie, dans la partie musulmane de l'Espagne enfin, constituant une aristocratie qui évolua vite , notamment sous l'influence du milieu espagnol. Alors que les bédouins arabes redonnaient à la vie pastorale une place privilégiée, les Almoravides, pourtant au moins aussi nomades qu'eux, furent en fait au Maghreb les agents d'une civilisation hispano-mauresque raffinée et citadine et admirent parmi eux nombre de représentants de l'intelligentsia andalouse. Il ne paraît pas possible, à leur propos, de parler de révolution, mais d'évolution et de progrès.

II en est autrement pour les Almohades au XIIe siècle. Ceux-ci étaient des montagnards du Haut-Atlas, appartenant au groupe berbère des Masmouda. Jusque là ils n'avaient, autant que nous le sachions, joué aucun rôle dans l'histoire du Maroc. Or brusquement, en l'espace d'un quart de siècle, ils débouchent de leurs montagnes et s'imposent à toutes les tribus marocaines , après avoir vaincu et exterminé les Almoravides. Puis, dans le quart de siècle suivant, il étendent leur empire au Maghreb tout entier, à l'exception de quelques tribus nomades de la steppe et du Sahara, et à la partie musulmane de l'Espagne. Au cours de cette extraordinaire épopée, ils occupent toutes les fonctions dirigeantes, assumant seuls la direction de l'empire qu'ils ont bâti. Peut-on imaginer plus complète révolution ethnique ?

Mais il y a plus. Ce n'est pas à un simple désir ou besoin de conquête qu'ils ont obéi. Un homme étonnant, sur lequel nous ne sommes pas assez renseignés à notre gré, Ibn Toumert, leur a insufflé un idéal religieux très vigoureux, auquel d'ailleurs ils doivent leur nom : al-muwaḥḥidûn (Almohades). A l'instigation de leur maître, ils se sont élevés contre ce qu'il considérait comme des déviations de l'Islam et notamment contre ce qu'il appelait l'anthropomorphisme des Almoravides. Ibn Toumert a môme mêlé à sa prédication quelques éléments de chiisme. Bref, c'est bien d'une grande transformation religieuse qu'il s'agit. En dépit de l'endoctrinement intensif que leur fit subir leur mahdi (comme il se faisait appeler) , il n'est pas sûr que les Berbères montagnards ni les autres aient été bien pénétrés de sa doctrine. Avant même l'écroulement politique du mouvement almohade, la doctrine subit de sérieux accrocs et, lorsque la dynastie eut disparu, la pratique religieuse et juridique redevint, semble-t-il, ce qu'elle était auparavant.

Ibn Toumert semble avoir eu l'ambition de rénover les structures de la société maghrébine. Nous ne sommes pas renseignés avec une précision suffisante sur les réformes qu'il introduisit dans la petite société montagnarde qu'il avait fondée à Tinmal, au coeur du Haut-Atlas, alors que le mouvement almohade débutait à peine. Mais le peu qu'on sait conduit à penser qu'il voulut transformer la société berbère pour en faire disparaître les germes de rivalité qui aboutissaient à des luttes fréquentes et stériles entre tribus et à un émiettement politique incompatible avec toute action d'envergure. Il imagine deux sortes de remèdes : d'abord il établit entre les tribus des Masmouda une hiérarchie qui reposait à l'origine sur son autorité personnelle, mais devait se transformer en habitude ; il espérait probablement éviter ainsi un certain nombre de querelles de préséance, notamment sur le plan militaire. D'autre part, s'il conserve certaines institutions berbères, comme son "conseil des cinquante" qui représentait auprès de lui les principales tribus, il les transposa du cadre restreint et familial des groupements ethniques à celui, plus vaste et plus ouvert, d'une société nouvelle en voie de formation.

De plus, aux classifications ethniques d'antan, il paraît avoir voulu substituer ou au moins juxtaposer un autre système que l'on pourrait appeler technique. Au lieu que l'individu fût classé dans la société d'après son origine familiale ou sa situation juridique (hommes libres, affranchis, esclaves), il le fut, d'après plusieurs documents qui nous sont parvenus mais ne sont pas toujours clairs pour nous, selon ses capacités techniques. C'est ainsi qu'on voit apparaître des classifications comme celles des tireurs (à l'arc), musiciens, lecteurs de Coran, etc. On voit même s'ébaucher une institution que perfectionnera 'Abd al-Mu'min le successeur d'Ibn Toumert, et que nous baptiserions volontiers "école de cadres" : il s'agissait de jeunes gens, sélectionnés selon des critères qui nous sont inconnus et auxquels on donnait une formation sportive, doctrinale et politico-administrative. On peut penser que les élus appartenaient à des tribus différentes et étaient choisis en raison de leurs capacités.

Môme si Ibn Toumert a rêvé d'une société nouvelle, même s'il a commencé à l'organiser à Tinmal, même si son successeur en a conservé quelques éléments, comme l'école des cadres, cette société n'a pas duré longtemps et ne s'est pas implantée en Afrique du Nord. Après 'Abd al-Mu'min, les chroniqueurs ne nous parlent plus que des notables habituels et des tribus, et, après la chute des Almohades, on ne trouve plus que quelques traces purement formelles de l'organisation almohade dans le royaume hafside d'Ifriqiya.

En somme, dans quelque domaine que ce soit, la "révolution almohade" n'a pas duré plus longtemps que l'organisation politique almohade. Seul, le royaume hafside d'Ifriqiya à conservé parmi ses notables un certain nombre d'individus d'origine masmudienne ; ni la réforme doctrinale, ni l'organisation n'ont survécu au morcellement de l'empire. Que le temps ait manqué, c'est possible, puisque la construction almohade n'a pas duré plus de quatre-vingts ans dans son épanouissement. Mais il est vraisemblable aussi que la révolution ethnique portait en elle la ruine de tout le reste. La domination sans partage exercée sur une immense masse humaine par un groupe restreint, tout énergique et uni qu'il fût, est vite devenue insupportable et d'ailleurs l'histoire de l'empire comporte un grand nombre de révoltes, parfois difficilement réprimées, dans toutes les parties du territoire soumis. Peut-être faut-il aussi tenir compte de l'inertie sociale et politique des Berbères.

Certes leur histoire, tout au moins celle que nous connaissons, est fort mouvementée et a maintes fois abouti à ce qui apparaissait comme un bouleversement profond. Mais bien vite, la société berbère traditionnelle s'est reformée après ces remous passagers, avec ses divisions, ses particularismes, ses croyances, ses pratiques religieuses et juridiques. Même des hommes de la taille d'Ibn Tumart ou de 'Abd al-Mu'min n'ont pas réussi à infléchir longtemps le cours de l'histoire berbère.

QunaWara
Niveau 6
16 juillet 2018 à 22:14:04

Trois siècles passent ensuite sans que l'on puisse parler de révolution . C'est dans la seconde moitié du XVe siècle seulement que va s'esquisser, au Maroc seulement, une tentative de révolution autoritaire. Ailleurs les Turcs prennent le pouvoir et supplantent plus ou moins l'aristocratie locale, mais sans toucher à quoi que ce soit d'autre : économie, structures sociales, tout est resté sensiblement pareil à soi-même dans les provinces turques d'Alger, puis de Tunis.

Au Maroc, les événements vont suivre un autre cours. Une famille de descendants du Prophète est portée au pouvoir par des tribus du Sud marocain pour lutter contre les Portugais établis à Agadir et Safi. Peu à peu ces Sa'diens, comme on les a appelés par la suite, étendent leur autorité sur l'ensemble du Maroc : c'était chose faite à partir de l'année 1554. Les Turcs essayèrent bien de mettre la main aussi sur ce pays, mais après quelques vaines tentatives, ils y renoncèrent. Ils ne sont cependant pas étrangers à l'initiative prise par le sultan Ahmed al-Mansour (1578-1603) pour transformer profondément le Maroc. Ce souverain, avant d'accéder au pouvoir, avait vécu dans l'empire ottoman en réfugié politique et y avait admiré une organisation qui était alors dans tout son éclat. Revenu au Maroc et porté au trône, il s'efforça de transposer l'organisation ottomane dans son royaume . Il fit grand usage des renégats chrétiens qui lui permettaient de se passer des chefs de tribus et de leurs exigences , à la fois pour les commandements civils et les commandements militaires, s 'inspirant des exemples ottomans pour l'organisation de son armée et de son administration. Tout cela donna l'impression que le monarque marocain voulait réduire le rôle des tribus.

Autre note inédite : un essai d'orientation nouvelle de l'économie du pays. Depuis des siècles, la canne à sucre était cultivée au Maroc, mais sur des surfaces probablement modestes et uniquement pour les besoins de l'aristocratie locale. Les prédécesseurs saadiens d' Ahmed al-Mansour commencèrent à développer cette culture, mais il semble qu'il lui ait donné une ampleur jusque là inconnue, avec des périmètres d'irrigation et des sucreries où la main d'oeuvre noire jouait un rôle important, sinon le rôle essentiel. Le sucre ainsi produit était probablement destiné pour une part, comme précédemment, à la consommation locale, mais était aussi exporté vers l'Angleterre et l'Italie, en quantités non négligeables.

En effet Ahmed al-Mansour avait établi des relations actives, économiques et politiques, avec plusieurs puissances européennes, notamment la Grande Bretagne, plusieurs états italiens et la France, à l'exception de l'Espagne et du Portugal considérés comme ennemis. Ahmed al-Mansour voulait-il faire sortir le Maroc de son isolement séculaire et le mêler au train du monde européen ? On peut le penser.

Ainsi le souverain saadien engageait son royaume dans des voies nouvelles, secouant par la force des choses nombre de traditions invétérées. Le terme de révolution ne s'applique peut-être pas exactement à cette entreprise, puisqu'il n'est pas question d'action brutale ni brusquée. On peut néanmoins se demander si Ahmed al-Mansour n'avait pas l'intention de transformer le Maroc de fond en comble et de le mettre au rythme de plusieurs grands Etats de l'époque.

Le destin ne lui en laissa pas le temps : il fut enlevé par la peste au mois d'août 1603, encore dans la force de l'âge. Sa mort fut suivie par ce que l'on pourrait appeler une contre-révolution : au bout de peu de temps , plusieurs sucreries furent saccagées par les populations locales, pour des raisons que nos sources ne précisent malheureusement pas. Plusieurs renégats furent mis à mort au cours des compétitions dynastiques qui éclatèrent dès la disparition d'Ahmed. L'armée se désorganisa rapidement, faute de chefs et souvent de solde. Au bout de quelques années, il ne restait plus rien de ce qui avait été fait et le Maroc retournait à ses errements traditionnels, aggravés par une longue anarchie.

Après quoi, pendant deux siècles au moins, le Maghreb n'a pas connu de mouvement qui puisse être qualifié de révolutionnaire. Des insurrections locales et des coups d'État dans la régence d'Alger, de graves luttes de clans dans celle de Tunis, jusqu'à l'établissement de la dynastie husseinite (1705). Au Maroc, un retour à l'ordre, mais à l'ordre pour l'ordre, sous la poigne de fer de Mouley Ismaël, suivi d'une longue anarchie et d'insurrections berbères. Enfin, lorsqu'en 1830, 1881, et 1912 la France établit son autorité sur l'Algérie, la Tunisie et le Maroc successivement, des réactions plus ou moins vives et plus ou moins longues qui furent souvent le fait des éléments les plus conservateurs, ruraux et personnages religieux, mais rien qui évoque l'idée d'un bouleversement profond de la société.

En somme, tout au long de l'histoire antérieure à l'intervention européenne, les révolutions au Maghreb apparaissent comme peu nombreuses, peu durables et finalement peu efficaces. Elles sont avant tout caractérisées par la substitution d'un groupe ethnique dirigeant vainqueur à un autre et par le refus ou l'incapacité de ce groupe dirigeant vainqueur d'amener dans son jeu tel ou tel des autres groupements qu'il vient de soumettre. Est-ce manque d'imagination politique de la part des vainqueurs ou exacerbation des particularismes, si bien que l'on ne peut aboutir qu'à des ententes précaires , provisoires et limitées dans leur objet, ou bien stabilité foncière d'une société qui, bien avant la période historique avait trouvé un équilibre, perpétuellement troublé en surface, mais si profondément ancré dans le tréfonds des consciences collectives que toute innovation apparaissait comme suspecte et dangereuse et était bien vite annihilée ?

La nature même de la société islamique fournit aussi une explication de l'absence de révolutions proprement dites. Cette société n'est en effet que l'incarnation d'une société d'origine divine, telle qu'elle est esquissée dans le message coranique et telle qu'elle a été mise en pratique par le prophète Mohammed. Il est alors inconcevable qu'un croyant mette en cause ses fondements et même ses modalités principales. Autrement, il se placerait lui- même en dehors de la communauté islamique. Il en fut d'ailleurs de même dans la société chrétienne médiévale et jusqu'au XVIIIe siècle. Le révolutionnaire, personnage normal en Europe depuis deux siècles, n'est apparu que très tardivement. Il a fallu que le christianisme fût battu en brèche par la Réforme, la Renaissance et les Philosophes pour que la société chrétienne admette la possibilité du fait révolutionnaire.

L'arrivée des colonisateurs apporta peu à peu des modifications profondes à ce jeu politique stéréotypé.

Leur présence de conquérants, de non-musulmans provoqua d'abord des réflexes de défense que l'on voit jouer à plein dans les aventures d'un Abdelkader ou d'un Abdelkrim; c'était là réaction plutôt que révolution. Toutefois, les colonisateurs n'apportaient pas seulement avec eux leur occupation, mais aussi leurs civilisations et leurs idées. Us les mirent en pratique devant les Maghrébins et les leur inculquèrent même par la voie de l'école autant que par la voie de l'exemple.

Ainsi, de proche en proche, les luttes idéologiques se développèrent dans la société maghrébine, non pas, comme jadis, sous la forme de sectes religieuses antagonistes, mais sous forme de doctrines politiques diverses en compétition ouverte.

Souvent môme, quoique avec timidité, le colonisateur incita les Maghrébins à entrer dans l'arène politique ; l'exemple de l'Algérie à l'issue des deux guerres mondiales est le meilleur que l'on puisse en donner. Quelques précautions qu'il ait prises pour préserver les Maghrébins de l'idéologie révolutionnaire, le colonisateur ne fut pas capable de les en tenir à l'abri tant cette formule politique était entrée dans les moeurs de l'Occident.

C'est ainsi qu'aux révolutions ethniques du passé ont succédé peu à peu des tendances révolutionnaires idéologiques qui ont amené les hommes du Maghreb à s'affronter et à souhaiter de ci de là une transformation profonde de la société qu'ils avaient connue jusqu'alors. Les mouvements politiques du milieu de notre siècle ont tous pris l'apparence de mouvements révolutionnaires au sens occidental du terme ; tous ont pris l'étiquette socialiste ; ils ont plus ou moins réussi dans cette voie, tout au moins si l'on considère ce qui s'est passé jusqu'à maintenant.

335i
Niveau 10
19 juillet 2018 à 19:19:27

C'est vraiment intéressant et facile à lire, merci.

Kuna-Wara
Niveau 6
08 août 2018 à 00:06:50

:up:

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Sujet : Le Maghreb d'antan à t-il connu des révolutions ?
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