J'aimerais aborder avec vous un sujet : à partir de quel moment un historien est considéré comme non-fiable par ses pairs ? Que risque-t-il si il ne respecte pas les principes fondamentaux de sa discipline et fait des erreurs (ou ment et omet volontairement des choses dans sa pratique) ?
Je ne parle pas des historiens médiévaux ou antiques mais bien des historiens modernes, en gros des historiens de nos jours, des historiens qui écrivent des articles sur des revues considérés comme "fiables", "académiques" et qu'on consulte régulièrement.
Pour l'occasion, je suis tombé sur un cas précis de ce type avec l'histoire du Maghreb où un historien semble ignorer ou passer à la trappe des faits, et comme vous le savez cette région est sujette à beaucoup de polémiques, polémiques qui m'ont forcé à plonger dans la littérature historique et scientifique à ce sujet.
Petit pavé en vue, merci de lire car je pense que ça va être intéressant d'investiguer sur ça et d'en discuter.
J'ai récemment consulté un article de Ramzi Rouighi où il affirme ceci en première page (à la fois dans son livre et dans son article) :
En résumé, Rouighi affirme que jamais avant les Arabes il n'y a eu un peuple avec un sentiment d'unité culturelle (ou politique, ou autre) qui peuplait l'Afrique du Nord-Ouest/Maghreb. C'est un peu étrange de mêler l'unité culturelle à l'unité politique mais passons et parlons simplement de l'unité culturelle.
En fait, si. Avant les Arabes, il y avait bien un peuple qui partageait une certaine "unité" culturelle en Afrique du Nord-Ouest, il s'agit des Libyens comme le dit Strabon dans un de ses livres :
Les Libyens peuplaient toute la région s'étendant du Maroc à la Cyrénaïque (donc l'Afrique du Nord-Ouest). Des Libyens se sont eux-mêmes définis parfois comme tels, outre leurs diverses confédérations, comme le montre J.-L. Charlet dans un article :
Plus loin dans l'article, Rouighi affirme que "les Arabes ont inventé et unifié la région du Maghreb" et qu'avant ça, ce n'était pas une région "propre à elle-même" sauf que c'est vraisemblablement un mensonge et sophisme pour deux raisons.
1. Mensonge parce qu'avant d'être désigné comme tel, le Maghreb était déjà une région à part nommée la "Libye" (en référence au principal peuple qui y vivait) comme le souligne l'historien Samir Aounallah.
2. Sophisme car les Omeyyades (Arabes qui ont conquis tout le Maghreb) ont œuvré comme l'Empire Romain, le Maghreb n'était qu'une province parmi d'autres de "l'Empire Omeyyade" qui s'étendait du Maroc à la Perse, d'ailleurs le Maghreb/Afrique du Nord-Ouest était divisé en deux provinces distinctes sous les Omeyyades, le "Magrib" qui regroupait en gros le Maroc et l'Algérie, et "l'Ifrikiya" qui regroupait la Tunisie et la Libye, ce n'était même pas une seule et même province unifiée de Rabat à Tripoli.
Après ça le Maghreb est devenu une succession de royaumes indépendants les uns des autres, comme ça a toujours été le cas.
Rouighi affirme ensuite que "les Arabes ont inventé et unifié le peuple Berbère", sauf que non comme vu précédemment, les Libyens n'étaient rien d'autre que les ancêtres des Berbères (ce point est accepté académiquement) et il y avait bien un sentiment d'unité chez ce peuple bien avant les Omeyyades et bien avant Ibn Khaldoun.
Certains Berbères à l'époque de Luis del Mármol Carvajal (1524-1600) avaient même gardé le souvenir d'avoir des ancêtres issus du peuple Libyen (comme les "Jazouli" qui se revendiquaient descendants des Gétules) comme le rapporte Luis del Mármol Carvajal dans un passage de son livre :
Les Gétules étaient, comme les Maurii, d'origine Libyque/Libyenne comme le rapporte Strabon à diverses reprises. Donc compris dans l'ensemble culturel diversifié des Libyens.
Maintenant une question se pose : Pourquoi les Libyens se disaient Libyens et non pas Berbères ? Tout simplement car les Berbères ont été désignés par une foule de noms durant l'histoire, durant l'Antiquité, on les appelait (et ils s'appelaient eux-mêmes) "Libyens" comme vu précédemment puis à l'ère byzantine, le terme a progressivement été changé par celui de "Maures" comme le souligne Jean Pierre Laporte dans un article.
Juste avec l'exemple des Berbères Jazoulis qui se disaient descendants des Gétules, il n'y a aucun doute sur la continuité historique et culturelle entre les Berbères et les "Libyens".
Dans son livre cette fois, Ramzi Rouighi affirme que le mot "Amazigh" a été inventé par l'Académie Berbère et les Berbéristes, dans les années 70, afin de nier l'origine arabe du mot "Berbère".
Pourtant Léon l'Africain rapporte qu'à son époque (1527-1555), les différentes confédérations qui formaient le peuple Berbère (càd les Zénètes, Sanhadja, Masmouda, etc) utilisaient le terme "Amazigh" pour parler de leur propre langue et "Barbaresque" (retranscription de "Berbères" ?) était utilisé par les Arabes de la région bien qu'on sait que des Berbères, à cette époque, s'identifiaient également avec le nom de "Berbère".
Par "ces cinq peuples" Léon parle bien des cinq confédérations Berbères, qu'il nomme aussi "Blancs d'Afrique" ou "el Barbar".
En gros ces exemples prouvent que le terme "Amazigh" était utilisé en parallèle de "Berbère" pour désigner la même chose et qu'Amazigh était bien un terme utilisé par tous les Berbères pour désigner leur langue à une époque antérieure très lointaine. C'est d'ailleurs encore là une preuve que divers termes ont toujours été utilisés pour parler de l'ensemble des Berbères, et encore de nos jours, les Berbères utilisent les deux termes (Berbère et Amazigh) pour se désigner eux-mêmes.
J'ai lu les articles et le livre de cet historien et en gros le message que Rouighi a voulu faire passer dans son livre et ses articles c'est "Nous les Arabes, nous sommes un vrai peuple, vous les Berbères vous n'existez, en tant que peuple, que depuis la venue des Arabes chez vous, vous devez donc aux Arabes votre existence et votre unité ethnique, et en tant qu'inventeurs de votre peuple, vous ne devez plus considérer les Arabes comme des envahisseurs."
Je ne prétend pas avoir le même CV que Rouighi mais toutes ces déclarations semblent très contredites par les sources primaires et même par d'autres historiens. Rouighi semble vouloir faire dans l'idéologie plutôt que l'histoire, je tiens à préciser que les diverses tentatives d'escamoter la Berbérité du Maghreb depuis l'avènement du Panarabisme sont très bien documentées de nos jours.
Donc j'ai une question :
Que risque un historien pris en flagrant délit en train de mentir sciemment sur un sujet (volontairement ou non, je pense que le motif est idéologique/politique) ?