Triste malédiction que celle de redouter le moment de la douche pour quelqu'un à qui l'hygiène importe autant qu'à moi. Ironique coup du sort que de nourrir des angoisses à la simple idée de cet instant de détente. Morne infortune que celle qui distille des pépites de détresse jusque dans le quotidien.
Voyez-vous, amis, j'ai peur des tapis de bain. Depuis aussi longtemps que remontent mes souvenirs, ces invertébrés squameux qui hantent nos salles de bain m'inspirent, non seulement un dégoût viscéral, mais aussi une peur sourde, lancinante, primitive. Poser mon pied sur leur corps duveteux et déjà je m'imagine le monstre s'éveiller et refermer sur mon mollet sa mâchoire d'acier, tel une vive qui attendrait patiemment qu'un inconscient malheureux ne vienne jusqu'à elle.
Ma peur devint terreur quand je réalisai au fur et à mesure de ma croissance, de ma maturité et de ma découverte du monde que, si d'une salle de bain à une autre certains éléments variaient ( rideau de douche, placard, etc. ), les tapis de bain constituaient un inquiétant dénominateur commun. Chaque maison, chaque famille, chaque foyer, abrite en son intimité une bête dangereuse qu'elle a admis sans se poser de question, un monstre primitif à la violence latente qui, patiemment, attend l'heure où enfin ses crocs s'enfonceront dans la chair innocent de ceux qui tantôt leur marchaient dessus.
Ce jour, je le sens, viendra, où d'un commun accord, comme mû par quelque signal primitif, les tapis de bain du monde entier s'éveilleront comme les mille yeux d'un même démon. L'Humanité craint l'autre, l'extérieur ; comment peut-elle s'attendre à ce que sa fin vienne de chez elle ?
Le fardeau de ma lucidité de Cassandre me fait ployer sous une peur terrible et pesante, car c'est seul que je porte les inquiétudes et terreurs que l'Humanité insouciante oublie de nourrir à l'égard des tapis de bain. Je suis le prophète incompris, le messager d'un autre temps, le voyageur messianique... condamné à savoir et à ne rien pouvoir y faire.
J'ai peur des tapis de bain.
