Chapitre 53
Dans la taverne, les hurlements des ivrognes se mêlaient à la lutte que menaient les deux compétiteurs. Shezarr observa son adversaire sous le bord de la capuche qui lui masquait le haut du visage. Un grand khajiit brun au visage de tigre, aux bras épais comme des troncs, qui était sans mal parvenu en finale. La poigne du félin était en effet incroyable, et il gagnait peu à peu du terrain sur le rougegarde, ne lui laissant que quelques centimètres de marge avant que son avantage ne disparaisse. Son coude s'enfonça douloureusement dans le buffet, alors qu'il tentait de stopper l'avancée du colosse, dont le front était désormais parcouru d'énormes veines, sous le coup de la force et de la concentration déployées. Le khajiit remonta à la verticale malgré les efforts du voyageur pour l'en empêcher, et se mit même à gagner du terrain, millimètre par millimètre.
Shezarr sourit furtivement, secoua la tête, et cessa de chercher une victoire conventionnelle, convaincu que son opposant avait encore de la réserve, et l'écraserait au premier signe de faiblesse de sa part. Il banda néanmoins ses muscles, et parvint à regagner un ou deux centimètres au prix d'un effort non négligeable. Les bras des deux finalistes s'immobilisèrent alors, à mi-chemin entre les deux côtés du comptoir. La sueur leur coulait du front, bien que nul ne soit préoccupé d'autre chose que de leur affrontement. Autour d'eux, les spectateurs, en transe, acclamaient joyeusement leur participant favori, faisant trembler les murs de la taverne. La récompense avait de quoi faire plus d'un envieux, et la finale rassemblait deux hommes qui avaient respectivement écrasés tous leurs adversaires précédents. Pour le khajiit, il s'agissait autant d'une question honneur que d'argent, mais le rougegarde ne considérait pas les choses ainsi.
Soudain, Shezarr réduisit presque entièrement sa force, et son opposant n'osa pas forcer, intrigué. Alors qu'une lutte interne s'entamait pour le félin, qui redoutait un piège, l'homme chuchota, de manière à ce que seul son adversaire puisse l'entendre :
- J'abandonne.
Au moment où les yeux du khajiit se plissaient, cherchant à savoir s'il s'agissait d'une feinte ou non, le rougegarde enfonça ses talons dans ses bottes, posa la main gauche sur sa cuisse, et poussa de toutes ses forces. Bénéficiant du détournement d'attention que sa déclaration avait provoqué chez son opposant, ainsi ancré dans le sol, ses chances de victoire venaient d'exploser. La main du félidé s'écrasa violemment contre la table, tandis que la sienne y restait fermement agrippée, comme pour assurer sa victoire.
- Impossible ! s'indigna immédiatement un vieillard qui assistait à la compétition. Battre Jal-Aiq au bras de fer ? Il n'a jamais perdu, et un vulgaire nomade parvient à décrocher la victoire ? Un maléfice, rien de plus !
- Non, vieil homme, répliqua le rougegarde en se levant. Les règles étaient claires, et personne ne peut contester le résultat. J'ai bien mérité ma récompense, je crois.
- Toi... marmona le khajiit, à bout de nerfs. Tu n'as pas joué de manière loyale ! J'exige une revanche !
- Je vais me contenter d'une victoire, rétorqua distraitement Shezarr en attrapant au vol la récompense que lui avait lancé le gérant, maitre des paris et organisateur de la compétition.
Le félin renifla bruyemment, écumant d'orgueil, ouvrit sa besace, en tira une bourse pleine à craquer, et la brandit face au vainqueur, l'air mauvais. Lorsque le rougegarde s'en approcha, il la retira vivement hors de portée, et lui adressa un geste obscène.
- Main gauche, grogna le perdant en se mettant en position, un regard assassin sur le visage.
Le rougegarde sourit, estima un instant la somme qu'il venait de contempler, et prit finalement place sur son tabouret. Il agrippa fermement la main de son adversaire, presque deux fois plus grosse que la sienne. Cette fois-ci, la ruse ne fonctionnerait pas. Mais peu lui importait.
- Main gauche, tu en es certain ? fit Shezarr, dubitatif.
- Ne te fous pas de moi, grogna le félin. Je suis aussi puissant du côté d'un côté que de l'autre, figure toi. Et ce n'est malheureusement pas ton cas, vu comment tu te tiens bancalement. Tu n'as pas l'habitude d'utiliser cette main, n'est-ce pas ?
- Non, c'est le moins qu'on puisse dire...
- On dirait bien que les mensonges et les stratagèmes ne sont plus ton fort, serait-ce en raison de la peur ? Allez, tu es prêt à perdre l'argent que tu viens miraculeusement de remporter ?
Alors que l'assemblée se mettait à échanger fébrilement sur l'issue de l'affrontement, le serveur, qui avait noté le montant de la victoire précédente, s'avança, et frappa dans ses mains.
- Allez-y !
Un choc sourd retentit, accompagné d'un vague gémissement, mais tout fut noyé par les acclamations du public. Cependant, les cris laissèrent place aux murmures en quelques secondes seulement. Tout le monde s'était figé.
Le khajiit, hébété, baissa les yeux et contempla sa main sanguinolente, enfoncée de plusieurs centimètres dans la table par celle du rougegarde.
- Que...
Shezarr se leva, s'empara de la bourse avec un sifflement satisfait, rabattit un peu plus sa capuche sur son visage, s'inclina devant l'assemblée inquiète qui s'était formée autour de la scène, et quitta la taverne sans tarder, laissant son adversaire déchaîner sa rage.
Le ciel qu'il retrouva s'était considérablement assombrit, et la fin d'après-midi durant laquelle il s'était engouffré dans la taverne avait laissé place à une nuit d'hiver désertique.
Neloth l'attendait à la sortie, adossé contre la facade d'une maison en ruines, à moitié visible grâce à la lumière jaillissant de l'auberge.
- Alors ? fit le jeune Dunmer, hésitant.
Shezarr sourit et lui montra fièrement son butin.
- Je pense qu'il y a de quoi échanger nos chameaux pour de nouvelles montures, dit-il pensivement. Nous allons pouvoir repartir d'ici demain, si le temps le permet. Et à cheval, en plus de cela.
L'elfe noir émit un soupir de soulagement. Ils allaient pouvoir continuer leur route sans passer plus d'une nuit à Skaven.
Depuis quelques semaines, ils avaient adopté une stratégie simple mais efficace, afin de pouvoir avancer rapidement pour des efforts modérés. Dès qu'ils pénétraient dans une nouvelle ville ou un nouveau village, ils se séparaient, et traversaient la cité chacun de leur côté. Tandis que Shezarr se chargeait de repérer tout ce qui pourrait lui assurer une somme convenable pour se réapprovisionner en vivres, Neloth parcourait les lieux à la recherche d'une auberge modérément chère, mais à l'abri des envieux.
En raison du long trajet qu'ils effectuaient, le risque que le rougegarde soit suivit ou détroussé de sa bourse par ceux qui lui avaient donné était considérablement réduit, et ils pouvaient passer une nuit au chaud, sans craindre les potentiels dangers qui habitaient les quartiers modestes une fois le soir tombé.
Mais Skaven était la première grande ville dans laquelle ils faisaient escale depuis leur départ de Sentinelle, et le nombre astronomique de passants s'avérait être un sérieux problème lorsqu'il s'agissait de conserver son or durablement. Ils avaient donc préféré faire route ensemble tout en restant vigilants, en évitant les quartiers marchands, souvent noirs de monde, et les zones aisées, où le coût de l'asile se révélait bien trop élevé. Ils se trouvaient donc dans une zone peu recommandable, fréquentée exclusivement par les chasseurs de primes, mercenaires et espions en service. Les quelques gardes qu'ils avaient croisé en s'aventurant dans les bas-fonds étaient prudents, et surveillaient fébrilement leurs alentours. L'odeur de la misère se mêlait ici à celle du meurtre et du vol, embaumant les rues d'un parfum âcre et sordide. Malheureusement pour les deux voyageurs, la nuit était bien avancée, et il était exclut de la passer dehors, dans un endroit plus proche du coupe-gorge que des quartiers modestes dont ils se contentaient d'ordinaire. Ils allaient donc devoir trouver une auberge rapidement, au détriment de la sécurité.
Un rougegarde titubant sortit de la taverne, un verre à la main, et s'adossa à la maison détruite, juste à côté de Neloth.
- C'tait un g... grand m'ment. Jal-Aiq est fu... furieux d'sa défaite, v'pouvez m'croire. V'nêtes pas du co... pas du coin, n'est-ce pas ?
- Nous voyageons sur les routes de Tamriel depuis sept ans afin de former les volontaires aux arts martiaux, mentit Shezarr avec une aisance et une spontanéité surprenantes. Mais nous préférons garder l'anonymat.
Le regard entendu qu'il jeta à Neloth lui indiqua qu'il ferait mieux de rester en retrait pour le moment.
L'ivrogne reprit, hoquetant, un grand sourire en travers de la figure.
- Oh... Oui, nat'rellement, l'ano.... L'anonym... Enfin, vous faites b... bien. C'pas un... coin pour les voyageurs, ici.
Le rougegarde hocha la tête avec une approbation exagérée, et se traîna de nouveau vers la taverne, ayant vidé sa choppe. Neloth jeta un coup d'œil à son compagnon.
- Les arts martiaux ? Vous auriez pu trouver mieux, tout de même...
- On est jamais trop prudent, fit ce dernier. Autant les intimider tant que nous le pouvons encore, nous n'en seront que plus serein cette nuit. Allez, ne traînons pas. Il fa commencer à faire froid.
La température chuta en effet rapidement, les plongeant en seulement quelques minutes dans un froid intense. Ils se fondirent entre les batiments délabrés, grelottants, et disparurent à l'angle d'une ruelle. Ils poursuivirent leur chemin, à la recherche d'un lieu où dormir. L'architecture splendide des quartiers riches laissait ici place à un style plus ancien, qui aurait pu avoir son charme si la zone n'avait pas été laissée à l'abandon. Les pavés du sol étaient délogés, parsemant parfois leur chemin de longues ouvertures remplies de sable. Les bâtiments, dont certains étaient au bord de l'effondrement, semblaient tassés par le poids de la misère, et leurs facades craquelées étaient couvertes d'avis de recherche illisibles ou déchirés. Les passants étaient rares, et hâtaient le pas, faisant de leurs ombres de longues traînées sombres glissant sous les lumières éparses des torches malmenées par le vent.
Alors qu'ils débouchaient sur une rue à peine plus large que les précédentes, un écriteau attira l'attention de Neloth, qui donna un discret coup de coude à son voisin. Le silence semblait les écraser, les dissuadant de parler de peur d'attirer l'attention d'individus peu recommandables.
La facade de l'auberge, une vieille bicoque en bois, n'était illuminée que par la lanterne rouillée accrochée à la poignée de la porte. Sur le panneau était écrit «Bienvenue au Vasard Mouvant».