DC : The New Frontier est une mini-série composée de six issues over-sized, scénarisée, dessinée par Darwyn Cooke et colorée par Dave Stewart en 2004.
Débutant son intrigue à la fin de la seconde guerre mondiale, elle s'achève au seuil des années 60 et s'intéresse dans l'intervalle à ce moment si particulier de l'histoire du comic : le passage des héros dits du "golden age", stars des comics de guerre, de western, d'exploration ou des premières aventures super-héroïques, à ceux du silver age initié par Marvel, avec ses personnages plus incarnés en proie à la lutte avec leur identité secrète et avec les nouveaux défis de la société post-industrielle.
On a souvent pu rapprocher structurellement ce New Frontier du Watchmen d'Alan Moore ; les deux œuvres mettent ainsi en scène la transition vers une autre société d'après-guerre, caractérisée par les tensions de la Guerre Froide et les inégalités sociales qui minent de l'intérieur la société américaine. En outre, les deux histoires fonctionnent malgré leurs différences sur un schéma binaire vaguement similaire : une première partie plus orientée enquête tourne peu à peu franchement dans la science-fiction et le registre de l'épique vers la fin du recueil.
Les convergences s'arrêtent toutefois ici, essentiellement parce que chez Cooke le message est positif. Il cherche par cette intrigue excellemment écrite à mettre en lumière un passage de témoin qui se conçoit bien plus dans la combinaison que dans l'opposition, et c'est pourquoi la majeure partie du bouquin fait la part belle à tout un tas de personnages et de séries typiques des années 50 : ainsi, par-delà les (excellentes) origin stories de héros tels que Barry ou Hal que l'on redécouvre, les personnages mis à l'honneur sont bien plus les Losers, le Suicide Squad originel, les géniaux Challengers of the Unknwon de Kirby, les soldats de The War that Time Forgot et surtout J'onn J'onzz, le Martian Manhunter, qui tient peut-être là sa meilleure histoire.
On note d'ailleurs dans le livre un traitement très intéressant de la fameuse "trinity" du golden age, qui doit elle aussi s'adapter à ce nouvel âge : Batman est plutôt effacé, Diana mise sur la touche une grande partie de l'intrigue et Superman enfermé dans ses contradictions.
C'est d'ailleurs toujours autour de cette question de la mutation de la société que tourne le propos métaphorique et finalement philosophique du comic. Depuis son titre jusqu'à son épilogue, il file constamment un parallèle entre le discours d'investiture de Kennedy en 1960 sur la "nouvelle frontière" et l'apparition de nouveaux héros - ou de nouvelles manières d'être héroïque - liée à l'émergence d'une société nouvelle, tout à la fois holiste et libérale, qui compte sur la somme réunie des individualités mises en valeur pour répondre à tous les défis du monde moderne : conquête de l'espace, place des femmes dans la société, équilibrage des droits entre blancs et noirs, reprise économique et on en passe.
The New Frontier peut sembler parfois, dans une certaine mesure, un livre-monstre : il fait intervenir un nombre très important de personnages, souvent mal connus du néophyte, et leurs intrigues se retrouvent toutes mêlées dans un découpage assez cuté qui fait changer de scènes et d'acteurs toutes les deux ou trois pages en moyenne, au moins dans la première partie de l'intrigue. Il comporte en outre plusieurs passages un peu arides - extraits de journaux, briefing scientifique, histoire de SF imbriquée - de "documentation" qui viennent backer l'histoire principale. Si cette écriture très fragmentaire peut avoir le "défaut" de perdre les lecteurs les moins attentifs, elle a le grand mérite de largement participer à construire cet aspect de grande fresque des États-Unis dans les années 50 qui donne tout son cachet à l'intrigue.
Au niveau des dessins, là encore, le trait cartoon de Cooke fait des merveilles. Parfaitement adapté à l'ambiance rétro que l'histoire utilise, il nous fait naviguer dans un monde pulp, idéal, naïf dans le meilleur sens du terme, onirique, héroïque avec les yeux de l'enfant en bref, auquel il est à peu près impossible de résister pour peu qu'on soit un minimum bienveillant envers le média. On ressent toute la force, l'énergie, la grandeur de ces héros qui luttent dans un combat qui sait être manichéen sans bêtise. Le travail de coloriste de Dave Stewart est, comme à l'ordinaire, excellent. Flashy mais riches en nuances, il sait créer avec pertinence de nombreuses ambiances pour soutenir le vaste panorama de destinations offert par Cooke, et il participe largement à atteindre l'objectif recherché par la partie graphique de New Frontier : rendre les héros iconiques, au sens le plus plein du terme.
En bref, DC : the New Frontier est un excellent comic, aux niveaux de lecture multiples et à l'exécution parfaite. Qu'on veuille voir derrière cette intrigue un simple hommage aux comics des années 50, une méta-réflexion sur l'émergence du silver age ou une fable politique sur l'esprit américain post-seconde guerre mondiale, peu importe. Tout fonctionne à merveille au sein d'une histoire proprement héroïque qui n'oublie jamais de distraire malgré la grande richesse de son propos - j'ai l'impression d'avoir laissé de côté des dizaines de détails intéressants -, et Cooke nous livre par là un travail titanesque mené d'une main de maître, tant dans son exécution littéraire que graphique. Un must-have et, surtout, la vision d'un homme qui domine et embrasse tout son média d'expression. Magistral.
On profite également du présent topic, illustrant probablement le plus grand de ses travaux, pour laisser un petit hommage et un immense merci à ce grand homme du comics, emporté cette année à l'âge de 53 ans des suites d'un cancer. Une pensée pour lui, sa famille, ses proches.