Avant-propos
L’idée de raconter l’histoire de Jeuxvideo.com avait germé dans mon esprit il y a de nombreuses années. J’éprouvais depuis longtemps le besoin de partager un certain nombre d’anecdotes et de dévoiler les coulisses d’un site qui est aussi une entreprise.
Après avoir quitté la direction de Jeuxvideo.com en août 2012, j’ai disposé du temps nécessaire et me suis consacré pleinement à l’écriture de ce livre. Cela me permettait de clore en beauté ce gros chapitre de ma vie. Bizarrement, je voyais là un moyen de « sauvegarder », comme dans une partie de jeu vidéo ! J’avais joué à un grand jeu de stratégie pendant dix-sept ans, j’avais fait un high score, et il me fallait enregistrer ma progression pour éviter de tout perdre. Écrire ce livre, c’était donc sauvegarder l’ensemble de ces souvenirs accumulés tout au long de ma partie, et vous les faire partager.
Ce modeste ouvrage vous présente la création et le développement de Jeuxvideo.com tels que je les ai vécus. Ne vous attendez pas à y trouver une forme d’objectivité journalistique : j’ai préféré au contraire raconter les événements tels que je les ai ressentis. Néanmoins, tout ce que je raconte est vrai !
J’ai tenté de relater cette histoire en gardant en tête mon état d’esprit de l’époque afin d’éviter d’altérer des faits anciens par une relecture contemporaine, écueil classique des chefs d’entreprise lorsqu’ils racontent leur réussite. Pour m’aider, j’avais heureusement à disposition l’ensemble de mes emails depuis 1997, soit près de cent cinquante mille messages, rien qu’en comptant ceux que j’ai envoyés. Vous avez le droit de penser que je suis un maniaque d’avoir conservé tout ça !
Dans cet ouvrage, je raconte comment j’ai vécu de l’intérieur de nombreux événements connus de nos lecteurs, mais aussi beaucoup d’anecdotes que seuls peuvent connaître ceux qui ont fréquenté de près Jeuxvideo.com. Certaines d’entre elles pourront même étonner mes plus proches collaborateurs.
Voici donc le livre d’un jeune homme qui a eu la chance de faire de sa passion des jeux vidéo son métier. C’est aussi le livre d’un entrepreneur qui n’était pas du tout destiné à le devenir, terrorisé qu’il était à l’idée de passer un simple coup de fil à un client. C’est enfin l’histoire singulière d’une équipe de passionnés payés pour jouer, dont le site a connu une réussite fulgurante déjouant toutes les prévisions. Le tout depuis la petite ville d’Aurillac, au pied des volcans d’Auvergne.
Bienvenue dans les coulisses de Jeuxvideo.com !
Sébastien Pissavy
I. L’encyclopédie
Février 1995, j’étais appelé sous les drapeaux. Dix longs mois à passer au 92ᵉ régiment d’infanterie de Clermont-Ferrand. J’y effectuais mon service militaire, un vestige de l’histoire tragique du XXᵉ siècle, quand le pays mobilisait des millions de jeunes gens pour défendre la patrie. Après quelques semaines passées à jouer à la guerre, qui n’avaient aucunement éveillé en moi un quelconque appétit pour le maniement des armes, j’étais muté à la cellule informatique du régiment. Un endroit beaucoup plus calme, où les seules armes que je manipulais désormais étaient le clavier et la souris. Très vite, j'ai noté que les travaux qu’on nous confiait étaient loin de remplir nos journées, ce qui laissait à la dizaine d’appelés informaticiens dont je faisais partie le temps de jouer discrètement sur nos PC. Les Doom II, Terminal Velocity ou Dune II n’eurent bientôt plus de secrets pour nous.
À ce stade, il faut que je vous dise que l’informatique était pour moi à vingt et un ans une vraie passion, et que j’y consacrais la plupart de mon temps libre. Je jouais, bien sûr. Mais, plus encore, j’aimais bidouiller, expérimenter. Je programmais un peu dans les langages Pascal et C++. J’essayais de petits logiciels gratuits. En résumé, les ordinateurs et le jeu vidéo faisaient depuis très longtemps partie de ma culture, de mon mode de vie.
J’avais découvert l’informatique au début des années 1980, lorsque j’étais en classe de sixième, grâce au petit micro-ordinateur VG-5000 de Philips qu’un père Noël bien inspiré avait eu la bonne idée de déposer au pied du sapin familial. C’était un bijou technologique ! 16 Ko de mémoire vive, et une dizaine de couleurs affichables à l’écran. Grâce à lui, la télé familiale se transformait en un nouveau monde, inconnu et merveilleux à la fois ! Les jeux du VG-5000 étaient distribués sur cassettes. Celles-ci étaient rares et chères. Les programmes mettaient un temps interminable à se charger depuis le magnétophone externe branché à l’ordinateur. Largement le temps d’aller goûter pour patienter. Et quand je revenais, j’avais souvent la désagréable surprise de trouver une erreur de chargement. Il ne restait plus qu’à rembobiner la cassette, et à recommencer. En croisant les doigts pour que la cassette ne soit pas définitivement illisible !
Plus tard, à l’âge où mes copains rêvaient d’une mobylette pour prendre leur indépendance, ce que je désirais plus que tout, c’était un micro-ordinateur, un Amstrad CPC 6128. Celui-ci a fini par arriver un beau jour au pied du sapin. Ce fut pour moi une révélation. Je me suis mis alors à me passionner véritablement pour cet ordinateur. J’achetais la presse spécialisée : Amstrad cent pour cent, AM-Mag, Amstar… Et je jouais à des dizaines de jeux mythiques, qui sont encore dans la mémoire de nombreux joueurs de cette époque : Sorcery, Sram, Renegade, Gryzor, 1943, Defender of the Crown, Winter Games, Crazy Cars…
Dans le même temps, le Minitel est arrivé à la maison. Un camarade de classe m’a fait découvrir cet ancêtre français et monochrome du Web, et surtout RTEL. C’était un service de messagerie où se rassemblait une multitude de passionnés d’informatique afin d’y échanger idées et bidouilles. Pour me connecter au service, j’ai dû prendre un pseudonyme. J’ai choisi Lightman, du nom du héros d’un de mes films préférés : WarGames [1]. Je ne le savais pas encore, mais ce pseudonyme de Lightman me suivrait pendant des années, au point que beaucoup de gens aujourd’hui encore ne me connaissent que sous cette appellation.
J’étais donc inscrit sur RTEL. C’est là que j’ai rencontré de nombreux autres passionnés avec qui échanger et participer à des projets collectifs. Un jour, j’ai même été engagé dans un projet de création de jeu d’aventure en tant que graphiste. Sans doute le plus mauvais graphiste de l’histoire du jeu vidéo ! Malgré la signature d’un contrat d’édition, le jeu n’a jamais vu le jour. Néanmoins, il m’a donné le goût des projets vidéoludiques ambitieux.
L’Amstrad m’a permis aussi de me frotter à la rédaction d’un fanzine personnel de quatre pages, que j’ai intitulé CPC MAG et que je diffusais au compte-gouttes à quelques amis et contacts… Autant dire une distribution très confidentielle ! Je consacrais de longues heures à rédiger et à mettre en pages chaque numéro. C’était long, terriblement fastidieux, mais j’adorais ça, malgré des moyens dérisoires. J’imprimais le fanzine sur une imprimante matricielle, qui me servait également de scanner rudimentaire en noir et blanc. Enfin, j’utilisais un logiciel de mise en pages antédiluvien, que je ne pouvais piloter qu’avec mon joystick, puisque je n’avais pas de souris ! Bref, un véritable travail de fourmi — mais quel plaisir de découvrir après impression une feuille de chou qui ressemblait à un vrai journal ! J’ai gardé de cette expérience le goût pour la création de rédactionnel vidéoludique.
Et puis, le bac en poche, l’Amiga 500 de Commodore est venu remplacer l’Amstrad CPC. Des graphismes somptueux, bien plus impressionnants que ceux des PC de l’époque, et une quantité de jeux phénoménale ! Des jeux d’autant plus accessibles au petit pirate que j’étais que les disquettes de trois pouces et demi de l’Amiga étaient peu onéreuses, contrairement à celles de trois pouces de l’Amstrad ! Le piratage de jeux vidéo était déjà très répandu sur les micro-ordinateurs du début des années 1990. C’était d’ailleurs un avantage décisif dans l’esprit des joueurs quand venait le temps de décider quelle machine de jeu acheter : les consoles coûtaient beaucoup plus cher à l’usage, puisqu’il n’y avait pas d’autre solution que d’acheter les jeux !
J’ai beaucoup joué sur Amiga, car la machine s’y prêtait. Des jeux d’action, de sport, d’aventure, de course… Shadow of the Beast, Kick Off, Sensible Soccer, Rick Dangerous, Monkey Island, Lemmings, Nord et Sud, Wings, Silkworm, Another World, Pang, Lotus Esprit Turbo Challenge, Turrican, Great Courts, Pinball Dreams et Superfrog… Des jeux inoubliables, restés dans les mémoires de toute une génération de joueurs aujourd’hui quadragénaires.
Au-delà de ma passion pour les jeux, je participais aussi à des projets collaboratifs, dont la création de démos avec un groupuscule de passionnés rencontrés sur RTEL. Les démos étaient des programmes informatiques destinés à montrer de quoi votre machine de prédilection était capable. Leurs créateurs étaient aussi bien des techniciens (programmation) que de véritables artistes (graphismes et musique). J’essayais ainsi de bricoler quelques bouts de démos, tout en continuant à lire assidûment la presse spécialisée : Amiga Revue, Amiga News…
Deux ans plus tard, la machine de Commodore n’ayant pas su évoluer et ne répondant plus que partiellement à mes besoins de jeune étudiant en informatique, un PC 486 s’est substitué à l’Amiga. Un premier PC, que je devais à la générosité d’un grand-oncle bienveillant, sans lequel la suite de ce livre n’aurait donc pas été possible. Du fait de ses capacités graphiques et musicales plus limitées, je jouais moins sur ce nouvel ordinateur. En revanche, j’ai alors
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[1] Film sorti en 1983 dans lequel le héros, David Lightman, incarné par Matthew Broderick, est un adolescent fan de jeux vidéo et génie du piratage informatique qui sans le savoir manque de déclencher une guerre thermonucléaire globale.