Blabla 15-18 ans

Au son de la fanfare du Diable, le créateur des emballages de disques compacts fit son entrée par les grilles enflammées de l'Enfer.
-Nous avions envie de le convoquer ici-bas depuis longtemps, confia l'Esprit du Mal à ses suppôts, mais nous avons préféré attendre, car il faisait un travail du tonnerre, là-haut, à envelopper les CD de Cellophane avec cette fichue languette d'ouverture. Invitez-le à dîner, et pensez aussi à convier les rédacteurs de manuels informatiques.
Satan s'éclipsa, sans prendre le temps d'assister aux chaleureux témoignages d'affection destinés à l'inventeur.
-Belzebuth, le prince des démons lui-même s'est méchamment coupé en essayant d'ouvrir une compilation de Barbara Streisand, souffla un diablotin.
Un gros serpent se glissa jusqu'à l'inventeur et vint s'enrouler autour de sa jambe :
-Avant, il n'avait d'yeux que pour les frabricants de télécommandes, pour leurs minuscules boutons serrés les uns contre les autres et leurs abréviations énigmatiques, soupira le serpent. Mais, maintenant, il ne jure plus que par toi ! Allez, viens, nous allons te préparer pour le dîner. Nous parlerons de ton affectation plus tard...
Alors qu'il conduisait l'inventeur vers les salons d'habillage de l'Enfer, un regard pénétrant, mêlé de convoitise, éclaira la face du reptile :
-Dis-moi, comment t'y es-tu pris ? Comment as-tu trouvé cet emballage ? Tout le monde se pose la question !
Les pieds confortablement embrasés et flatté par tant de reconnaissance, l'inventeur commença à se sentir à l'aise dans son nouvel environnement.
-Le coffret en plastique des premiers CD était beaucoup trop facile à ouvrir, expliqua-t-il. Et puisqu'il fallait vraiment compliquer la tâche des consommateurs, autant le faire sérieusement ! Je voulais un emballage qui obligerait les gens à courir chercher un couteau à la cuisine pour qu'ils aient, au moins, une chance de se trancher la main.
-C'est là que tu as eu l'idée de mettre les coffrets sous film ? interrompit le serpent.
-Ce qui me plaisait dans le film plastique, qui a fait l'affaire quelques temps, c'est qu'il n'y avait absolument aucun moyen d'y glisser un ongle ou quoi que ce soit pour le déchirer. Mais on pouvait améliorer le système. Alors j'ai eu l'idée de la Cellophane. Une enveloppe de Cellophane dont on pensait qu'il suffisait de tirer la languette pour l'ouvrir, alors qu'en réalité il n'y avait pas la moindre languette !
Ce soir-là, lors du banquet organisé une fois par éternité en l'honneur des nouveaux venus, le Diable fit asseoir l'inventeur à sa droite, tandis qu'à sa gauche prenait place Cerbère, éminent créateur de l'ananas. Le Diable devisa longtemps avec l'inventeur, puis lui demanda de déboucher une bouteille de vin, mais avec un tire-bouchon à lames ! L'inventeur transpira à grosses gouttes et ne débarrassa la bouteille de son bouchon qu'une bonne heure plus tard...
Dans un premier temps, aucun des convives n'avait remarqué le tumulte étouffé qui enflait au-dessus de leurs têtes, et qui céda bientôt la place à une clameur prolongée. Tous finirent par lever les yeux au plafond, et le Diable lui-même s'aperçut enfin que quelque chose avait détourné leur attention. À son tour, il regarda en l'air...
Dans la voûte éthérée planaient trois anges, chacun tenant un objet dans les mains. L'inventeur reconnut aussitôt la brique de lait, la pochette de congélation à fermeture à glissière et la banane - trois emballages de conception parfaite. Il se souvint alors combien il les avait admirés avant de succomber lui-même au Mal.
Les trois anges volèrent gracieusement vers le dais. L'un d'eux plaça la pochette de congélation au-dessus des créateurs du flacon d'aspirine et les baigna d'une lumière surnaturelle. De la banane rayonna une lueur ambrée qui enveloppa Cerbère, gardien des Enfers et père de l'ananas, tandis que l'éclat lactescent de la brique innonda l'emballeur de CD. Soudain, le Diable se dressa d'un bond, éructa quelques mots de latin et, furieux, prit congé.
Après ce fiasco, l'inventeur regagna sa chambre et tripota les cinq télécommandes nécessaires au fonctionnement de son magnétoscope. Exaspéré, il ferma les yeux et songea à l'éternité qui l'attendait dans la désolation de l'Enfer. Il se dit qu'il ne reverrait probablement plus jamais un flocon de neige ni un cône glacé au chocolat. Mais le souvenir de l'excellent dîner dont il sortait atténua quelque peu le prestige des flocons et des glaces. Après tout, l'éternité ne s'annonçait peut-être pas aussi mal que ça... Déjà, on frappait à la porte. Le serpent entra :
-Le Diable m'a chargé de t'indiquer ton affectation. Il lui arrive d'avoir de violentes migraines, et il souhaiterait que tu sois à ses côtés pour ouvrir le flacon d'aspirine.
-Ça me paraît faisable, rétorqua l'inventeur.
-Sache tout de même qu'il exige à chaque fois qu'on ouvre un flacon neuf. Il te faudra défaire le collier de fermeture à toute épreuve, ôter la capsule de sécurité pour les enfants et l'opercule d'aluminium.
-Pas de problème, répondit l'inventeur d'un ton dégagé.
-Parfait ! conclut le serpent en se dirigeant vers la porte.
À cet instant, l'inventeur sentit un frisson lui parcourir l'échine.
-Attends ! fit-il d'une voix tremblante. Qui se chargera d'ôter le tampon d'ouate à l'intérieur du flacon ?
Le serpent pivota lentement. Ses traits convulsés s'étaient figés en un masque de démon. Un grondement caverneux sortit de sa gorge, comme jailli des profondeurs des Ténèbres :
-Quelle question ! Toi, bien sûr !
Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !

Cet homme vient de révolutionner la littérature dans le plus grand des calmes un alliage du surréalisme et du symbolisme parfait

Je viens de relire ce texte, et je pense qu'il est ce que j'ai pu lire de plus surprenant en 2018