B) Toujours les mêmes délits d’initiés
C’est le premier gros coup de Saccard dans le roman, par l’entremise d’Huret, qui travaille au ministère, il est averti d’une trêve signée entre l’Italie et la Prusse: la guerre est terminée. L’Europe est en (précaire) paix mais elle l’ignore encore et tous les marchés sont à la baisse.
Rien de bien surprenant me direz-vous mais l’épisode illustre parfaitement la culture du positionnement camouflé chère aux « mains fortes »: plutôt que de débarquer au milieu de la bourse en criant « J’ACHÉTE TOUT » Saccard se charge et charge des courtiers d’acheter un peu partout, sur les marchés légaux et d’autres moins, le maximum d’actions de façon à rester sous le radar pour ne pas éventer son plan.
Voilà qui fera réfléchir ceux qui pensent que Goldman Sachs va Market Buy des bitcognes sur son appli Coinbase…
Il est à noter que cette manoeuvre est alors impunissable, le délit d’initié n’apparaissant en France sous ce terme qu’après l’intervention de l’ordonnance du 28 septembre 1967, il était néanmoins possible d’en poursuivre les auteurs sous la qualification de « délit d’action illicite sur les marché » dès la Loi du 3 décembre 1926.
Il était tout-à-fait possible, au XIXème siècle, de faire fortune en revendant ou jouant des informations boursières de première main. Un peu comme… chez nous.
C) Toujours le même Wash Trading
L’Argent décrit une opération classique de wash trading:
Daigremont, un investisseur puissant et respecté, a bâtit sa fortune en achetant une créance colossale de 50 Millions : celle de L’Hadamantine. Il a ensuite, fait circuler cette créance entre des courtiers à ses ordres jusqu’à ce qu’un marché naisse et qu’un prix s’établisse. Puis il a tout simplement déchargé son stock, faisant chuter le prix de 300 à 15 francs et empochant « des bénéfices énormes sur tout un petit monde de naïfs, ruinés du coup. » p.148
Créer un marché artificiel n’est pas plus compliqué que ça, il suffit de détenir un produit et d’en simuler une offre et une demande mais ça, tout ceux qui ont acheté du StrongHand le savent.
D) Toujours les mêmes scams
L’entreprise de Saccard, La Banque Universelle, repose sur différentes malversations mais la plus importante et la plus grave réside dans la répartition qui est faite des capitaux.
Une Société par Actions n’est pas censée détenir ses propres actions mais Saccard a fait acheter, via des prêtes-noms, la majorité des titres de l’Universelle dont il peut maintenant manipuler le cours.
C’est presque exactement la même arnaque que celle mise en place par Jordan Belfort dans Le Loup de Wall Street, à ceci près que l’action introduite en bourse est celle d’une société tierce (de fabrication de chaussures) dans le film.
https://www.youtube.com/watch?v=r90gz1_DjCI
E) et les mêmes moyens de lutter contre ces scams
Plus interessant encore, les problèmes posés par la multiplication des Sociétés par Actions frauduleuses du Second Empire sont exactement les mêmes que ceux posés par les ICO d’aujourd’hui et le législateur, si toutefois il a à coeur de faire du bon travail, se basera sur les lois du 17 juillet 1856, du 23 mai 1863 et du 24 juillet 1867 pour composer sa législation sur les ICO. (Ces lois demeurent par ailleurs valables aujourd’hui et n’ont subies que quelques retouches.)
Les enjeux sont les suivants :
- Protéger les souscripteurs contre la création de sociétés fictives : les exit scams en gros.
- S’assurer que l’entreprise démarre avec toute la trésorerie nécessaire et pour cela obliger le paiement effectif de toutes les actions: on ne fait pas de « crédits d’action ».
- Interdiction pour une entreprise de racheter ses actions en utilisant le capital social, pour qu’elle ne s’appauvrisse pas en cas de chute du cours et qu’elle ne soit pas tentée de manipuler son propre cours.
- Forcer l’entreprise à faire preuve de transparence en constituant un « Conseil de Surveillance » nommé par l’assemblée générale des actionnaires, conseil complètement verrouillé dans le roman.
- Enfin, la réglementation impose un montant minimum par action (100 francs, ce qui est une somme rondelette) afin que les plus petits et vulnérables épargnants soient exclus.
L’inobservation de cette réglementation relève du pénal.
Peut-être vous écrirai-je un jour un papier juridique sur ce à quoi pourrait ressembler une législation sur les ICOs, bien que je me fasse normalement rémunérer pour ce genre de travail, mais les grandes lignes ont été tracées il y a 150 ans et sont juste au-dessus.
III) Ce sont toujours les même bulles
L’Universelle, la banque de Saccard, est une bulle spéculative. Le terme n’est pas employé (je ne sais pas s’il était alors utilisé en France) mais l’aventure en valide toutes les exigences !
A) Toujours les mêmes ingrédients
D’abord il faut noter que le contexte s’y prête parfaitement, le Second Empire est un âge d’or économique que seul l’ombre de la guerre semble pouvoir contrarier, à raison d’ailleurs puisque c’est la guerre qui amènera la récession. Nous avons donc un contexte, un terreau.
Il nous faut ensuite un démarrage triomphant: l’entreprise n’est pas fictive et les travaux d’Hamelin, un syndicat de paquebots voguant en Méditerranée, assurent des revenus futurs à l’édifice mais rien qui, fondamentalement, ne justifie la hausse précoce que connaitra le titre. Celle-ci trouvera plutôt sa source dans les diverses manipulations évoquées plus haut mais nous avons notre engouement initial.
Manque toujours un élément particulier, rarement évoqué et c’est un tort. Je pense que pour faire une bonne bulle il faut une Mystique.
Une bulle n’est rien d’autre que la manifestation financière de la passion contrariée et ce n’est pas un hasard si ces fameuses 5 phases de deuil que l’on observe à l’éclatement d’une bulle sont les mêmes qu’après une rupture amoureuse… Pour tout vous dire je trouve cette histoire de phases psychologiques un peu fumeuse mais elle sert ici mon propos.
Cette passion doit être cristallisée, elle doit fétichiser son but :
Les Tulipes conféraient une image de hauteur sociale et de bon goût, un ascenseur sociale botanique.
Internet nous faisait la promesse de l’unification du monde dans un seul réseau de communication ce qui entrait en résonance avec le vieux fantasme occidental d’universalité.
L’immobilier est quelque chose de symboliquement très puissant chez les américains, dont le film d’horreur typique, le Home Invasion, trahit l’attachement à son toit et la peur de le voir s’écrouler…
Il y a derrière la Banque Universelle une mystique très puissante, sans doute la plus puissante possible à l’époque: Elle se présente comme une Banque Catholique et Saccard fait courir le bruit que derrière les grands travaux de valorisation du moyen-orient se cache l’ambition du retour de la chrétienté en Terre Sainte et de l’établissement du Pape sur le trône de Jérusalem.
Voilà un projet soutenu par le Christ lui-même !
L’idée est suggérée par les publicités sans jamais être affirmée, elle fait son chemin au point que le slogan non-officiel de la banque devient « Dieu le veut », en latin Deus Vult.
HoldTheEth, lorsqu’il aura propulsé sa petite entreprise sur les sommets, pourra toujours sauver son image publique en affirmant que ce nom est une référence subtile à Zola et non un slogan d’extrême droite… dédi à lui.
B) Toujours le même déroulement
D’abord les initiés, les proches, qui acquièrent les actifs à vil prix. Dans notre cas pour rien (mais c’est une fraude). Ensuite l’actif touche un marché où les professionnels tentent, bon an mal an, de se négocier les titres entre eux durant la phase ascendante, c’est la Smart Money qui se positionne.
Et enfin viennent les cons.
Puis, ce fut enfin l’effrayante cohue des petits, la foule piétinante qui suit les grosses armées, la passion descendue du salon à l’office, du bourgeois à l’ouvrier et au paysan, et qui jetait, dans ce galop fou des millions, de pauvres souscripteurs n’ayant qu’une action, trois, quatre, dix actions, des concierges près de se retirer, des vieilles demoiselles vivant avec un chat, des retraités de province dont le budget est de dix sous par jour, des prêtres de campagne dénudés par l’aumône, toute la masse hâve et affamée des rentiers infimes, qu’une catastrophe de Bourse balaye comme une épidémie et couche d’un coup dans la fosse commune.
P.326
Au sommet de la folie spéculative Zola décrit un phénomène très particulier et très identifiable, un des rares signes visibles d’éclatement de bulle en application des principes de la finance comportementale. C’est ce moment durant lequel, à l’annonce d’une nouvelle catastrophique, les prix de l’actif concerné se mettent à augmenter au lieu d’au moins se stabiliser.
Le pis était que les nouvelles alarmantes avaient grandi, que la hausse s’enrageait, dans un malaise croissant, intolérable : désormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale, et on montait quand même, on montait sans cesse, par la force obstinée d’un de ces prodigieux engouements qui se refusent à l’évidence.
P. 376
Ce phénomène est révélateur d’un marché se trouvant dans une phase profonde d’aveuglement, caractéristique du sommet d’une bulle prête à éclater.
C’est cette même situation que l’on retrouve dans l’excellent film The Big Short (2015) lorsque les premiers signes de la crise des subprimes, la hausse des défauts de paiement en matière de crédit immobiliers, causent une hausse de ce même marché.
https://www.youtube.com/watch?v=SQTbbUASPLQ
Vous connaissez la suite…
C) Avec toujours la même cyclicité
C’était l’épidémie fatale périodique, dont les ravages balayent le marché tous les dix à quinze ans, les vendredis noirs, ainsi qu’on les nomme, semant le sol de décombres. Il faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu’au jour où, la passion du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l’aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. P.457
Que dire de plus ? D’autres y retourneront et tout recommencera.
L’action de L’Universelle est passée, convertie à la louche en devise actuelle par mes soins, de 1000 à 6000 $ en un peu moins de 2 ans, pour finalement être décotée et ne plus valoir que quelques centimes.
IV) Et toujours l’Argent
Zola s’interroge sur la finalité de cette machine à désastre qu’est la spéculation, et c’est un débat récurrent sur le Forum Finance: à quoi servons-nous ?
Si la finalité de la spéculation était de rendre les riches plus riches et les pauvres plus pauvres alors peut-être en effet sommes-nous nuisibles…
C’est Saccard qui défendra le point de vue opposé dans le roman :
Comprenez donc que la spéculation, le jeu est le rouage central, le cœur même, dans une vaste affaire comme la nôtre. Oui ! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l’amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens, établit une énorme circulation d’argent, qui est la vie même des grandes affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en résultent, sont radicalement impossibles… p.161
En somme le jeu de la spéculation, en attirant par l’espoir de gain tant qu’on est prêts à courir un risque, permet aux entrepreneurs de trouver la liquidité nécessaire à leurs grands projets.
Saccard file ensuite une métaphore grivoise que je résume en une phrase: L’argent c’est comme le sexe, c’est pas toujours propre mais ça fonde des familles.
Quant à nous, nous allons conclure.
Conclusion: ce que m’a apporté L’Argent de Zola (et ce qu’il vous apportera peut-être)
(Car tout cela est bien entendu une invitation à lire le livre ! Ne croyais pas que ce compte-rendu est complet, il vous reste moultes choses à découvrir !)
Outre le vertige de retrouver si précisément décrits les mêmes phénomènes à 150 ans d’intervalle et le plaisir immense de lire le maître du naturalisme (les extraits ont aussi été sélectionnés pour leurs qualités littéraires), je dirais que l’Argent a fait murir le regard que je porte sur la finance.
C’est bien simple j’ai l’impression d’avoir gagné 5 ans de pratique !
Réaliser d’abord que ce sont toujours les mêmes qui gagnent: ceux qui jouent petit et ceux qui jouent gros.
Ceux qui jouent gros car ils ont les reins assez solides pour tenir une position à perte jusqu’à ce qu’elle soit rentable, il a fallut du temps avant que le short de Gundermann ne le devienne et personne à part lui ne pouvait tenir cette position si longtemps.
Ceux qui jouent petit dans le sens, comme au poker, de « serré », qui savent prendre leurs profits rapidement et couper leurs pertes au bon moment. Huret, le contact de Saccard au gouvernement, « ne perd jamais » car il accumule dans la sagesse du paniqué… Zola en a fait un personnage particulier de la saga qui détient la prescience de la débâcle à venir: la défaite de Sedan, le chute de l’Empire et la récession. Son but n’est donc rien d’autre que de valider ses profits certains pour s’assurer une retraite de châtelain en province avant le grand déluge.
Car les fortunes se bâtissent dans le temps, en faisant preuve de patience, stratégie et rigueur et côtoyer les spéculateurs du XIXème siècle permet de mettre en perspective ces échelles de temps. Le colossale patrimoine des Gundermann-Rothschild prend source dans cette conception de l’argent au long cours…
Cela remet aussi en perpective la perception faussée que nous avons de notre propre marché, où tout va très vite et où nous pensons toujours, à tort, manquer de temps. Le temps est un luxe bien rare dont nous jouissons plus que tout dans ce marché, naissant et promis à de grandes heures !
Profitons donc de cette échelle de temps pour mettre en perspective nos actes, oublier une seconde la volatilité, et se dire que dans 150 ans de jeunes spéculateurs liront nos exploits et s’en inspireront tout en se moquant de notre sentiment d’urgence.
Enfin, et je finirai sur ça, le duel à mort que se livrent Saccard et Gundermann nous rappelle que la finance est une guerre. Une lutte pour le contrôle des ressources où il ne peut y avoir de gagnants sans perdants. Lire L’Argent c’est renouer avec cet aspect de lutte qu’on perd en tradant sur ordinateur. Les moyens de gagner, les sacrifices qu’on est prêt à consentir, tout concorde et L’Art de la Guerre est une belle introduction au trading…
Sur les marchés comme partout ailleurs ayez toujours un livre d’avance sur vos adversaires.