https://www.parismatch.com/Culture/Livres/L-interview-de-Nicolas-Sarkozy-par-Jean-Marie-Rouart-575674
Paris Match. Monsieur le Président, vous avez aujourd’hui beaucoup de sujets de préoccupation : la situation de la France, la crise de l’UMP, les interrogations qui touchent à votre éventuelle candidature à la présidentielle en 2017. A ces interrogations, vous m’avez dit que vous ne souhaitiez pas répondre. En revanche, vous êtes d’accord pour évoquer des sujets touchant la littérature et l’Histoire. Pourquoi avez-vous accepté de me parler ?
Nicolas Sarkozy. Je ne veux pas parler de politique pour l’instant, parce que je suis dans une phase de réflexion. Je ne parle de politique que si j’ai à annoncer des décisions. L’avantage, avec la littérature, c’est que ce n’est pas de l’ordre de la décision, mais de l’ordre de l’émotion. La littérature n’est pas dans la conjoncture, dans le moment, mais c’est l’histoire d’une vie et d’une permanence. Elle n’est pas dans l’actualité, même si les livres peuvent l’être. La littérature, c’est ce qui peut donner du sens à une vie, ce qui peut l’éclairer, et permettre à l’être humain de surmonter des moments difficiles ou de comprendre des moments heureux. Aussi, notre entretien est-il en dehors de l’actualité. Je ne poursuis aucun objectif d’image. Je n’attends rien d’autre de celui-ci que le plaisir de partager un moment avec un écrivain avec qui je me sens en résonance. Et peut-être l’ambition extrême de donner à ceux qui vont nous lire l’envie de s’intéresser à la littérature. Ce qui n’est pas si mal comme raison.
La dernière fois que je vous ai vu, vous avez évoqué “Anna Karenine”. Vous m’en aviez parlé avec ferveur, comme si vous vous étiez identifié au drame qui déchire les personnages.
Quand je lis un livre, c’est pour comprendre et ressentir les émotions que les héros ont ressenties. Non pour m’identifier à eux. Je n’ai pas un amour de moi-même, un nombrilisme qui me conduit à me voir dans chacun des personnages que j’admire ou que je n’aime pas. “Anna Karenine” est un des romans que je préfère. Pas du tout parce que c’est un roman d’amour. J’ai toujours contesté cette idée, parce qu’Anna aime si mal ! Si j’avais à choisir un roman d’amour, je préférerais “Belle du Seigneur” d’Albert Cohen et son héroïne, Ariane. Quelle amoureuse ! Ce que j’aime dans “Anna Karenine”, c’est la grandeur du mari trahi. Et l’importance du pardon. C’est ce point qui m’intéresse. Après, est-ce qu’on s’identifie ? Non ! Tout dans la vie est une question de partage. On a l’habitude dans la politique de parler du partage des revenus, du partage des responsabilités. Moi, au fond, ce que j’aime le plus dans la vie c’est le partage des émotions. C’est le plus important. C’est ce qui est éternel. C’est ce qui ne change jamais.
“Grâce aux livres, on a des mots sur des sentiments qu'on a déjà connus”
C’est plus le drame humain qui vous intéresse que des questions stylistiques ?
Toute la littérature du XIXe et de la première partie du XXe siècle tourne autour de thèmes récurrents : “Je t’aime” ; “Tu m’aimes” ; “Est-ce que ça va durer ?” ; “Est-ce que je peux te faire confiance ?”. Ce qui change et qui fait qu’aucun livre ne ressemble à un autre, c’est l’angle. Ces questions, elles ne font pas seulement écho à moi, Nicolas Sarkozy, elles font écho à sept milliards d’êtres humains qui ressentent et pensent la même chose. Je suis un être humain comme les autres et je me pose les mêmes questions que les autres face à l’incandescence de l’amour. La question de sa durée : est-ce qu’il résiste au temps ? C’est ce qui fait les plus beaux tableaux, les plus beaux films, les plus beaux livres. Le deuxième thème le plus constant de la littérature, c’est celui de l’étranger au sens de “L’étranger” de Camus : c’est-à-dire le naïf, “L’idiot” de Dostoïevski, le beau-frère dans “Ordet”, le chef-d’œuvre de Carl Dreyer, mais aussi Tom Hanks dans le film “Forrest Gump”, ou Hans Castorp dans “La montagne magique”. Je ne veux pas faire le cuistre en accumulant les exemples. C’est l’étranger, le naïf, le différent qui dit la vérité. Voilà les deux grands thèmes qui ont structuré toute la littérature que j’aime. Alors est-ce que ça fait écho à ma propre vie ? Oui. Pourquoi la littérature est-elle si importante dans l’existence d’un être humain ? Nous vivons des choses, mais on découvre en lisant un livre que d’autres ont éprouvé les mêmes sentiments et en ont tiré des leçons et des émotions. Grâce aux livres, on a des mots sur des sentiments qu’on a déjà connus.
Un jour que vous me parliez d’“Illusions perdues” de Balzac, vous me disiez que ce livre vous avait déçu. Je vous ai répondu que c’était normal puisque les personnages étaient des journalistes. [Rires.] Ce sont surtout des ambitieux. Ils ont de l’énergie. Comme vous !
Faites-moi la confiance de croire qu’il ne suffit pas d’être journaliste pour me décevoir. Sinon je n’aurais pas le droit d’aimer “Bel-Ami”. Parce que Georges Duroy, qui est-il si ce n’est un journaliste ? Et j’aime “Bel-Ami”. Etre journaliste est un métier magnifique. Parfois, je me demande si tous ceux qui l’exercent ont gardé la même curiosité et le même appétit d’expliquer. Je pense que le journalisme doit être d’abord dans l’explication. Aujourd’hui, il est trop systématiquement dans la démonstration. Cela dit, j’éprouve, j’ose le dire, une vraie fascination pour Balzac. Mais moi je ne vois pas Balzac et ses personnages épris de la folie du pouvoir. Ils sont surtout emprisonnés par une passion dévorante. Pour “Le Père Goriot”, écrit en quarante jours, quelle passion extraordinaire pour ses filles de la part de cet homme qui va finir par mourir seul, ruiné, dans sa pension de famille ! Il n’y a aucune volonté de pouvoir chez lui. La méchante cousine Bette, elle non plus, n’a pas de volonté de pouvoir. Elle est l’expression d’une jalousie, d’une méchanceté, d’une amertume. Et le baron Hulot, qui est détruit par sa passion physique pour une jeune maîtresse, est lui aussi dévoré par une passion qui l’entraîne à la ruine, au déshonneur et à la faim. “La rabouilleuse”, qui est aussi un chef-d’œuvre exceptionnel, c’est également l’histoire d’une passion d’une mère pour son fils. Et Balzac lui-même incarne une passion pour les femmes, une passion pour l’argent qu’il n’a jamais pu satisfaire, une passion pour la littérature. Toute sa vie est dédiée à son œuvre. Il en meurt. Je ne le vois pas comme un homme fasciné par le pouvoir. D’ailleurs, le pouvoir est un symptôme. C’est une conséquence. Ce n’est pas une fin. L’homme est brûlé par ses passions, et parfois il les place dans le pouvoir. Mais le pouvoir n’est qu’une conséquence d’un état incandescent et passionné.
“Pour moi, l'écrivain, c'est d'abord le romancier.”
Vous m’avez également dit que ce qui vous intéresse, c’est son talent pour créer des personnages alors que Maupassant, qui est aussi un de vos écrivains préférés, ne possède pas ce talent.
Maupassant a tous les talents. Pierre et Jean sont des personnages incontestables, mais ce qui fait tout l’intérêt de Maupassant, c’est la manière dont il conte l’histoire. Cette question des personnages m’a passionné à propos de Lévi-Strauss, qui est peut-être l’homme le plus intelligent du XXe siècle que j’aie rencontré. Quand il écrit “Tristes tropiques”, un chef-d’œuvre, il veut d’abord en faire un roman, mais il le transforme très vite en essai. Car il l’écrit lui-même, il ne sait pas créer des personnages. Je dois confesser que, pour moi, l’écrivain c’est d’abord le romancier. Bien sûr il y a le poète, le cinéaste, le philosophe, mais comme lecteur je revendique la liberté de dire que pour moi l’écrivain ce n’est pas seulement quelqu’un qui écrit bien, c’est d’abord un romancier. Il sait raconter une histoire, il sait faire vivre des personnages, les entraîner et nous entraîner à leur suite. Pour moi, au-dessus du romancier il n’y a rien.
Ceux qui racontent leur vie, Rousseau dans “Les confessions”, Chateaubriand, ne sont-ils pas les romanciers de leur propre vie ?
Pourquoi j’aime tant les biographies de Zweig ? Parce que ce sont des romans. Je conteste l’idée que le roman soit de la fiction. J’affirme qu’il y a parfois plus de vérité dans le roman que dans les essais ou les récits. Permettez à l’ancien chef de l’Etat de le dire : l’analyse froide, insensible d’un document dit parfois moins que le caractère chirurgical du romancier qui va plonger dans la tête et dans le cœur du personnage qu’il décrit. Certes, j’aime plus les romans que les biographies, mais j’ai été emporté par celles de Zweig : “Marie-Antoinette” est le livre le plus bouleversant que j’aie lu.
“Ce n'est pas la politique qui est dure, c'est la vie.”
Et sa biographie de Fouché ? Vous n’en parlez pas. Est-ce qu’elle évoque trop pour vous les horreurs de la politique ?
Je conteste cette expression des “horreurs de la politique”. Je ne suis pas quelqu’un qui crache dans la soupe. Je ne vais pas vous dire du mal d’un monde, d’un milieu qui a été trente-cinq ans de ma vie. Il n’y a pas d’horreurs de la politique. Il y a la difficulté de la vie. La seule chose qui soit vraie, c’est que la vie est dure, difficile, et qu’au fond c’est un coup de chance quand on est en bonne santé. C’est un miracle quand on n’a pas d’ennuis. Et même quand on n’a pas d’ennuis, on s’imagine qu’on va en avoir. Et d’ailleurs, les ennuis n’arrivent jamais par où on les attend. Ce n’est pas la politique qui est dure, c’est la vie. Et c’est fait pour ça : on ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où l’on va. Dans cet océan d’incertitudes il faut essayer d’avancer avec quelques certitudes, et la littérature en est une.
On a l’impression que chez Balzac vous aimez autant l’œuvre que l’écrivain.
C’est vrai. Mais il y a des livres que j’aime passionnément écrits par des auteurs que je n’aime pas. J’aime immensément Hemingway. “Pour qui sonne le glas” m’a transporté. Je ne suis pas sûr d’aimer la personne de Hemingway. Et que dire de Céline, que j’ai beaucoup lu, y compris sa thèse de médecine sur Semmelweis ? Je ne suis pas sûr que j’aurais aimé partir en vacances avec lui…
Il y a un personnage omniprésent dans “La comédie humaine”, c’est Napoléon. Et vous, où en êtes-vous avec Napoléon, comme le demandait de Gaulle à Malraux à Colombey en 1969 ?
Ce qui m’intéresse, hormis le chef d’Etat, c’est l’homme trahi par sa famille, par ses frères, ses sœurs, celui qui ne leur donnera jamais assez. Celui qui a un dialogue permanent avec sa mère, qui essaie de calmer le jeu avec une famille avide qui le trahira au pire moment. Et puis les femmes… Les extraordinaires lettres à Joséphine pendant la campagne d’Italie. Il est comme un enfant lorsqu’il lui écrit. Tant de certitudes sur le champ de bataille et tant de questions sur la fidélité de Joséphine !
Et le politique ?
Franchement, pour moi, la politique c’est une grande aventure humaine et je n’arrive pas à me limiter chez un homme à la seule description des actes et des événements. Je m’intéresse beaucoup plus à ce qu’il y a derrière. Les onze années que le général de Gaulle passe à Colombey entre 1947 et 1958, sa psychologie, ses moments de doute, de désespoir, d’espérance, les trahisons qu’il subit, tout cela m’intéresse. Et le général de Gaulle, lâché par tout le monde en 1968, qui joue son va-tout en 1969 !
“Il faut considérer l'Histoire pour ce qu'elle est, même dans ses moments noirs. Notre pays est fait de tout cela.”
Etes-vous d’accord avec de Gaulle qui disait : “Pour la France, Napoléon devait exister. Ne marchandons pas la grandeur.”
Il faut juger Napoléon dans l’enchaînement des événements et dans la continuité de l’Histoire de France. De la monarchie à la IIIe République, il y a une logique : trop de stabilité avec les rois, trop d’instabilité avec la Révolution, trop d’autorité avec l’empereur. Il a fallu toutes ces étapes pour arriver à la démocratie. On l’oublie trop lorsque l’on juge le “printemps arabe” ou les révolutions dans les pays de l’Est après la chute du mur de Berlin. La Révolution française a été comme toutes les révolutions : elle a commencé avec les intellectuels et a fini avec les brutes. Mettez-vous à la place des Français de l’époque, de 1789 à 1793 : l’instabilité, les meurtres, les crimes, la guerre, la haine, l’échafaud. Il fallait de l’ordre. Napoléon est né de cela. L’empereur est le produit du chaos révolutionnaire. Nier Napoléon est absurde. Il y a une Histoire de France, il faut la considérer pour ce qu’elle est, même dans ses moments noirs. Je pense à la collaboration et à Pétain. Il faut peut-être les juger si on le souhaite. Mais il y a un continuum. Notre pays est fait de tout cela.