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Sujet : Y a-t-il un intérêt à lire de la poésie traduite en français ?
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EvilCorentin
Niveau 7
26 octobre 2024 à 03:57:56

La lecture de poésie traduite en français présente-t-elle un réel intérêt ?

MannyCalatrava
Niveau 20
26 octobre 2024 à 08:32:41

Répondre unilatéralement oui ou non sans définir à quel champ du poétique on pense exactement est assez mal avisé.

La poésie c'est un travail quand de l'image, quand du rythme, quand des sonorités, souvent les trois, et il existe autant d'enjeux de traductologie derrière la transmission de tout cela qu'il existe de traditions lyriques, ou d'auteurs se rattachant à ces traditions, ou de recueils chez les auteurs, ou de poèmes dans les recueils, ou de vers dans les poèmes, ou de groupes de mots dans les vers.

Pour l'expérience et pour le jeu, j'ai pris le premier morceau de poésie en VO qui me tombait sous la main en ouvrant le bouquin à la bonne fortune du hasard.

C'étaient les "Whispers of Heavenly Death" de Whitman, dans une intégrale.

Pour décrire l'effet de ce son qu'il entend, il parle à son deuxième vers de "Labial gossip of night - sibilant chorals". On est dans une espèce de métonymie allégorique de la nature assez commune du romantisme, le vers est assez beau, et sans me risquer à en proposer une traduction, je pense qu'il est relativement facile d'en faire saisir l'idée en français : l'idée d'une nuit très incarnée avec ses lèvres charnues qui murmure des chœurs sifflants de son intérieur obscur.

Ce ne sont pas LES MOTS de Whitman ; mais cette association d'image lui appartient et du point de vue de l'idée, du concept, on peut en discuter hors des mots qui la signifient dans ce poème. On vient de le faire.

Dans le même genre, prenons quelque chose de très canonique de la poésie française, type "Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, / Traversé çà et là par de brillants soleils". J'ai aucun doute que ces deux vers puissent résonner dans n'importe quelle langue potentiellement, pour peu que celle-ci intègre dans son vocabulaire les sèmes de jeunesse, d'orage, de ténèbres, de soleil.

A contrario, j'ai à côté dans l'étagère une petite anthologie de Gwendolyn Brooks qui contient un poème que j'aime beaucoup, "We Real Cool" :

The pool players.
Seven at the golden shovel.

We real cool. We
Left school. We

Lurk late. We
Strike straight. We

Sing sin. We
Thin gin. We

Jazz June. We
Die soon.

Je ne suis pas certain que cette pièce soit traduisible ou qu'elle ait de l'intérêt à être traduite, de la même manière qu'il me serait difficile de me représenter une traduction du Sonnet en X ou de travaux de ce genre-là.

La question qui se pose maintenant, c'est : est-ce que l'assonance moderniste c'est plus la poésie que la grosse tartine romantique plus immédiate à traduire parce que c'est une poésie qui fait trop la peinture ? On a le droit de répondre oui si on veut, on a le droit de placer l'essence du genre poétique à peu près où l'on veut, mais dans tous les cas c'est un arbitraire discutable et discuté. On a le droit de considérer que la poésie c'est intraduisible parce qu'avant d'être des images c'est des sons, ou des rythmes, ou des idiomatismes, ou n'importe quoi d'autre. Mais c'est une vision fermante et limitée à mes yeux.

__________

Quelle est l'utilité de décréter que la poésie est intraduisible pour les quelques raisons évoquées plus haut, ou pour d'autres ? Quel fruit a-t-on à tirer de cette perspective, à part s'octroyer un brevet de purisme qui ne servira à rien d'autre que de flatter notre égo en nous éloignant de la lecture d'écrivains potentiellement marquants ?

On est déjà tous tombé sur des posts à la con du style "si tu parles pas X, tu n'as jamais lu Y", omettant de mentionner par là que même nos écrivains français passent par la moulinette, avant d'atteindre nos yeux, de modernisations parfois invisibles car non signalées. Fi tv n'écrif paf comme ça ta littératvre, pour moi tu n'as jamais lu Pascal. Si tu ne maîtrises pas le moyen français, tu n'as jamais lu Rabelais et situnelispastesromansdumoyen-âgerédigésainsi (et sur une peau mal grattée pleine de taches svp), pour moi tu n'as jamais lu Chrétien. Ces posts à la con, on les a écrits parfois :noel:

Alors oui, plus le décalage avec un auteur est grand en terme à la fois de distance temporelle et de distance linguistique, moins certaines caractéristiques du texte "original" (même si la notion est à discuter) seront aisées ou même possibles à adapter. Mais quand je prends sur l'étagère Al-Mu'allaqât et que j'en lis au hasard en rédigeant ce message quelques vers :

"Du campement de Khawla les vestiges dans le désert de pierre de Thahmad / Affleurent comme le reste d'un tatouage sur le dos de la main."

"La pluie déversa sur le désert d'al-Ghabît' ses tapis d'herbes et de fleurs , / Comme le marchand d'étoffes yéménite sa charge de sacs en cuir."

j'ai un plaisir esthétique intense, et je ne suis pas locuteur de l'arabe du VIe siècle. C'eût été dommage pourtant de passer à côté de cette rencontre.

Quand je lis Mahmoud Darwich, en ce moment plus que jamais, je suis content de pouvoir profiter de son souffle poétique puissant quand bien même je ne maîtrise pas sa langue. Et ça ne tient pas qu'à l'image purement. Je prends quelques strophes tirées du poème "Nous sortirons" à titre d'exemple :

Ici nous sommes.
Là-bas nous sommes.
Et nous ne sommes ni là-bas, ni là.

Ici nous sommes, sous les éléments et sommes un sang tapi dans l’air que vous égorgez.

Nous sortirons.
Nous l’avons dit :
Nous sortirons.
Bombardez notre ombre...
Notre ombre
Menez-la captive à sa mère, la terre, ou suspendez-la aux châtaigniers.
Vous êtes où nous ne sommes pas !
Entrez dans votre illusion et labourez notre illusion.

Nous sortirons
Nous avons dit :
Nous sortirons du commencement de la mer,
Dans un tué, cinq blessés et cinq minutes,
Après la chute des communautés dans le vacarme de l’affrontement du fer et du clan.
Nous sortirons de chaque maison qui nous a vu détruire un char sur nous-mêmes, ou dans son
voisinage.
Nous sortirons de chaque mètre et de chaque journée, ainsi que les bédouins sortent de nous.

Nous sortirons.
Nous avons dit :
Nous sortirons un peu de nous-mêmes, vers nous.
Nous sortirons de nous-mêmes
Vers la parcelle de mer blanche, bleue.
Nous étions là-bas et là.
L’absence métallique signale notre présence.
Beyrouth était là-bas
Et là.
Et nous étions sur la parcelle de terre ferme, une horloge et une journée d’oeillets.
Adieu à ceux qui, peut-être, de notre temps, viendront silencieux
Et de notre sang, viendront debout pour que nous entrions.

Nous sortirons.
Nous avons dit :
Nous sortirons lorsque nous rentrerons.

Sans parler arabe, je comprends quand même comment est pensée la logique structurale et rhétorique du poème, au-delà de la simple question de la transmission des métaphores.

__________

L'appel que j'aurais envie d'émettre pour terminer c'est surtout, outre de se garder des idées préconçues un peu pétées, d'aller s'intéresser à la traductologie et ses enjeux, par exemple en lisant des traducteurs parler de leur métier essentiel, ambigu et souvent ingrat. Ca ouvre des perspectives de lire comment des gens ont combattu au-delà des idées simplistes, ce sont les premiers à être au courant que la transposition telle quelle d'une lange à l'autre est impossible.

Merci les traducteurs.

--G--
Niveau 32
26 octobre 2024 à 20:37:06

Tout est dit. Pas besoin de seconde opinion. Qui mène à se priver de beaucoup de choses.

EvilCorentin
Niveau 7
05 novembre 2024 à 01:08:12

Merci MannyCalatrava pour ta réponse :cimer:

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