Partie 2 :
Durant mes recherches j’ai appris que les sourds étaient souvent moqués enfants, cela expliquerait l’attitude défensive de certains comme le barman, est-ce aussi le cas de Lise ?
J’essaie d’en apprendre davantage, mais par sms c’est mission impossible.
On n’est pas assez proche pour que je puisse lui poser des questions aussi personnelles, et je n’ai pas sa voix pour faire craquer le masque.
Les signes au contraire m’en apprennent beaucoup plus, j’ai pu observer que personne ne signe exactement de la même façon et je suppose que c’est un équivalent de la voix.
Les mouvements sont également affectés par le contexte, ce doit être comme l’intonation.
En cours Lise a des signes rapides et fluides, suivant de très près les modèles explicatifs dans une exécution parfaite.
Là avec moi c’est toujours le cas mais aussi un peu différent, je la sens plus lente, parfois hésitante alors que je la voie se reprendre une ou deux fois ce qui n’arrive jamais en cours.
Evidemment j’ai envi d’interpréter ça comme moi lui faisant de l’effet, mais mon désir biaise l’observation.
En plus j’ai déjà surinterpréter les réactions de filles par le passé, alors je me méfie.
La conversation suit son cours, je me dis que les gens qui ne nous ont pas vu signer doivent se demander ce qu’on fait à fixer nos téléphones alors qu’on est face à face.
On rentre à l’intérieur du théâtre et on s’assoit à nos places, de bonnes places d’ailleurs, proches du premier rang.
Et chères aussi.
L’ombre tombe sur la salle et la pièce commence.
Je l’ai déjà vu mais c’est une de mes préférées de Shakespeare. L’histoire d’un roi qui arrive sur le trône à force de mensonges et de complots contre sa propre famille, avant d’être battu par un prétendant plus noble qui le met à bas, emportant sa jusque-là prospère dynastie avec lui.
On dit que la sagesse est dans les livres, alors je ne peux pas m’empêcher de chercher des réponses à mes questions dans la pièce.
Mais je vois peu de parallèles possibles.
Ce salaud de Shakespeare m’a lâché…
J’aurai dû l’inviter vor Roméo et Juliette.
Enfin si on pouvait éviter le double suicide se serait quand même mieux.
Profitant de l’obscurité je jette un coup d’œil à Lise.
Elle est jolie même dans le noir.
Sinon elle semble concentrée sur la pièce, son regard ne se détache pas des acteurs, même si je me demande pourquoi elle s’embête puisqu’elle n’entend rien.
Durant l’entracte j’ai un début de réponse, elle sort une feuille couverte de notes et la parcours des yeux. Regardant par-dessus son épaule je vois qu’il s’agit de notes sur la pièce en général et son déroulement.
Elle voit que je la regarde et m’envoi simplement :
« Je t’expliquerai après la pièce. »
« Ok. »
La pièce reprend, et vu que je la connais je sais quand on approche de la fin et donc du moment fatidique où je vais devoir inviter Lise à boire à verre.
Autant dire que j’aurai dû emmener mon flacon de Terre d’Hermès avec moi vu comme je suis en sueur.
Le moment arrive, je prends mon courage à une main et je me lance.
J’ai préparé mon coup en regardant sur internet comme le dire en langue des signes, histoire de gagner des points.
Mais apparemment je me suis plantée car elle ne peut retenir un éclat de rire avant de rapidement mettre son poing serré sur sa bouche pour le retenir.
Trop tard, son étrange rire de muette a attiré l’attention et les gens se tournent vers elle de surprise.
Leurs regards la font rougir, je ne l’ai jamais vu rougir, le vermeil monte sur ses joues pâles comme l’éclosion à l’unisson d’un champ de roses blanches et rouges, mais la beauté de l’instant est rompue lorsqu’elle baisse les yeux de honte.
A cet instant même si je maîtrisais parfaitement la langue des signes, je ne saurais pas quoi lui dire.
« Elle m’a séduit sans me dire un mot, je peux faire pareil. »
Je lui prends la main et me lève, la tirant doucement derrière moi.
Je marche la tête haute, dépassant la foule sans un regard, je me montre, je nous montre car j’aime cette femme et je n’en ai pas honte.
Après une marche qui semble durer des années nous arrivons au bar du théâtre, elle s’assoit pendant que je vais nous commander à boire avant de la rejoindre.
La serveuse arrive rapidement avec nos verres, j’avais retenu le cocktail qu’elle avait pris au Locked and Laughed et je lui aie commandé la même chose. L’attention l’a fait sourire.
Elle prend une gorgée avant de m’envoyer un message :
« J’ai relu la pièce avant de venir, et la feuille que tu as vue c’est une suite de notes que j’avais pris pour m’aider à me repérer pendant l’entracte. »
« Donc tu suis la pièce uniquement avec ta mémoire et le jeu des acteurs ? »
« Oui, mais du coup ça influence mes goûts. J’aime bien Shakespeare car il met en avant le jeu dans ses pièces qui sont toujours remplies d’actions marquantes. J’ai tout de suite plus de mal avec des auteurs comme Racine dont l’intérêt est surtout la déclamation d’un beau texte. »
Mince, elle est cultivée la prof de lsf, je me demande si les sourds ne lisent pas plus que les entendants ? Après tout face à un livre leur handicap ne compte pas.
« Tu sais même en étant entendant je préfère Shakespeare aussi en général. »
« Ah oui pourquoi ? »
La conversation se poursuit longtemps, du théâtre on passe à nos autres centres d’intérêts, de nos centre intérêts à des anecdotes, d’anecdotes à nos histoires personnelles.
Finalement elle me demande si je peux la raccompagner chez elle car il est tard dans la nuit.
En bon chevalier servant j’accepte volontiers.
On continue de discuter en marchant, elle n’habite pas très loin du théâtre.
Alors qu’on arrive devant chez elle on en est à se demander qu’elles sont nos couleurs préférées.
« Du coup c’est quoi ta couleur préférée Kel ? »
« Je dirais le vert, et toi. »
« Le bleu. »
Je relève les yeux de mon téléphone, elle est en train de me fixer de son regard d’émeraude.
On est sous son porche, elle me regarde sans bouger, elle attend quelque chose.
Et moi qu’est-ce que j’attends ?
Je lui signe un bonsoir et tourne les talons.
Après quelque pas j’entends une porte se refermer et je pousse un long soupir.
« Aziz va me tuer… »
L’épique conclusion demain mes kheys.
