Salut à tous,
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Ce topic est destiné à éclaircir les liens qui se nouent entre la connaissance et la société. Notre temps est en effet caractérisé par un paradoxe : jamais les êtres humains n'ont eu autant de connaissances à leur disposition, et pourtant, nous nous plaignons, souvent à juste titre, de l'abondance de gens ignorants, ce qui définit des lacunes au niveau des connaissances. Ce topic sera destiné à résoudre ce paradoxe qui n'est qu'apparent. Malheureusement je pense qu’il aurait été plus sain et plus juste aussi de poser un jalon supplémentaire avant de poster ce topic, jalon qui aurait dû être un approfondissement des doctrines de la connaissance et de leur utilité relative au sein des processus productifs, ainsi que de la difficulté de faire circuler le type de connaissance le plus pertinent à l’existence humaine. Peut-être réserverai-je cette partie à un topic suivant. Ce topic pourrait également ouvrir d'autres thèmes sur la démocratie, les principes de droit, de l'État, et enfin le rapport à l'éthique. C'est également une excuse pour présenter l'école autrichienne d'économie et du marché, fondée sur une compréhension du marché par la connaissance, puisque les récents débats tombent souvent sur la question du marché.
Tout d'abord, il s'agit de partir du principe que l'ignorance est un concept relatif. Je n'ai pas besoin de m'étendre sur le sujet. Un professeur d'université d'aujourd'hui serait bien incapable de survivre de 3 jours au temps de nos ancêtres les plus lointains, ses connaissances pointues étant parfaitement obsolètes et non-pertinentes pour la situation en vigueur à une époque reculée.
Pour répondre à notre paradoxe initial, il faut partir du fondement de la société. Le socle de la société se situe dans la division du travail, c'est-à-dire la répartition volontaire des tâches entre membres de la société. Cette division du travail est un gage d'efficacité et le fait le plus élémentaire de coopération sociale et de solidarité, dans le sens où tout le monde travaille volontairement et de fait au service de tous les autres.
La division du travail porte en elle les germes de la spécialisation : les membres de la société se spécialisent consciemment ou inconsciemment dans leurs tâches respectives, entraînant une plus grande efficacité dans les tâches et dans la coopération. Toutes ces tâches utilisent ou produisent des connaissances qui viennent accroître ce que l'homme « sait ». Les procédés de logistique par exemple ont considérablement évolué depuis plusieurs siècles, chaque entreprise de logistique produisant ses propres connaissances sur le sujet et avançant la pratique dans la matière. Du fait de la division du travail, et surtout du marché, dont on parlera juste après, ces connaissances spécialisées ne sont pas pertinentes pour l'écrasante majorité de la population. Je n'ai pas besoin de m'y connaître en logistique pour pouvoir survivre à l'époque contemporaine, puisque je sais que quelqu'un d'autre se charge d'utiliser et d'améliorer nos connaissances en logistique à ma place, et je paie cette connaissance.
En d'autres termes, plus la division du travail progresse, plus la part du savoir nécessaire à la survie d'un être humain par rapport à la masse des connaissances totales se réduit. Autrefois, un homme se devait de savoir quantité phénoménale de choses qui lui étaient directement pertinentes : la meilleure façon de cultiver, d'élever ses bêtes, les meilleures routes, les endroits où ses produits seraient les plus recherchés, etc... Aujourd'hui, il n'est même plus nécessaire de savoir comment pousse une salade pour éviter de mourir de faim : quelqu'un se charge à notre place d'acquérir, d'utiliser et d'améliorer ces connaissances à notre place, tandis que nous pouvons nous spécialiser sur l'acquisition et l'avancement d'autres connaissances et négliger le reste.
Cependant, comme support de cette division du travail, il faut aussi y intégrer un mode de gestion de ces connaissances. Aujourd'hui, la gestion des connaissances humaines s'effectue via le marché, qui doit être compris ici non pas comme une technique d'allocation de biens et des services, mais comme un instrument destiné à la gestion et à l'économisation des connaissances dont l'allocation des biens et services est la conséquence. En d'autres termes, le chasseur efficace reçoit plus de biens et de service comparativement aux autres chasseurs qui le sont moins parce que sa connaissance de la chasse est supérieure. Dès lors, les biens et services sont alloués en fonction des connaissances qui sont valorisées et recherchées par le reste de la société. Un docteur est payé cher parce qu'il dispose de connaissances valorisées. Le docteur plus efficace reçoit plus qu'un docteur normal parce que ses connaissances sont supérieurement valorisées. Idem pour l'ingénieur, le trader, et pour la femme de ménage.
Le marché est en réalité le premier instrument, la première technique inventée par l'homme qui lui permette de produire une intelligence collective à grande échelle. À travers les prix, le marché fait circuler les informations pertinentes vers les gens qui en ont besoin, et contribue ainsi à faire profiter à tous de la connaissance d'une poignée de personnes. Également, le prix véhicule uniquement les informations directement pertinentes à l’exercice productif, à savoir la rareté relative des biens et des services. Les variations de prix ne montrent pas leurs causes : si le prix du riz augmente, peu importe la raison, c’est que le riz est devenu relativement plus rare, incitant à produire plus ou à en acheter moins. La rareté relative des biens et services est la seule information directement pertinente pour le producteur.
En l’absence de prix et de marché véhiculant cette information, il faudrait analyser précisément les causes de chaque modification de rareté relative, puis les transformer dans des variations de la production correspondantes en faisant à chaque fois remonter et redescendre les informations vers ceux qui les nécessitent. Bref, le prix permet à chacun d'utiliser le savoir de tous les autres, et limite la quantité d’information à ses éléments les plus pertinents pour l’exercice productif. Évidemment, toute manipulation des prix résultant de l’action spontanée des individus manipule l’information et les connaissances qu’il véhicule...
Dans mon exemple sur la logistique, bien que nous en soyons tous totalement dépendants, que notre société repose dans son entièreté sur sa capacité à déplacer des biens et des services d'un point A à un point B, il n'y a probablement qu'1% de la population qui s'en préoccupe et qui dispose de la totalité, ou de la quasi-totalité des connaissances sur le sujet. Il ne m'est pas nécessaire de connaître une once de choses sur la logistique pour survivre aujourd'hui, parce que le marché met à ma disposition ces connaissances. Mieux, les gens mettent à disposition ces connaissances volontairement, parce que le marché les incite à le faire. Via la concurrence, les personnes qui pourraient disposer d'une supériorité, d'un pouvoir sur les autres sont contenus par ceux qui disposent du même savoir et désirent vendre les mêmes biens et services.
Et en retour, mes connaissances sont à la disposition de tous les autres, grâce là aussi au marché.
Outre le fait de nous offrir la possibilité d'intelligence collective en faisant circuler les connaissances qui sont naturellement éparpillées par la division du travail et par le fait qu’une grande partie de nos connaissances sont indissociables de nos personnes (connaissances tacites), le marché nous octroie également de mécanismes poussant à la correction des erreurs et nous incite à partager nos connaissances, via le mécanisme des pertes et des profits. Contrairement à une économie planifiée où aucun décisionnaire ne paie directement les erreurs qu'il commet, le marché inflige des pertes à ceux qui se trompent, les forçant à la correction. Les mécanismes de correction sont rapides, et flexibles, car le marché fonctionne de manière totalement décentralisée : les prix fluctuent et s'ajustent selon les actions entreprises par les individus et les entreprises, en actualisant l'état des connaissances pour tout le monde. Quelqu'un qui fait une erreur et engrange des pertes le sait rapidement, s'il est assis sur des invendus, il sait qu'il a été trop optimiste. Un consommateur se faisant arnaquer dans un restaurant trop cher pour la qualité servie actualisera probablement ses connaissances et décidera d’aller ailleurs la prochaine fois. En revanche, en économie planifiée, qui est un principe centralisant, toutes les informations doivent remonter à une source qui doit ensuite modifier son approche, la corriger et faire redescendre l'information. Deux économistes de l'URSS sur le sujet, à propos des fourrures :
« Les prix d'achat de l'État ont augmenté, et maintenant tous les centres de distributions sont pleins à craquer de ces fourrures. Nos industries sont incapables de les utiliser toutes, et souvent elles pourrissent dans nos entrepôts avant d'avoir pu être traitées. Le Ministère de l'Industrie Légère a déjà demandé à Goskomtsen (Comité Central des Prix) de baisser les prix d'achat à deux reprises, mais la question « n'a pas encore été décidée ». Et ce n'est pas une surprise. Leurs membres sont trop occupés à décider. Ils n'ont pas le temps : en dehors de fixer le prix de ces fourrures, ils ont à s'occuper de 24 millions d'autres prix ». Popov et Schmelev
Une autre anecdote pour illustrer concerne des machines destinées à la production minière. Durant l'époque de Staline, il y eut une pénurie de machines destinées aux mines, bien que l'usine qui les fabriquait les accumulait et était assise sur un stock conséquent. La raison de cette pénurie au milieu d'une accumulation de stocks est que l'usine avait reçu la directive de ne peindre ces machines qu'avec de la peinture inoxydable de couleur rouge, et qu'elle ne disposait au moment de la pénurie que de peinture inoxydable de couleur verte et de vernis rouge. Les responsables de l'usine, conscient de coût potentiel de la désobéissance aux ordres de production, durent attendre un long délai pour que le ministre en charge de la question donne son aval pour utiliser la peinture inoxydable verte.
Il est évident qu'en système capitaliste, sous économie de marché, le directeur d'usine aurait simplement vendu, librement, son équipement minier avec la peinture qu’il avait à disposition au moment précis, puisque ce qui compte pour ses clients c’est la machine et non la peinture, ou alors quelqu'un d'autre aurait fourni les machines en question voyant qu'il y avait un profit à se faire, la demande étant forte.
Tout cela pour dire qu'il est totalement ubuesque de prétendre qu'une quantité limitée d'individus pourraient savoir plus sur tous les sujets et toutes les situations particulières que tous les individus n'en savent collectivement, ce qui est précisément la position de la planification. De surcroît, il paraît impossible de soutenir qu’un groupe restreint d’êtres humains pourraient utiliser les connaissances tacites des autres, notamment sur des conditions locales spécifiques permettant d’ajuster la production (comme le moral des employés, une situation particulière requérant un ajustement temporaire des conditions de travail), par exemple. En système capitaliste, personne n'a à se préoccuper de 24 millions de prix, seule une poignée de prix, qui sont créés de manière décentralisée, grâce aux actions des individus et des entreprises, et qui sont nécessaires à sa propre activité. Cela permet aux gens de se concentrer sur un aspect réduit de l’exercice productif et de la vie sociale, et de l’approfondir au maximum.
En revenant à l'accroissement de l'ignorance relative des gens, elle doit être vue pour ce qu'elle est, à savoir le luxe de la civilisation. En faisant en sorte que les gens soient incités à approfondir leurs connaissances, plutôt que de les élargir, chaque individu peut en savoir relativement (beaucoup) plus que les autres sur un sujet particulier, tout en laissant à d'autres la détention d'autres savoirs spécifiques qui sont alors partagés grâce à la coopération libre permise par la division du travail et par le marché, et en conservant l’accès à ces connaissances par l’échange de biens et de services les utilisant. Dès lors, les connaissances collectives dépassent toujours les connaissances individuelles, et peuvent avancer, s'approfondir et se peaufiner; grâce au principe du “diviser pour mieux régner”. La science, après tout, ne fonctionne pas sur un principe différent : les scientifiques sont des spécialistes avant d'être des érudits, ils maîtrisent un sujet (ou plutôt, une littérature sur un sujet) et ignorent presque tout du reste, (en dehors des publications massives) ce qui leur permet de faire des contributions profondes à leur domaine, qu'ils connaissent sur le bout des doigts. Ils se contentent ensuite d'échanger et de faire profiter aux autres de leurs connaissances, selon leurs propres modalités, mais qui sont elles aussi décentralisées à travers les journaux scientifiques.
Cette répartition de la connaissance se voit aussi sur internet. Très peu de personnes maîtrisent internet, son architecture etc… par rapport à ceux qui utilisent internet. Très peu de personnes contribuent à internet par rapport au nombre d’utilisateurs profitant des contenus. Internet, tout comme la société, est le royaume de l’ignorance relative et de la spécialisation, ainsi que de la division du travail et de ses bénéfices.
Le marché est aujourd’hui la seule méthode connue d’intelligence collective à des fins productives complexes reposant sur la décentralisation, le partage volontaire des connaissances, l’utilisation des connaissances tacites et la minimisation des informations et connaissances nécessaires à l’action humaine. C’est à ce titre qu’il doit être vu, analysé, et comparé à ses alternatives réelles ou supposées.
Bibliographie :
- Polanyi Michaël, Personal Knowledge / The tacit Dimension
- Ludwig Von Mises, L'Action Humaine, "Economic Calculation in the Socialist Commonwealth"
- Friedrich Von Hayek, La route de la servitude, "The use of knowledge in Society"
- Thomas Sowell, Basic Economics
Commentaire : il n'y a que des auteurs libéraux qui se sont sérieusement posés la question du rapport à la connaissance, la couleur idéologique de cette bibliothèque n'est que le fruit de cette tendance