Mise en bouche avant les vacances, la première partie d'un texte prévu pour être un peu plus long que mes nouvelles précédentes.
(Comme ça je ne peux plus reculer et je serai forcé d'écrire la suite. )
Bonne lecture !
Le Chat
La belle Danatu, étendue sur sa banquette, refusa les olives au citron confit que son esclave lui présentait. Elle refusa encore le plat de boulettes d’agneau au cumin, puis les chaussons au fromage et aux épinards. Quand arriva l’assiette de pâtisseries – de délicates petites merveilles à la pâte doré et croustillante, garnies de noix et d’amandes et nappées d’un sirop au miel de figuier – son estomac vide la tirailla en même temps qu’une lueur d’avidité passait dans son regard. Danatu ne céda pas, néanmoins, et elle congédia l’esclave d’un geste élégant de son bras nu.
Puis elle jeta un œil à son époux, le seigneur-marchand Ishar. Celui-ci, étendu sur sa propre banquette, mâchait son dessert d’un air absent, quelques miettes de pâtisserie fichées dans sa barbe. Danatu soupira intérieurement. Son cher époux n’avait même pas remarqué son petit manège, qu’elle s’était pourtant employée à rendre aussi peu subtil que possible.
Non contente de dédaigner le repas, elle avait volontairement négligé sa parure et sa coiffure ; elle s’était à peine maquillée, se contentant d’un fard léger autour des yeux. Et dans un suprême effort contre elle-même, elle avait été jusqu’à dépareiller les couleurs de sa tenue, choisissant une robe mauve à motifs orpin, et un châle de soie vert anis. Danatu détestait chacune de ces teintes individuellement ; mises côte à côte, elles auraient dû faire frémir de dégoût n’importe quel être doté d’un sens normal de la vue.
Mais le seigneur-marchand Ishar, lui, paraissait ne rien remarquer –ni le petit jeu avec la nourriture, ni le manque de soin apporté à son apparence. L’âge l’avait-il donc rendu aveugle ? Certes, ses tempes grisonnaient, et il avait parfois besoin de stimulants pour honorer sa jeune épouse. Mais enfin, il ne pouvait pas déjà être sénile ? Danatu dut finir par se résigner. Mettant de côté son orgueil féminin, elle se résolut à faire elle-même part de son problème à son vieil idiot de mari.
— Mon tendre époux, commença-t-elle d’une voix plaintive.
Machinalement, Ishar lui répondit :
— Oui, ma douce ?
— Oh, mon tendre époux, répéta-t-elle. Si tu savais, si tu savais comme les jours me sont longs en ton absence…
— Mon absence… parut-il acquiescer. Puis, flairant sans doute le piège et se reprenant : Oui, ma colombe ? Un souci t’affligerait-il ?
— Mon époux, mon tendre époux, reprit Danatu en chargeant sa voix de désespoir. Ô combien je me sens seule loin de toi, dans cette grande maison vide, oui, bien seule !...
Ishar avait certainement reconnu ce ton à présent : celui que sa femme adoptait quand elle cherchait à obtenir quelque chose.
— Seule, ma Danatu ? Allons, tu as deux esclaves rien que pour te coiffer, t’habiller et te divertir. Et j’ai racheté un cuisinier spécialement pour toi il y a trois mois. Ne me dis pas que tu as besoin d’un nouveau domestique.
— Non, non, rien de tout cela, mon tendre époux. J’aurais seulement voulu te parler de… Et bien, mon amie Sawash, la femme du marchand Kadassu, en a eu un il y a quelques semaines, et je ne l’ai jamais vue aussi heureuse. Je me disais que, peut-être, nous aussi nous pourrions avoir…
Danatu vit son époux grimacer. Par les dieux, songea-t-elle, il est train d’imaginer que je veux un enfant. Aussi se dépêcha-t-elle de reprendre.
— Je veux parler d’un animal de compagnie, bien sûr. Oh, tu devrais voir le petit chien de Sawash, il est adorable ! Il est d’une race très rare, Kadassu l’a fait venir exprès des îles de Drayah ; il est gentil et très affectueux, un véritable amour.
— Oh, fit Ishar d’un air ennuyé, c’est donc de cela qu’il s’agit ? Toi aussi, tu comptes céder à ce… cet engouement ridicule pour les animaux pour dames ?
— Toutes les bonnes familles en adoptent, tu sais. Kadassu et Sawash, bien sûr, mais aussi Nidin, la femme de Naqid, et même Azara, l’épouse du Sipparite, qui a reçu un oiseau chanteur. Il y a ce marchand dahirien, Yaya ou je-ne-sais-quoi, qui s’est spécialisé dans le commerce des animaux exotiques ; on dit qu’il vend de vraies merveilles. Allons, mon époux, ne serais-tu pas satisfait de voir la tête de tes amis, si nous leur disions que nous avons un animal de chez le Dahirien ?
Danatu s’attendait à ce qu’Ishar ne cédât pas si facilement ; elle ne s’était pas trompée.
— Vraiment, ma tendre épouse…J’ai été élevé dans un monde où les chiens gardent les maisons et où les oiseaux vivent dans les arbres. Quand je vois de petits animaux frisés être bichonnés par leurs maîtresses, je suis consterné de voir comment nous avons corrompus ceux qui nous servaient. Ces… créatures dégénérées, ne servent plus à rien, hormis à attendrir le faible cœur des femmes. Non, mon rayon de miel, tu as déjà tout ce que tu peux souhaiter : la beauté, la jeunesse, un mari aimant, des domestiques dévouées, autant de robes et de bijoux que tu peux en imaginer. Je ne veux pas céder à ce qui ne me paraît être qu’un caprice.
Un beau discours… qui semblait avoir été préparé. Danatu n’eut d’autre choix que de surenchérir. Ses yeux s’embuèrent de larmes, et elle joignit ses mains dans une attitude implorante, se jetant aux pieds de son mari.
— Ô cruel, dit-elle d’une voix tremblante, ton épouse légitime se confie à toi dans sa détresse, pâle et rendue malade par le chagrin ; mais toi, cœur insensible, plutôt que de compatir, tu préfères encore t’en moquer et la traiter d’enfant capricieuse. Que souhaites-tu, Ishar ? Que je dépérisse d’ennui et de solitude ? Ou bien cherches-tu à nous humilier tous deux, en faisant de nous le dernier couple de la ville à adopter un animal familier ? Aah, qu’ai-je fait, qu’ai-je fait aux dieux, pour mériter…
— C’est bon, c’est bon, la coupa Ishar. Puisque c’est pour le bien de ma jeune épouse, je ne peux pas refuser. N’ai-je pas fait serment devant les dieux de prendre soin de toi ? Nous rendrons visite à ton Dahirien, je te le promets.
Alors Danatu se leva pour aller étreindre son époux, dans un geste d’euphorie soigneusement calculée :
— Oh merci, merci, mon tendre époux ! Mon tendre, tendre…
Tandis qu’Ishar lui rendait ses caresses, Danatu le vit sourire en coin, et elle se demanda fugacement s’il ne faisait pas tout ça pour le seul plaisir de la voir se donner en spectacle.