----------------------------------------------------------------------------
Chapitre 10 : Une Pierre, deux coups. (partie 2/2)
----------------------------------------------------------------------------
*
*
*
Luc enterra de nouveau le portable de Mélanie dans sa tombe. Si Esther avait commencé à semer le doute et le remord dans son âme, l’évocation de Matthieu qui éclipsait presque son existence l’avait galvanisé.
Et revoir sa tombe avait renforcé son désir. Ces connards l’avaient piégé, humilié, avant de le tuer à l’issue de la pire blague qu’ils n’aient jamais faite. Et maintenant, il devait supporter d’en voir un flirter avec Esther ? Hors de question.
Pour la première fois, il se sentait nerveux, tant les émotions défilaient en lui. Les chats autour de lui l’avaient perçu, eux aussi paraissaient excités.
Avant d’envoyer l’appât, Luc avait pénétré la salle d’art-plastique pour voler de la peinture rouge. Sous le coup de l’émotion, il avait donné de gros coups de pinceaux sur l’écorce des arbres, à tel point qu’elle giclait sur les conifères proches.
Il s’était bien appliqué pour tracer le chemin qui mènerait sa victime à l’endroit où il souhaitait en finir avec lui. Il faisait en sorte que la piste obligerait Pierre à zigzaguer dans la forêt. Il voulait qu’il prenne le temps de réfléchir à ses actes. Il voulait le travailler.
A présent, l’esprit dominait ses troupes depuis l’un des toits pointus du château. Les chats s’étaient entassé dans la cour du lycée, se résumant à présent à une large marre de fourrure lisses, tachetées et tigrées. Luc forma des groupes, chargés d’attirer l’attention des gendarmes, toujours au nombre de cinq. Il y avait assez de chats pour tous les distraire. Il devait ouvrir la voie pour Pierre lorsqu’il arriverait.
Les chats, silencieux dans l’ombre, commencèrent à grimper les murs, monter sur les toits, entrer dans les salles de cours dont les fenêtres étaient mal fermées.
Luc avait sélectionné une salle de classe à saccager, pour être sûr, mais Pierre tardait.
Il lui avait donné trente minutes… Il espérait que sa stratégie payait. Il essayait de se rassurer en se disant qu’il avait été méticuleux, mais il redoutait le moindre inconvénient. Et patienter ne faisait qu’accroître ce sentiment. Les secondes étaient longues, les minutes paraissaient interminables.
A plusieurs reprises, il descendait dans une salle où une horloge surplombait le tableau blanc. Chaque fois, il s’insurgeait de la lenteur des aiguilles.
Puis enfin, il vit une silhouette se découper dans l’obscurité. Elle escalada le mur et pénétra dans l’enceinte de l’établissement. La faible lueur de la lune dessina son visage et Luc se frotta les mains. Les chats se lancèrent dans leur besogne, abordant les gendarmes d’approches différentes… Ils s’asseyaient sur les toits et écrasaient les gendarmes de leurs billes noires et luisantes. Ils pénétraient les salles de classe pour y miauler sourdement ou tout saccager. Certains préféraient une approche câline là où d’autres prenaient leur patte à « jouer » avec leur cible.
Il n’y avait plus qu’un gendarme que Luc jugeait trop proche de Pierre.
L’esprit se jeta dans la salle de classe qu’il visait, dans l’une des tours, assez proche pour que l’agent des forces de l’ordre l’entende.
Luc se concentra à un tel point qu’il se sentit fusionner avec la pièce.
Il leva les mains, et poussa.
Quelques pupitres se renversèrent sous l’impulsion. Des chaises décollèrent avant de se retrouver prise dans une tornade que Luc tissait le long de ses doigts. Il faisait claquer les volets en bois contre les murs en pierre du château.
Il arrêta sa manœuvre, écoutant les pas lointains du gendarme qui approchait.
Luc s’extirpa de la salle et plana dans le vide. Pierre progressait dans la cour du lycée, profitant de la diversion… Puis il vit une autre silhouette.
« Quentin ? Merde ! »
Luc se mordit les lèvres. Il balaya le sillage des deux adolescents, s’attendant à découvrir d’autres membres du groupe. Mais personne d’autre n’arriva, et Quentin et Pierre s’enfonçaient déjà dans la forêt.
Heureusement, Luc avait une idée.
*
Quentin suivait Pierre à travers la végétation, suivant les troncs marqués d’une trace de peinture encore fraîche, aidés par une application de lampe torche dans le portable de son ami.
Lorsque Pierre lui avait montré le message. Il avait insisté pour l’accompagner.
Il avait redouté ce moment lorsque Vanessa avait émis le risque que la vidéo de l’humiliation de Luc était resté dans le téléphone de Mélanie.
Et à présent, le gars qui l’avait volé allait les faire chanter.
Pierre s’était montré récalcitrant. Il avait peur que le type panique en voyant qu’il était accompagné. Mais Quentin ne voulait pas laisser son ami aller seul dans la forêt derrière l’école, en pleine nuit, attiré par un salaud qui ne leur voulait pas du bien et qui ne devait ressentir aucun remord quant aux conséquences de ses actes. Après tout, lui aussi voulait savoir qui était derrière tout ça.
Il s’imaginait déjà le profil du maître chanteur. Un gamin qui aurait plus ou moins leur âge, ricanant à son plan de connard, compensant sa maigreur par son esprit tordu. Il l’imaginait se cacher le visage dans la capuche d’un sweet.
Quentin sentait brûler en lui l’envie de casser la gueule à l’ordure qui était responsable de la mort de Mélanie et qui osait s’attaquer à Pierre. Il faisait craquer ses articulations.
« T’as fini avec tes doigts ? remarqua Pierre.
— Désolé, c’est plus fort que moi. Et puis de toute façon, personne ne peut nous entendre.
— Peut-être, mais j’ai pas envie que cet enculé pense qu’on va le tabasser. Il pourrait passer à l’acte. Reste à l’écart. »
Pierre n’était pas sûr de lui. Quentin lisait sa nervosité. De nombreuses perles de sueurs ornaient son front, sa peau perdait de sa couleur et son souffle était de plus en plus irrégulier. Il tremblait tellement qu’il en devenait parfois maladroit.
Quentin aussi l’était. Il pensait également à ses amis.
Si jamais quelque chose tournait mal, ils resteraient dans l’ignorance. Et si cette vidéo venait à se perdre sur le net…
Il en venait à regretter de ne pas avoir eu de téléphone. Pierre ne pouvait plus appeler ses amis, et il n’arrivait pas à se connecter à Facebook. Il était coupé des autres.
Alors qu’ils continuaient de marcher, toujours suivant les marques rouges, Quentin commençait à regretter d’avoir agi trop vite. Il aurait pu rentrer chez lui et accéder aux réseaux sociaux. Il aurait peut-être même pu appeler les autres. Ils auraient mis du temps à arriver, et aussi à justifier leur départ précipité auprès de leurs parents, mais peut-être que les choses auraient pu se dérouler autrement s’il avait pris le temps de réfléchir.
Mais il avait réfléchi trop vite, et le voilà avec Pierre, en train d’avancer, suivant aveuglément des signaux à travers la forêt, en pleine nuit. Ils ne dépendaient plus que d’eux.
Il entendit un miaulement lointain, plaintif.
Quentin s’arrêta un instant.
Puis quelque chose d’autre fendit le silence. Un murmure froid et effrayant.
L’adolescent tendit l’oreille, effrayé par ce son étrange surgi de nulle part. Il regarda autour de lui, cherchant l’origine du murmure, la respiration sifflante. Il secoua sa tête et se rassura en se disant que le vent lui jouait des tours.
De ses bras et de ses jambes se dressèrent des petites billes de chair, manifestation de la chair de poule, alors que l’air devenait anormalement glacial.
Il se croirait presque en hiver.
Puis un nouveau murmure, plus intelligible… Plus proche…
« Quentin… »
Il venait de toutes les directions. Des branches tremblèrent, d’autres se brisèrent. Le garçon, essayant de voir malgré l’obscurité, tournant sur lui-même à la recherche de l’origine de ces bruits sinistres dignes des films d’horreur.
« Quentin… »
Un souffle perçant lui piqua l’oreille, accompagnant le nouveau chuchotement. Il était juste derrière. Quentin se retourna. Il n’y avait personne.
« Qui est là ?! » hurla Quentin.
La terreur l’avait envahi. Il avait l’impression de perdre la tête.
Puis il réalisa qu’il était vraiment seul. Pierre avait continué de progresser dans la forêt sans lui.
Et il faisait trop noir pour que Quentin puisse retrouver les croix rouges.
Il porta ses mains sur son visage, il sentait son ventre se contracter à cause de l’angoisse, il sentait son esprit s’embrumer de panique.
Puis il vit une silhouette se détacher des ombres de la nuit. Maigre, pâle, stoïque. Elle le fixait.
« Pitié ! » Hurla Quentin en courant dans la direction opposée.
Les conifères fouettaient ses jambes, il zigzaguait entre les arbres, se baissait pour éviter des branches traîtresses. Quentin voulait retourner dans le parc de l’école, il espérait même se faire repérer par un gendarme. Derrière lui, il entendait un glissement sinistre et d’autres murmures qui lui glaçaient le sang.
La forêt paraissait interminable. Les arbres commençaient à se multiplier, et le terrain devenait de plus en plus escarpés, couverts de trous cachés par la végétation.
Il voulait fuir le bois, mais il ne faisait que s’y enfoncer.
Il se perdait.
Une forme bondit devant lui et Quentin hurla alors qu’il se prenait le pied dans un creux. Son visage se cogna durement contre le sol et sa cheville le lança d’une douleur fulgurante.
Son cœur tambourinait contre sa poitrine. Il se releva rapidement et lança plusieurs coups d’œil derrière lui.
La silhouette n’était plus là.
Quentin se sentit idiot, sur le coup. Puis une force invisible le détacha du sol. Il décolla du sol sur plusieurs mètres et il heurta les branchages de certains arbres avant d’être relâché. Son crâne heurta violemment une racine émergeante.
Et dans un dernier accès de conscience, il vit la silhouette… Luc…
Impossible. Il ne pouvait pas être là. Il était mort…
Les doigts de Luc se refermèrent sur ses tempes et il sentit quelque chose de froid couler dans son cerveau.
Ses yeux roulèrent.
*
Pierre ignorait sa fatigue, son essoufflement et ses points de côté. Son regard était braqué vers les croix rouges et dégoulinantes qui ornaient l’écorce des arbres.
D’innombrables scénarios défilaient dans son esprit, sur les motivations du maître chanteur, sur l’issue de cette nuit. Son avenir n’avait jamais paru aussi inexistant.
Il oubliait tout. Le monde n’existait plus. Il n’y avait plus que lui et les troncs d’arbres frappés d’une trace rouge.
Puis, petit à petit, le rongeait les souvenirs de cette horrible nuit. Il se rappelait son propre rire à la vue du corps nu de Luc. Il se rappelait, lorsque la barque avait cédé, avoir ri bêtement.
Il se rappelait avoir été coupable par son inaction.
Il se rappelait à quel point il était une ordure.
Il se rappelait les nuits blanches à pleurer, les repas intacts chez lui, les chiottes remplies de sa chiasse liquéfié par les angoisses, ainsi que les vomissements.
Il se rappelait de l’envie pressante d’enfoncer son compas dans une veine et, d’un coup sec, sceller son destin.
Et alors qu’il pensait en avoir fini, qu’il semblait avoir trouvé un peu de paix, voilà que toutes ces horreurs lui retombaient sur la figure.
Pierre continua d’avancer, semant des larmes sur son chemin. Puis son corps finit par lâcher en même temps que son esprit. Il s’effondra dans la terre, face à un arbre lui aussi marqué à la peinture rouge.
Il se frappa plusieurs fois le crâne contre l’écorce, en avouant à voix haute sa débilité profonde. Il se claqua les paumes de ses mains contre son front en pleurant.
Il se releva, sale, et continua d’avancer. Puis il comprit où il allait. Le fleuve était visible entre les arbres. Il arrivait précisément devant la tombe.
Une nouvelle fois, il se mit à genoux, accablé par le remord, face à son crime. Il se déplaça à quatre pattes vers la sépulture et pleura en frappant le sol.
Quentin surgit des bois, derrière lui, et le découvrit dans cet état.
« J’ai eu du mal à te rattraper. Tu vas pas me croire si je te dis ce qu’il s’est passé pendant que tu continuais de tracer. » avoua Quentin.
Il était aussi essoufflé que lui, de longues gouttes de sueur perlaient son front, et un mince filet de sang gouttait de ses cheveux.
« Il t’est arrivé quoi ?
— Un truc de dingue, j’arrive déjà pas à y croire moi-même… Où est l’autre connard ?
— J’en sais rien. »
Pierre revint légèrement à lui. Ses larmes avaient cessées de couler et il sondait les environs, à la recherche de l’individu. A sa grande surprise, il n’y avait personne.
« Il doit être en retard ? émit Pierre avant de se rendre compte de la débilité de sa question.
— Bien sûr que non, les traces de peinture sont fraiches… Il nous a menés à la tombe.
— Ouais…
— Putain, on aurait jamais dû faire ça.
— T’as bien raison. Je le regrette tellement. »
Les larmes roulèrent de nouveau en suivant les traces sèches de leurs prédécesseurs. Quentin s’approcha pour l’enlacer.
« Putain, si je pouvais remonter dans le temps, je dirais à Lucas et Matthieu d’aller se faire foutre ! C’est aussi de ma faute, il me faisait confiance, on était pote putain ! Comment un ami peut-il faire ce genre de chose. On s’entendait bien, et j’ai tout gâché pour satisfaire ce besoin merdique de le rabaisser comme on le faisait depuis toutes ces années. On est allé trop loin. Je te jure que je me déteste.
— Tu as raison… Vous êtes allés trop loin. »
Pierre cessa de pleurer. Il se détacha de Quentin en le dévisageant. Il souriait et ses yeux laiteux le fixaient.
« Quentin ?
— Quentin ? Je le sens qui gratte pour essayer de reprendre le contrôle, mais je l’ai bien sonné tout à l’heure.
— Luc ? »
Pierre sentit ses organes internes se liquéfier en voyant le sourire de Quentin s’élargir. Il recula avant de trébucher.
« Quentin » referma sa main sur la gorge de Pierre et le souleva au-dessus de lui. Les doigts étaient glacés et il n’arrivait pas à parler. Il ne pouvait que regarder le visage de « Quentin », déformé par quelque chose de surnaturel, surtout ses yeux vides.
Il eut le souffle coupé lorsqu’il heurta un arbre. Son dos le lança, il avait l’impression de s’être brisé la colonne vertébrale. Il tendit les mains pour se traîner et l’une d’elle fut accueillie par la chaussure de son ami qui les écrasa à tel point qu’il avait l’impression qu’il voulait le clouer dans le sol.
Le pied se détacha pour s’enfoncer dans son ventre. Le souffle coupé, Pierre toussa à en cracher ses poumons. Un autre coup, plus bas, manqua de le faire vomir.
« Quentin » l’attrapa par les cheveux et le lança dans l’eau en lui arrachant quelques touffes.
Elle était si froide. A peine eut-il le temps de remonter que « Quentin » s’emparait de son col et lui faisait baiser son poing à plusieurs reprises. Il sentit la chaleur de son fluide couler de ses narines pour s’étaler sur ses lèvres, et il goûta son parfum cuivré.