'Morceau à écouter en lisant le texte'
https://www.youtube.com/watch?v=TL-syOK87SU&noredirect=1
Le Lightbar
L'invitation
En 19.., Renand fut convié à une soirée de gala organisée par son éditeur, Jean-Marc Dufresne. C’était le facteur qui lui avait passé l’invitation, un matin. Il lui avait remise en main propre, une enveloppe bleue qui sentait fort la colle, il y avait écrit son nom dessus. Renand bossait pour Jean-Marc depuis quelques années maintenant. Il écrivait des petits romans de gare avec des intrigues bricolées, et en vendait de quoi remplir son frigo et payer ses factures. A la vue de son appartement (un deux pièces de 25 mètres carrés) on devinait sans trop de mal que Renand ne roulait pas sur l’or. Il y régnait cette impression, propre aux appartements des gens pauvres, que tout y était utile.
Renand se refit chauffer du café et resta longuement allongé sur son lit à contempler le carton d’invitation. En cinq ans de collaboration, jamais Jean-Marc ne l’avait invité à aucune de ses soirées. Pourquoi maintenant ? Son dernier roman n’avait ni plus ni moins marché que les précédents, et sa relation avec Jean-Marc n’avait jamais dépassé le cadre professionnel. Des coups de fils quand ses bouquins avaient du retard et un café de temps en temps pour prendre des nouvelles, mais jamais bien plus. Renand regarda pour la énième fois la date de la soirée sur le carton d’invitation. Jeudi prochain. Il avait tout juste le temps de trouver de quoi s’habiller convenablement.
*
On y trouvait de tout à ce genre de soirée. Des hommes politiques, des responsables culturels divers et variés, des écrivains, bien entendu, des gens du cinéma aussi. En se mêlant à la foule, Renand eut cette impression de se retrouver dans un immense orchestre, où l’on aurait donné à chaque musicien une partition différente à jouer. Chacun avait une façon différente de se mouvoir dans l’espace, ou de se comporter avec autrui. Par exemple, on reconnaissait les hommes politiques à leur façon de serrer les mains. Renand avait fait connaissance avec l’un deux (le collaborateur parlementaire de la cinquième circonscription de Paris), qui avait visiblement le besoin urgent de savoir ce que faisait exactement chaque personne de la soirée. Quand Renand se présenta, le collaborateur parlementaire de la cinquième circonscription de Paris s’efforça de cacher sa déception (une faculté propre aux hommes politiques). Poli, Renand l’écoutait lui vanter les mérites de sa gestion des collectivités locales, mais en vérité, tout cela le gonflait royalement. Il fit mine d’avoir reconnu quelqu’un (je vous pris de m’excuser, tout cela est très intéressant, mais je crois qu’on m’appelle) et prit congé.
Les heures avaient passé. Renand était accoudé à la table du buffet et avalait du whisky sec à grandes gorgées. Sa tête commençait à tourner de plus en plus vite, aussi il consulta sa montre l’air de se dire qu’il ferait bien de rentrer.
“Vous croyez aux fantômes, vous ?”
En entendant la voix, Renand frémit. Il ne sut pas très bien si l’alcool y était pour quelque chose, mais cette voix, c’était la voix la plus froide qu’il ait jamais entendu, elle lui glaça tout le corps et le raidit d’un coup. Pourtant, en se retournant, il fut surpris de voir se tenir face à lui un petit homme souriant, à la moustache joyeuse, dont les yeux pétillaient de malice. Il se présenta comme étant Gabriel, un ami de longue date de Jean-Marc Dufresne, avec qui il avait fait les quatre cents coups dans sa jeunesse.
-J’aimerai savoir si vous croyez aux fantômes…Vous savez quand même ce qu’est un fantôme ?
-…Oui j’imagine. Disons que j’ai cessé d’y croire le jour où ma mère n’est plus venue me chercher à la sortie de l’école.
Les yeux de Gabriel brillaient d’une flamme qui ne cessait de grandir depuis le début de leur conversation. On aurait dit qu’une forêt entière se décimait dans son regard.
-Vous m’avez l’air d’être quelqu’un de très spirituel… j’aime ça moi, les gens spirituels. Vous reprendriez bien quelque chose? Laissez, laissez, c’est pour moi, je vais vous raconter une histoire.
Gabriel hocha la tête en direction du barman, lequel fit généreusement couler le whisky dans leurs verres. Renand était fasciné par ce petit homme qui semblait tout droit sorti d’un ranch américain du XIXe siècle. Il n’avait rien à voir avec tout les gens qu’il avait rencontrés depuis le début de la soirée ; avec son chapeau haut de forme et sa chemise à manche courte, il était comme un intrus, quelqu’un à qui on aurait filé les mauvaises clés. Aussi, lorsque Gabriel lui fit part de son récit, Renand resta accroché à la moindre de ses paroles, comme hypnotisé par le son des mots et la forme des images qui en résultaient.
Le récit de Gabriel
“Il y a plusieurs années j’ai étudié à l’université française de New-York. Vous connaissez l’université française de New-York ? C’est une très grande université, on étudiait dans des immenses salles de classe toutes blanches, je vous jure, on n’y trouvait pas une trace de couleur. Avec les copains on s’amusait à écrire nos noms un peu partout. Ça a commencé sur les murs de l’université, et puis on a fini par les quitter, ces murs, pour se retrouver dehors... C’était quelque chose New-York à cette époque, on croisait Basquiat au coin de la rue, tout le monde voulait devenir artiste… Il y avait une atmosphère, il suffisait de respirer l’air dans les rues très fort, et vous aviez la tête qui tournait dans tous les sens. Vous sentiez des arômes d’herbe et de peinture, il y avait des odeurs de crasse aussi… Il y avait des rues comme ça, dans New-York, où vous étiez comme dans un égout, la crasse venait vous coller à la peau, et vous aviez beau frotter de toute vos forces, elle ne partait plus… Aujourd’hui encore, je la sens… cette crasse sur mon corps… avec cette odeur immonde que tous les parfums de femme ne pourraient enlever… Enfin… Un soir, je suis sorti d’une soirée où j’avais sans doute trop bu. Je venais de perdre mon père, c’était un homme qui avait beaucoup compté pour moi. Il m’avait appris à lacer mes souliers et à regarder mon interlocuteur droit dans les yeux. Il faisait froid, c’était l’hiver, on se les gelait à New-York en hiver. Je n’avais rien sur moi à cette époque, pas un rond… La nuit était tombée, il y avait du brouillard aussi. Le brouillard, il était partout, c’était comme s’il engloutissait la ville. Je n’avais aucune idée d’où j’étais… Au loin, j’ai aperçu une lumière rouge, au creux du brouillard, et je me suis approché comme s’il s’agissait du signal d’un phare… C’était les néons d’un bar qui étaient restés allumés. J’y ai lu: The Lightbar. C’était un vieux bar, complètement perdu, ce genre de bar dont vous n'imagineriez pas un seul instant vous arrêter devant. Il y avait une porte verte pâle, que j’ai poussé avec hâte afin de m’abriter du froid… Je me suis installé au fond du bar, sur la banquette. Il y avait trois vieillards assis, je ne voyais que leur dos. Ils étaient face à une petite scène qui faisait comme un arrondi, où derrière, un grand rideau rouge cachait la coulisse. Et sur la scène, il y avait un type avec son saxo. C’était un type assez jeune je crois, mais son allure, c’était comme s’il avait cent vingt ans. Son dos était tout cabossé, il penchait la tête tellement bas qu’on aurait cru qu’il touchait le sol presque… Il avait un chapeau, ces espèces de chapeau de crooner que tout le monde portait dans les années 50… Sa musique, ça n’était pas ce qu’on pourrait appeler de la grande musique, mais elle était toute douce comme une mer sans vague… En me tournant vers le barman, je me suis rendu compte qu’il ne s’était même pas aperçu de ma présence. Il avait le regard complètement vide... Il était en train de nettoyer des verres avec une serviette blanche, c’était comme s’il répétait son geste à l’infini, verre après verre, et ces verres, j’avais pourtant bien l’impression qu’ils étaient propres comme la peau d’un bébé… Et puis un moment, le rideau rouge s’est ouvert en deux, et est apparue sur la petite scène, comme sortant du néant, une grande femme Noire. Elle était vêtue d’une robe fourreau très sombre, et d’un châle volumineux qui lui recouvrait le cou… Elle s’est mise à chanter, c’était une chanson de blues très triste, qui parlait d’un enfant qui avait voulu arrêter de grandir.
“My boy, you have to grow up, or you will stay a child all your life, and even more” “
C’est à cet instant du récit que Gabriel s’interrompit. Il fit un geste de la main afin d’essuyer la larme quasi invisible qui avait pris le temps de couler le long de sa joue. Jusque là, Renand l’avait écouté avec une passion si ardente, qu’il ne pouvait concevoir que son récit s’acheva ainsi.
-Mais… que s’est-il passé ensuite ?
-Ensuite ? J’ai attendu que le jour se lève et je suis rentré chez moi.
-Mais… je ne comprend pas ? Qui était cette dame ? Et ce barman ? pourquoi… Et ce bar, où se trouve t-il ?
-Je ne sais plus mon garçon, il y avait tant de brouillard cette nuit là…
-Et pourquoi me parliez-vous de fantôme tout à l’heure ?
Gabriel jeta un coup d’œil à son verre, l’air de se demander ce qu’il s’y trouvait.
-Je crois que j’ai un peu trop forcé sur le whisky. Écoutez, Renand, c’est ça ? Ça m’a fait du bien de parler avec vous, mais je crois que je ferai bien de rentrer.
Tout en laissant Renand comme cloué sur place, Gabriel alla méthodiquement chercher son manteau dans la penderie et récupérer sa canne qu’il avait laissé posée contre le mur, près de la porte. En partant, il leva son chapeau et, en s’adressant à Renand, lui dit : “Ne vous en faites pas, nous nous reverrons… je le sais”.
Léa
Bien des années plus tard, Renand rencontra Léa. Il la rencontra sur un grand bateau, qui rejoignait la France depuis Israël. Renand était sorti fumer une cigarette sur le pont, et il la vit qui regardait son pays disparaitre dans l’horizon. C’était l’été, il faisait beau. Elle portait une longue robe qui lui cachait les jambes, et de très légères brises parvenaient à la soulever assez pour dévoiler ses chevilles. Elle avait des chevilles adorables, qui ressemblaient à des dunes de sable. Elle était en train de fredonner un vieil air traditionnel juif, croyant être seule, quand elle aperçut Renand. Elle en devint toute rouge, si rouge qu’on aurait pu croire que son sang allait sortir par tous les pores de sa peau. Elle lui plu toute suite. Renand aimait sa façon de froncer les sourcils quand elle était contrariée. Il aimait l’application qu’elle prenait lorsqu’elle allumait ses cigarettes. Il aimait quand elle lui parlait de ses voyages, et que ses yeux s’ouvraient tous grands; il suffisait alors pour Renand de plonger tout entier à l’intérieur, c’était comme si elle le prenait par la main pour l’emmener avec elle.
Un an plus tard, ils étaient mariés. Avant de rencontrer Léa, Renand n’avait jamais pensé qu’il se marierait un jour. Il avait pourtant déjà eu plusieurs relations sérieuses, mais elles s’étaient toutes finies de façon brutales et douloureuses. Il s’était longtemps imaginé passé le reste de sa vie à rencontrer des filles, sans jamais avoir à nouer de lien véritablement profond. Il s’en serait satisfait, il en est sûr. Mais il y avait eu Léa. Léa avait tout changé. Il se livrait entièrement à elle, lui racontait ses peurs, ses doutes, comme il n’en avait jamais parlé à personne. Et elle l’écoutait, la tête posée contre son torse nu, une oreille à l’affut des battements de son cœur, heureuse de le sentir si vivant, auprès d’elle. Renand lui parlait de littérature, lui faisait lire les romans qu’il avait publié, et ses écrits plus intimes. Léa avait été déçu par ses livres, elle préférait ce qu’il écrivait pour lui. Elle disait que là, elle avait l’impression qu’il écrivait pour de vrai. Elle aimait sa façon d’écrire, elle lui avait dit : “On dirait que tes phrases avancent comme un homme soûle qui essaierait de ne pas tomber”. Mais Renand n’avait jamais voulu l’écouter. Il avait continué à écrire ses petits romans de gare aux intrigues bricolées.
Le Lightbar
Quand il prit pour la première fois sa fille dans ses bras, Renand comprit. Il le comprit tout de suite. Il le comprit, comme il n’avait sans doute jamais aussi clairement compris une chose. Il compris qu’à partir de cet instant, et jusqu’à la fin de ses jours, il aurait peur. Il aura peur lorsqu’il laissera sa fille seule avec la baby-sitter, il aura peur lorsqu’elle apprendra à marcher, il aura peur lorsqu’elle ira pour la première fois à l’école, il aura peur quand il verra le premier garçon lui tenir la main. Cette peur, elle était, à ce moment précis, alors qu’il tenait sa fille dans ses bras, tellement forte, qu’elle avait gommé toute joie de voir son premier enfant naitre. Ça commençait par le bas du ventre, et ça remontait jusqu’aux épaules, comme si un cheval de course vous piétinait de ses gros sabots.
Tout le temps, il pensait à sa vie, et à sa fille. Il avait cru pourtant, alors que Léa était encore enceinte, qu’il assumerait son rôle de père, et qu’il en serait même heureux. Mais aujourd’hui, quand il regardait sa fille, ce tout petit bout d’être humain qui gambadait joyeusement dans le salon, il avait l’impression d’avoir fait une grave erreur. Il aurait donné n’importe quoi pour faire marche arrière, revenir à ces années où il se sentait libre, avec Léa à côté de lui. Aujourd’hui, quand il la regardait, il avait l’impression qu’elle était devenue triste, qu’elle n’avait fait qu’attendre, toutes ces années, que sa vie passe. Elle avait récemment appris que ses grands-parents avaient trouvé la mort dans les chambres à gaz des camps de concentration. Sa mère le lui avait toujours caché, Léa croyant qu’ils avaient eu un banal accident de voiture. C’était en faisant des recherches sur sa famille qu’elle avait découvert la vérité. Le choc avait été immense, et depuis, Renand avait l’impression de vivre avec un fantôme.