(Ceci est un retour à l'écriture après dix années de silence.)
***
Song Lian marchait pieds nus dans l’herbe encore baignée de rosée… Le soleil était teinté de rouge et l'air déjà chaud annonçait une journée de canicule. Song Lian devait se rendre en ville cet après-midi pour rencontrer son oncle Luwan, à qui elle voulait emprunter de l'argent. Elle pensait au long voyage en calèche qui l'attendait, à l'écrasante morsure du soleil qui brûlerait sa peau à travers sa mince tenue de soie, à la transpiration qui répandrait sur son corps un sentiment de malpropreté. Songlian, qui ne sortait jamais par plus de vingt-cinq degrés, eut subitement mal à la tête en y songeant mais une domestique arriva à ce moment et interrompit de sa voix rauque le fil de ses pensées :
- Dame Lian, un homme vous attend dans le salon.
A ces mots, un espoir fou saisit la jeune fille. Peut-être l'oncle Lu Wan avait-il lui aussi anticipé la canicule. Peut-être avait-il jugé bon de venir lui-même jusqu'à chez elle pour éviter à SongLian le pénible trajet jusqu'au quartier des Cerisiers, où la rencontre devait avoir lieu. Il n'en fut rien.
La personne qui l'attendait dans le salon était un jeune homme timide, un dénommé Wuo. Il parlait à voix basse et gardait la tête baissée, comme s'il observait la marche d'une fourmi sur le sol. Il annonça à SongLian qu'il était au chômage et qu'il lui fallait désespérément trouver un travail, sans quoi il n'aurait bientôt plus assez d'argent pour acheter du riz. Comme SongLian ne répondait pas, il commença à énumérer ses compétences. Elles étaient assez banales, mais SongLian fut surprise par la conviction dont le jeune homme faisait preuve. Il s'engageait à travailler treize heures par jour et ne demandait en échange qu'un repas chaud le soir et cinquante yuans par mois. En l'écoutant parler, SongLian comprit qu'il était au désespoir et elle eut pitié de lui. Elle lui demanda d'une voix douce d'où il venait. L'homme expliqua qu'il avait grandi dans un petit village du nord de la Chine avant de déménager avec ses parents à Wu'nan à l'âge de quatorze ans. Il était alors tombé malade et avait dû quitter l'école, après quoi son père l'avait engagé dans son atelier de tissage. Ce dernier était décédé il y a six mois et son oncle, qui avait repris l'atelier et détestait Wuo, l'avait envoyé paître sans lui donner le moindre argent. Pris de désespoir, il était venu à Pékin et frappait depuis lors aux portes des maisons riches en quémandant du travail.
Tandis qu'il parlait, SongLian remarqua que son visage couvert de légères cicatrices avait gardé des traits d'enfant. Il n'avait presque pas de pommettes et son menton s'effaçait sous ses grosses lèvres. Son front était large et ses cheveux, mal coiffés, lui donnaient l'air d'un délinquant. Ses yeux, toutefois, exprimaient une sorte de gentillesse innocente et SongLian, qui devait être un peu plus âgée que lui, éprouva pour lui une forme de tendresse.
- Tu peux venir t'installer ce soir. On te donnera un bol de riz et une chambre. Tu commenceras le travail demain.
Wuo semblait pris au dépourvu.
- Eh bien quoi ? Ce n'est pas assez bien pour toi ? Demanda SongLian.
Wuo secoua la tête et dit :
- J'ai payé mon aubergiste pour trois jours. Si je pars maintenant, il ne me remboursera pas.
-Et combien paies-tu la journée ?
- 1 yuan.
SongLian éclata de rire.
-Ça doit être la plus mauvaise auberge de la ville pour un prix pareil ! Ne t'en fais pas, je vais te donner 10 yuans. Comme ça tu paieras ton propriétaire et tu en profiteras pour déjeuner. Tu es mince comme un clou, il faut que tu prennes des forces si tu veux travailler.
Wuo inclina la tête en forme de remerciement et SongLian constata que la gentillesse ne le rendait pas moins timide. Elle prit alors congé et ordonna à une domestique qu'on lui donne son argent. En retournant dans le jardin, SongLian eut l'impression qu'il faisait déjà terriblement chaud.
*
La calèche arriva à midi quarante, avec une demi-heure de retard. SongLian gronda le cocher, qui s’excusa maladroitement. Il était minuscule, presque un nain, et SongLian avait envie de le frapper.
Une fois la calèche en marche, SongLian sortit un long éventail en plumes de paon et se mit à battre des mouvements rapides et réguliers vers son visage. Elle soupirait. Toutefois, la chaleur ne l'incommodait pas comme prévu. Les mauvaises choses, comme les bonnes, sont rarement aussi intenses qu'on les imagine. Après quelques dizaines de minutes, elle sombra dans un état de demi-sommeil, les yeux à peine ouverts, et le paysage citadin défila devant elle en formes spectrales.
Le quartier des cerisiers était le lieu de rencontre des amants et des hommes d'affaires. On y parlait assis aux tables des cafés de style occidental. La bienséance et la politesse y étaient maîtres comme sur un court de tennis, mais les sujets de conversations étaient souvent triviaux, voire obscènes. La bonne société chinoise s'y réunissait pour évoquer les ragots. C'était un lieu propice aux conversations d'argent.
SongLian aperçut son oncle à la terrasse d’un café français. Le vieil homme portait un costume de soie traditionnel, ce qui attirait les regards des autres clients vêtus à l’européenne. A côté de lui se trouvait une jeune femme d’à peine vingt ans au regard froid. Lorsque Songlian la vit, un sentiment de dégoût s’empara d’elle. Pourquoi son oncle avait-il fait venir cette jeune fille alors qu’ils devaient parler d’argent ? Voulait-il l’humilier, ou lui signifier implicitement qu’il valait mieux ne rien lui demander ? A l’idée que son oncle puisse lui refuser son aide, Songlian se mit à frissonner. Elle était encore riche, certes, mais elle avait des dettes énormes auprès de nombreuses maisons de jeu. Sa position sociale réelle, qu’elle tentait de cacher avec peine, était celle d’une petite bourgeoise désargentée, à peine plus riche qu’un avocat, et sans les interventions de Luwan, elle ne serait jamais parvenue à masquer ce déclin financier. Une femme riche à Pékin doit constamment acheter de nouvelles robes, de nouveaux bijoux, et veiller à montrer aux observateurs avides de ragots que son honneur et son indépendance sont intacts.
Luwan accueillit Songlian avec un sourire dépourvu de sincérité. Songlian commanda un thé et tourna de moitié le dos à la jeune fille assise à côté de Luwan, qui la scrutait d’un regard méprisant. Elle s’adressa à son oncle d’une voix basse et grave :
- J’ai encore cinq mille yuans à payer. Après je te laisserai tranquille. Je te rembourserai dans six mois, je le promets.
L’oncle ne répondait pas, il écoutait avec un air étrange, mélange de pitié et d’énervement. Songlian continua alors à parler et après avoir joué d’arguments peu honorables, elle se rappela soudain le jeune homme qui était venu lui demander du travail plus tôt dans la journée. Elle eut l’impression d’être dans la même situation que lui, et cette pensée lui fit perdre le fil de son monologue. Elle se tut et attendit une réponse de son oncle. Mais contre toute attente, ce fut la jeune fille assise à côté de lui qui parla :
-Moi je dis qu’elle a eu assez. Si tu continues à être gentil comme ça avec elle, elle te sucera tout ton fric et tu finiras ruiné.
Songlian, devant une telle grossièreté, s’empourpra et eut d’envie de gifler la jeune fille. Qui était-elle? Une maîtresse ? Une domestique ? Elle prit sur elle et dit d’une voix douce :
- Comme je te le dis mon oncle, c’est la dernière fois. Cinq mille yuans, pas plus.
Wu Lan soupira longuement. Il alla dans sa poche et en sortit un portefeuille de cuir. Songlian pensa un instant être sauvée, surtout lorsqu’elle vit que Lu Wan en sortait de l’argent. Mais il ne posa sur la table que mille yuans.
- C’est tout ce que je peux te donner.
- Mon oncle… Il me faut…
- C’est déjà trop, intervint la jeune fille. Mille yuans, c’est une telle somme ! Vous n’allez pas lui donner tout ça !
Songlian, alors, ne tint plus et jeta un regard foudroyant à la demoiselle, qui écarquilla légèrement les yeux.
- Petite garce, de quoi te mêles-tu ? Ta mère ne t’a donc pas éduquée ?
La jeune fille eut un petit gloussement d’énervement mais elle n’osa pas répondre. Elle baissa la tête et Songlian en profita pour se tourner à nouveau vers Lu Wan. Ses yeux trahissaient désormais une haine féroce envers Songlian mais son visage demeurait impassible. D’un geste sec, il appuya la main sur la liasse de billets et les poussa vers Songlian.