Se connecter

Création

Ecriture

Sujet : Nouvelle : Song Lian
1
antalarion
Niveau 11
01 août 2018 à 12:49:12

(Ceci est un retour à l'écriture après dix années de silence.)

***

Song Lian marchait pieds nus dans l’herbe encore baignée de rosée… Le soleil était teinté de rouge et l'air déjà chaud annonçait une journée de canicule. Song Lian devait se rendre en ville cet après-midi pour rencontrer son oncle Luwan, à qui elle voulait emprunter de l'argent. Elle pensait au long voyage en calèche qui l'attendait, à l'écrasante morsure du soleil qui brûlerait sa peau à travers sa mince tenue de soie, à la transpiration qui répandrait sur son corps un sentiment de malpropreté. Songlian, qui ne sortait jamais par plus de vingt-cinq degrés, eut subitement mal à la tête en y songeant mais une domestique arriva à ce moment et interrompit de sa voix rauque le fil de ses pensées :
- Dame Lian, un homme vous attend dans le salon.
A ces mots, un espoir fou saisit la jeune fille. Peut-être l'oncle Lu Wan avait-il lui aussi anticipé la canicule. Peut-être avait-il jugé bon de venir lui-même jusqu'à chez elle pour éviter à SongLian le pénible trajet jusqu'au quartier des Cerisiers, où la rencontre devait avoir lieu. Il n'en fut rien.
La personne qui l'attendait dans le salon était un jeune homme timide, un dénommé Wuo. Il parlait à voix basse et gardait la tête baissée, comme s'il observait la marche d'une fourmi sur le sol. Il annonça à SongLian qu'il était au chômage et qu'il lui fallait désespérément trouver un travail, sans quoi il n'aurait bientôt plus assez d'argent pour acheter du riz. Comme SongLian ne répondait pas, il commença à énumérer ses compétences. Elles étaient assez banales, mais SongLian fut surprise par la conviction dont le jeune homme faisait preuve. Il s'engageait à travailler treize heures par jour et ne demandait en échange qu'un repas chaud le soir et cinquante yuans par mois. En l'écoutant parler, SongLian comprit qu'il était au désespoir et elle eut pitié de lui. Elle lui demanda d'une voix douce d'où il venait. L'homme expliqua qu'il avait grandi dans un petit village du nord de la Chine avant de déménager avec ses parents à Wu'nan à l'âge de quatorze ans. Il était alors tombé malade et avait dû quitter l'école, après quoi son père l'avait engagé dans son atelier de tissage. Ce dernier était décédé il y a six mois et son oncle, qui avait repris l'atelier et détestait Wuo, l'avait envoyé paître sans lui donner le moindre argent. Pris de désespoir, il était venu à Pékin et frappait depuis lors aux portes des maisons riches en quémandant du travail.
Tandis qu'il parlait, SongLian remarqua que son visage couvert de légères cicatrices avait gardé des traits d'enfant. Il n'avait presque pas de pommettes et son menton s'effaçait sous ses grosses lèvres. Son front était large et ses cheveux, mal coiffés, lui donnaient l'air d'un délinquant. Ses yeux, toutefois, exprimaient une sorte de gentillesse innocente et SongLian, qui devait être un peu plus âgée que lui, éprouva pour lui une forme de tendresse.
- Tu peux venir t'installer ce soir. On te donnera un bol de riz et une chambre. Tu commenceras le travail demain.
Wuo semblait pris au dépourvu.
- Eh bien quoi ? Ce n'est pas assez bien pour toi ? Demanda SongLian.
Wuo secoua la tête et dit :
- J'ai payé mon aubergiste pour trois jours. Si je pars maintenant, il ne me remboursera pas.
-Et combien paies-tu la journée ?
- 1 yuan.
SongLian éclata de rire.
-Ça doit être la plus mauvaise auberge de la ville pour un prix pareil ! Ne t'en fais pas, je vais te donner 10 yuans. Comme ça tu paieras ton propriétaire et tu en profiteras pour déjeuner. Tu es mince comme un clou, il faut que tu prennes des forces si tu veux travailler.
Wuo inclina la tête en forme de remerciement et SongLian constata que la gentillesse ne le rendait pas moins timide. Elle prit alors congé et ordonna à une domestique qu'on lui donne son argent. En retournant dans le jardin, SongLian eut l'impression qu'il faisait déjà terriblement chaud.

*

La calèche arriva à midi quarante, avec une demi-heure de retard. SongLian gronda le cocher, qui s’excusa maladroitement. Il était minuscule, presque un nain, et SongLian avait envie de le frapper.
Une fois la calèche en marche, SongLian sortit un long éventail en plumes de paon et se mit à battre des mouvements rapides et réguliers vers son visage. Elle soupirait. Toutefois, la chaleur ne l'incommodait pas comme prévu. Les mauvaises choses, comme les bonnes, sont rarement aussi intenses qu'on les imagine. Après quelques dizaines de minutes, elle sombra dans un état de demi-sommeil, les yeux à peine ouverts, et le paysage citadin défila devant elle en formes spectrales.
Le quartier des cerisiers était le lieu de rencontre des amants et des hommes d'affaires. On y parlait assis aux tables des cafés de style occidental. La bienséance et la politesse y étaient maîtres comme sur un court de tennis, mais les sujets de conversations étaient souvent triviaux, voire obscènes. La bonne société chinoise s'y réunissait pour évoquer les ragots. C'était un lieu propice aux conversations d'argent.
SongLian aperçut son oncle à la terrasse d’un café français. Le vieil homme portait un costume de soie traditionnel, ce qui attirait les regards des autres clients vêtus à l’européenne. A côté de lui se trouvait une jeune femme d’à peine vingt ans au regard froid. Lorsque Songlian la vit, un sentiment de dégoût s’empara d’elle. Pourquoi son oncle avait-il fait venir cette jeune fille alors qu’ils devaient parler d’argent ? Voulait-il l’humilier, ou lui signifier implicitement qu’il valait mieux ne rien lui demander ? A l’idée que son oncle puisse lui refuser son aide, Songlian se mit à frissonner. Elle était encore riche, certes, mais elle avait des dettes énormes auprès de nombreuses maisons de jeu. Sa position sociale réelle, qu’elle tentait de cacher avec peine, était celle d’une petite bourgeoise désargentée, à peine plus riche qu’un avocat, et sans les interventions de Luwan, elle ne serait jamais parvenue à masquer ce déclin financier. Une femme riche à Pékin doit constamment acheter de nouvelles robes, de nouveaux bijoux, et veiller à montrer aux observateurs avides de ragots que son honneur et son indépendance sont intacts.
Luwan accueillit Songlian avec un sourire dépourvu de sincérité. Songlian commanda un thé et tourna de moitié le dos à la jeune fille assise à côté de Luwan, qui la scrutait d’un regard méprisant. Elle s’adressa à son oncle d’une voix basse et grave :
- J’ai encore cinq mille yuans à payer. Après je te laisserai tranquille. Je te rembourserai dans six mois, je le promets.
L’oncle ne répondait pas, il écoutait avec un air étrange, mélange de pitié et d’énervement. Songlian continua alors à parler et après avoir joué d’arguments peu honorables, elle se rappela soudain le jeune homme qui était venu lui demander du travail plus tôt dans la journée. Elle eut l’impression d’être dans la même situation que lui, et cette pensée lui fit perdre le fil de son monologue. Elle se tut et attendit une réponse de son oncle. Mais contre toute attente, ce fut la jeune fille assise à côté de lui qui parla :
-Moi je dis qu’elle a eu assez. Si tu continues à être gentil comme ça avec elle, elle te sucera tout ton fric et tu finiras ruiné.
Songlian, devant une telle grossièreté, s’empourpra et eut d’envie de gifler la jeune fille. Qui était-elle? Une maîtresse ? Une domestique ? Elle prit sur elle et dit d’une voix douce :
- Comme je te le dis mon oncle, c’est la dernière fois. Cinq mille yuans, pas plus.
Wu Lan soupira longuement. Il alla dans sa poche et en sortit un portefeuille de cuir. Songlian pensa un instant être sauvée, surtout lorsqu’elle vit que Lu Wan en sortait de l’argent. Mais il ne posa sur la table que mille yuans.
- C’est tout ce que je peux te donner.
- Mon oncle… Il me faut…
- C’est déjà trop, intervint la jeune fille. Mille yuans, c’est une telle somme ! Vous n’allez pas lui donner tout ça !
Songlian, alors, ne tint plus et jeta un regard foudroyant à la demoiselle, qui écarquilla légèrement les yeux.
- Petite garce, de quoi te mêles-tu ? Ta mère ne t’a donc pas éduquée ?
La jeune fille eut un petit gloussement d’énervement mais elle n’osa pas répondre. Elle baissa la tête et Songlian en profita pour se tourner à nouveau vers Lu Wan. Ses yeux trahissaient désormais une haine féroce envers Songlian mais son visage demeurait impassible. D’un geste sec, il appuya la main sur la liasse de billets et les poussa vers Songlian.

antalarion
Niveau 11
01 août 2018 à 12:50:00

-Prends-les et va-t’en ! Tu abuses de ma générosité.
Dieu sait comment la petite garce s’y était prise pour le dégoûter de Songlian, mais cela avait terriblement bien fonctionné // fonctionné à merveille. Comprenant qu’il était vain d’insister, Songlian prit l’argent et quitta le café. Elle héla un cocher et grimpa d’elle-même dans la calèche, à la surprise du cocher qui avait pour coutume d’aider les dames à monter. La calèche se mit en branle et traversa la place du quartier des cerisiers. Au loin Songlian aperçut la jeune fille qui murmurait quelque parole à l’oreille de Lu Wan. Ce dernier hochait la tête avec un air grave.
- Salope, murmura Songlian, et elle sentit le soleil lui écraser le visage.

Quand Wuo se présenta chez Songlian, à six heures du soir, la jeune dame était étendue sur son lit, un gant de toilette d’eau froide posé sur le front. Elle entendit vaguement le coup de sonnette et ne se leva pas. Ce fut la domestique Miwa qui alla ouvrir la porte.
Wuo avait peigné ses cheveux et changé de vêtements, mais son allure était toujours celle d’un homme pauvre. Miwa le conduisit dans le salon et l’invita à s’asseoir dans un fauteuil de cuir. Wuo s’y enfonça de moitié et entendit le le crissement du cuir//…cuir qui crissait sous ses fesses. Songlian débarqua dans la pièce à cet instant et accueillit Wuo avec un sourire vidé de tout désespoir. Seule une dame de haut rang est capable d’ainsi camoufler ses émotions. Wuo se leva et s’inclina devant elle.
- Tu arrives tard… As-tu faim ?
- J’ai déjeuné, Madame. Mais pas soupé.
Songlian se tourna vers Miwa.
-Dis à notre cuisinière de préparer à manger. Je vais montrer sa chambre à Wuo.
Elle lui fit un signe de la main et Wuo accourut derrière elle comme un petit chien. Elle le conduisit au premier étage. Wuo fut frappé par son aspect lugubre. Alors qu’en bas les murs étaient clairs et les fenêtres larges, le premier étage était poussiéreux et rempli de vieux meubles et de bibelots. On se serait cru dans un grenier. Une légère lumière éclairait le couloir, et la porte de la chambre que Songlian ouvrit crissa comme celle d’une vieille grange. La chaleur y était presque insupportable. Wuo déposa sa petite valise au bord du lit et écouta sagement Songlian qui lui décrivit la chambre en détails. Elle se tourna ensuite vers le jeune homme et lui demanda s’il avait des questions. Wuo hésita un instant. Il ouvrit sa valise et en sortit un ensemble de pinceaux liés par un bout de ficelle ainsi qu’un petit tableau vierge de trente centimètres.
- Cela vous dérange-t-il si je peins ?
Songlian fut un peu surprise. Wuo ne ressemblait pas à artiste. Où donc avait-il appris à peindre ? Croyant avoir fait le tour de la personnalité apparemment ordinaire de Wuo, l’intérêt mystérieux de ce dernier pour la peinture réveilla en elle un sentiment de curiosité.
- Si tu veux, dit-elle. Mais tu n’auras guère le temps de t’amuser à peindre. Tu auras beaucoup de travail.
Songlian lui adressa un regard méfiant. Un homme pouvait-il ramasser les feuilles mortes et nettoyer les parterres le jour et créer des œuvres la nuit ? Songlian avait un esprit très ordonné, et la peinture, dans sa vision des choses, était une affaire d’universitaires ou de gens de la bourgeoisie… Comme elle.
Elle sortit de la chambre et referma la porte derrière elle. Dans le couloir, elle croisa Miwa qui apportait à Wuo un bol de riz au curry et des ailes de poulet grillées. Songlian se tourna vers elle et dit d’une voix étouffée :
- Ce paysan ridicule se prend pour un artiste…

Deux jours s’écoulèrent. Songlian, qui avait toujours l’affaire de son oncle en tête, décida de lui écrire une lettre. Elle y présenta d’abord ses excuses, puis demanda des explications au sujet de la jeune fille. Après cela, et après avoir dit d’une façon des plus raffinées tout le mal qu’elle pensait des femmes opportunistes qui cherchent à manipuler les hommes riches, elle adoucit le trait et demanda à son oncle de lui envoyer les quatre mille yuans restants, évoquant avec insistance le désespoir financier dans lequel elle se trouvait. Elle sortit dans le jardin pour y relire la lettre et vit Wuo qui arrachait les mauvaises herbes, le torse nu.
Depuis qu’il était arrivé, ce dernier avait fourni un travail exemplaire. Il parlait peu aux autres domestiques, mangeait moins de riz que Songlian elle-même, et paraissait n’éprouver nulle fatigue le soir venu. Il semblait donc être le parfait homme de main, toutefois, Songlian voyait en lui une forme de grâce, qui transparaissait involontairement dans ses gestes, sa façon de marcher. Cette dernière, toutefois, transparaissait moins que sa terrible timidité. Dès que Songlian s’approchait de lui, Wuo paraissait mal à l’aise. Il baissait systématiquement la tête et ne répondait qu’avec des mots brefs. Prise par un désir sadique, Songlian se mit un jour à le harceler de questions. Renvoyé à son statut de domestique, Wuo ne pouvait ni l’en empêcher, ni l’envoyer paître. Après dix minutes d’interrogatoire, le visage transpirant, Wuo finit par céder, mais pas comme Songlian l’aurait voulu. Il déposa brusquement le seau d’eau qu’il transportait et affirma avoir très mal à la tête. Il s’excusa auprès de Songlian et fila vers sa chambre en titubant. Songlian, qui n’abandonnait pas aussi facilement et qui le soupçonnait fortement de jouer la comédie, le suivit jusqu’au premier étage et lorsque Wuo s’effondra sur son lit, elle s’assit à son chevet et dit :
- C’est peut-être parce que tu as peur de moi que tu es malade.
Wuo ne répondit rien. Il se couvrit les yeux avec les mains et haleta légèrement. Songlian posa sa main sur son ventre et tenta par un coup sec de crever l’abcès de timidité qui rongeait le jeune homme.
-On dit souvent que les hommes timides ont été violés dans leur jeunesse. Est-ce ton cas, Wuo ?
A ces mots, Wuo se découvrit les yeux et lança à Songlian un regard terrifiant. Songlian, soudain prise de panique, se leva du lit et recula mais Wuo la saisit violemment par le poignet et la tira vers lui. Elle se retrouva le ventre contre le matelas, écrasée sous le poids du jeune homme qui pressait le poing contre sa nuque. Songlian était tellement choquée qu’elle n’osa pas se débattre. En quelques secondes, Wuo avait pris possession d’elle, et elle crut fermement que ce dernier allait la violer. Mais curieusement, Wuo relâcha son étreinte et bondit hors du lit, libérant Songlian qui se releva en suffoquant, la main posée sur le bord du matelas.
Il fallait que l’un d’eux parle. C’était dans l’ordre des choses. Il fallait que Songlian hurle après lui, le congédiât sur le champ ou appelle à l’aide. Ou que Wuo expulse par un cri sa colère en réponse à la pique de Songlian. Il n’en fut rien. Les deux jeunes gens se scrutaient, le regard brûlant, le cœur en chamade, et chacun attendait de l’autre un mot qui ne venait pas. Quelques secondes s’écoulèrent, puis Songlian baissa la tête et quitta la pièce en un coup de vent.
Wuo resta seul un instant, écoutant le calme de la chambre. Les spasmes qui lui traversaient le corps l’avaient plongé dans un état presque léthargique, et dressé une barrière contre tout assaut de sa raison. Une ombre traversa alors la pièce. Le soleil entamait sa course vers le crépuscule, et Wuo finit par retrouver un semblant de calme. Il pensa à Songlian. Allait-elle appeler la police ? Allait-on le mettre en prison ? Pris de remords, il bondit hors de la pièce en direction de l’escalier. Il allait se jeter aux pieds de sa maîtresse et implorer son pardon. Qu’importe la suite, il ne voulait pas que Songlian ait de lui l’image d’un fou furieux.
Il traversa le couloir sombre mais alors qu’il approchait de l’escalier, il vit une forme à terre recroquevillée contre le mur. C’était Songlian qui pleurait.
Wuo se précipita sur elle et posa les mains sur ses petites épaules. Oubliant son statut de domestique, il mit son front contre la tempe de Songlian et murmura à son oreille des mots de pardon// regret. Au fur et à mesure qu’il parlait, il entendait les sanglots de Songlian diminuer d’intensité. Il continua, pendant trente secondes, puis Songlian renifla et Wuo se tut, et le monde entier avec. La jeune fille regarda Wuo, dont le visage couvert par l’ombre de la pièce n’apparaissait que de moitié, et prise d’une émotion qu’aucun mot ne pourrait définir, posa ses lèvres sur celles de Wuo.
Le jeune garçon ne recula pas. Il la laissa d’abord faire, goûtant à la saveur salée de sa bouche couverte de larmes, puis il l’embrassa à son tour et sa langue se mêla à celle de Songlian. Il lui sembla que celle-ci sanglotait encore, mais bientôt les sanglots furent remplacés par un halètement d’excitation. Songlian commença à parcourir le corps transpirant de Wuo. Sa main douce glissa sous sa chemise, puis alla lentement vers l’intérieur de son pantalon. Wuo se sentit alors pris d’un désir inarrêtable de pénétrer Songlian. Il l’amena sur le sol et commença à remonter sa robe de soie. Agrippant d’une main ferme les cuisses de la jeune fille, il l’écrasa de tout son corps et tandis que son pénis se déplaçait dans l’entrejambe humide à la recherche du vagin, Wuo entendait Songlian qui l’implorait en gémissant de la baiser là, de la baiser comme une chienne.

*

L’ombre finit par recouvrir entièrement leurs corps. Wuo, vidé de toute substance, s’était endormi sur la poitrine de Songlian, qui regardait au plafond les reliefs obscurs d’une petite lampe ovale. Elle entendit au loin la voix d’une domestique et eut peur que celle-ci ne monte les escaliers. Elle réveilla Wuo et tous deux emportèrent leurs vêtements dans la chambre pour se rhabiller. Songlian refaisait son soutien-gorge sur le lit, une moue étrange sur le visage. Wuo, lui, boutonnait sa chemise avec lenteur. Tous deux savaient que la prochaine phrase qui sortirait de leur bouche serait immanquablement banale en comparaison de ce qu’il venait d’arriver. Aussi nul ne parlait. Songlian quitta la pièce sans adresser le moindre regard au jeune homme et Wuo fit de même trente secondes plus tard. Il retourna dans le jardin et, malgré l’heure tardive, entreprit de terminer son travail. Tel un domestique entièrement dévoué à sa maîtresse.

*

Songlian ne tarda pas à avoir des nouvelles de son oncle. Dans une lettre écrite à la machine, ce dernier lui fit savoir qu’il ne lui donnerait plus d’argent et qu’il avait l’intention d’épouser la jeune fille avec laquelle SongLian s’était disputée. Elle s’appelait MeiJing et était orpheline depuis ses huit ans. En fin de lettre, Lu Wan tenta d’adoucir ses propos catégoriques en proposant à Songlian son entremise pour lui trouver un mari. Songlian, qui haïssait les hommes, trouva cette idée répugnante et déchira la lettre. Wuo, avec qui elle avait fait de sa soirée d’ébats un tabou absolu, ne tarda pas à remarquer la colère sur le visage de sa maîtresse, et il se risqua à la questionner. Songlian lui répondit d’une façon étrange, l’envoyant d’abord paître avant de se tourner vers lui et de dire :
-Mon oncle, ce fumier, a préféré une petite arriviste. Il va lui léguer toute sa fortune et me laissera crever sous les dettes.
Wuo, qui fut quelque peu désemparé d’apprendre qu’une femme aussi aisée que Songlian puisse avoir des problèmes d’argent, ne répondit rien. Craignant de vexer sa maîtresse en insistant, il se contenta de tourner sa petite cuillère dans sa tasse de thé en regardant dans le vide. Songlian, qui savait désormais que derrière ce mur de silence et de timidité se cachait une force brute, questionna Wuo :
-Cette petite Meijing, tu crois qu’il va vraiment l’épouser ? Tu crois qu’il est assez aveugle pour ne pas deviner ses manœuvres ?
- Je l’ignore, répondit Wuo d’une voix calme.
- Elle va s’acheter des robes avec mon argent ! Et moi pendant ce temps je vais me retrouver clocharde !
Wuo eut alors une réponse qui déconcerta Songlian :
- Si elle te dérange, tu n’as qu’à l’éliminer.
Un silence s’installa dans la pièce.
- L’éliminer ? La tuer ? Tu es fou ! A quoi cela servirait-il ? Tu crois que mon oncle se souciera à nouveau de moi si cette petite garce disparaît ?
Wuo ne dit rien mais Songlian lut sur son visage que c’était précisément là où il voulait en venir. A la fois outrée et intriguée, la jeune femme s’avança vers lui.
- Comment voudrais-tu seulement que je m’y prenne pour la tuer ? Tu m’imagines la poignarder avec un couteau et m’enfuir comme un voleur à la tire ?
Wuo, repris par un léger accès de timidité, baissa la tête et dit :
- Je me sens heureux ici. Mais si tu n’as plus les moyens de me payer, je devrai retourner vivre à la rue. Je crèverai à nouveau de faim et de froid. Si le seul moyen pour moi de rester ici est de te débarrasser d’elle, alors je le ferai.
L’étonnement de Songlian à ces mots fut proche de l’hallucination. Wuo était donc prêt à tuer, juste pour conserver son bol de riz et ses dix yuans mensuels. Prêt à égorger cette garce de Meijing, à répandre son sang pour l’honneur de sa maîtresse. Songlian se sentit prise par un sentiment de fièvre. Elle voulut agripper Wuo mais ce dernier se leva et, ramenant son dessein à son aspect le plus pragmatique, dit en regardant Song Lian dans les yeux :
- Donne-moi ton couteau le plus aiguisé.
Songlian s’exclama :
- Wuo, tu es fou...
- Donne-le-moi, je m’occuperai de tout. Demain elle sera morte.
Songlian sentit des larmes couler le long de ses joues. Elle voulait lui dire d’arrêter, mais quelque chose en elle qui dépassait tous les piliers de la raison semblait l’en empêcher. Wuo, qui était trop timide pour oser fouiller dans les tiroirs de la cuisine, se tourna vers Songlian et demanda où se trouvaient les couteaux. Songlian restait muette à le regarder. Wuo aperçut alors un long couteau sur une planche à pain. La lame était couverte de petits morceaux de persil. Wuo se saisit du couteau, racla la lame et le mit dans sa poche. Il se tourna ensuite vers Songlian, dont le cœur battant résonnait comme un tambour de guerre, et dit :
- Ce sera fait.
Et ce disant il bondit dans le jardin en direction du portail. Songlian le regarda s’éloigner et disparaître derrière le mur de la propriété. Elle demeura seule dans la cuisine pendant quelques minutes, imaginant une scène de cris rauques et de sang. Son corps de femme lui paraissait frêle comme une branche de noyer. Ce monde d’instincts et de vices barbares exerçait sur elle une étreinte d’acier. Qu’importaient son statut ou sa fortune ? Elle se trouvait sous le joug de mâles qui jouissaient de sa dignité comme de celle d’une putain. Sa grâce, sa beauté, son aura de noblesse, tout semblait d’avance promis à l’homme prêt à déchirer le mince voile de son humanité. Prise par un désir soudain, elle se leva d’un bond, monta à l’étage et, se jetant sur le lit de Wuo, commença à se masturber, les yeux emplis de larmes.

*

antalarion
Niveau 11
01 août 2018 à 12:50:16

Wuo n’eut guère de peine à trouver la maison de Luwan. L’oncle de Songlian était connu dans toute la ville et il lui suffit de questionner les passants pour apprendre que Luwan résidait dans le quartier du Fleuve Jaune, banlieue de Pékin conquise par la bourgeoisie d’affaires et les grands négociants.
La maison de Luwan était plus grande et plus belle que celle de Songlian. Wuo demeura un instant à scruter la porte d’entrée taillée dans un bois de haute qualité. Derrière cette porte se trouvait la petite Meijing, qu’il imaginait jeune et belle comme sa maîtresse. De sa main droite, il remuait le couteau coincé sous ses habits. Quelle différence entre le meurtre et le sexe ? Se demandait-il. Un objet dur qui transperce une chair innocente. La soumission d’une personne à la volonté d’une autre. La discrétion des ébats. L’impardonnable fatalité du désir. Wuo ne faisait plus la différence depuis longtemps. Il s’approcha de la porte et frappa.
Une jeune femme ouvrit, mais Wuo comprit immédiatement qu’il s’agissait d’une domestique. Il s’inclina devant elle et dit :
- Je suis venu voir Monsieur Lu Wan. Je n’ai pas d’argent et je cherche désespérément du travail.
La domestique l’observa des pieds à la tête. Il avait une allure noble malgré son évidente pauvreté, et, tout comme Songlian, elle fut attirée par l’étrangeté de ses manières. Elle lui ordonna d’attendre. Elle s’en alla puis reparut et invita Wuo à entrer.
- Le maître est en voyage d’affaires, je vais vous conduire auprès de son épouse, dame MeiJing. C’est elle qui décidera de vous engager ou non.
Wuo ne dit rien. Il suivit la domestique jusque dans une grande pièce éclairée par un lustre suspendu à une longue chaine en or. Meijing était assise à table, une lime à ongles en main. Elle regarda Wuo et sourit tendrement.
- Quel est ton nom ?
- Wuo.
- Et qu’est-ce que tu me veux ?
Wuo sentit le couteau contre sa chair. Il évoqua son passé de la même façon qu’il l’avait fait devant Songlian. MeiJing l’écouta attentivement. Lorsque Wuo eut terminé son monologue, elle se racla la gorge et demanda :
- Combien veux-tu d’argent ?
Elle se leva et s’approcha de Wuo. La domestique avait quitté la pièce. Le silence les entourait désormais. Un silence lourd, plus lourd que l’univers tout entier...

*

Songlian se réveilla au milieu de la nuit. Son corps était couvert de sueur et une mèche de cheveux mouillés tombait devant ses yeux. Elle se leva avec lenteur et descendit à la cuisine. Wuo n’était pas encore revenu. Un faible rayon de lune éclairait les contours de formes étranges au dehors. Elle alla à la fenêtre et demeura ainsi plusieurs minutes à déchiffrer les ombres, jusqu’au moment où, posant son regard du côté du portail, elle aperçut la silhouette d’un homme.
- Wuo ! S’exclama-t-elle.
Elle sortit à pieds nus et traversa l’herbe baignant dans la rosée du soir. Elle reconnut le visage de Wuo dans le noir. Ses yeux étaient sombres. Le jeune homme, qui marchait tête baissée comme à son habitude, s’arrêta devant elle et la regarda longuement. Hochant la tête, il dit :
- C’est fait.
Songlian étouffa un gloussement. L’image de Meijing affalée dans une mare de sang lui envahit l’esprit, mais cela ne lui fit pas le moindre effet. Elle prit Wuo dans ses bras, moins pour le remercier que pour sentir sur son corps la chaleur ardente de l’assassin. Ses muscles rigides, sa poitrine large, sa légère sueur au parfum piquant, tout chez lui semblait être fait pour combler la féminité de Songlian. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait enveloppée d’une aura de sécurité, de douceur. Un homme veillait désormais sur elle.
Elle accompagna Wuo jusque dans la cuisine et fit bouillir du thé. Après quelques instants de silence, elle l’entendit qui se levait puis elle sentit ses mains glisser sur elle. Elle releva légèrement la tête et ferma les yeux. Son souffle haletant donna à Wuo le signal que les barrières de sa dignité étaient de nouveau levées. Elle releva lentement sa robe et se pencha en avant. Wuo l’agrippa par les épaules et la poussa contre le rebord de l’évier. Songlian, dans un ultime soupir, sentit alors qu’un objet dur la pénétrait et son souffle s’évanouit.

*

Le lendemain matin, la police municipale découvrit, gisant au milieu d’une mare de sang, le corps de Songlian transpercé par un couteau. Le visage de la jeune femme n’exprimait ni peur ni souffrance. La mort semblait l’avoir frappée avant que le couteau ne la pénètre. Bien que ces détails fussent abondamment commentés par les inspecteurs, nul ne parvint jamais à les interpréter clairement. Les domestiques furent interrogées avec minutie. Celles-ci rapportèrent la disparition d’un des domestiques, un dénommé Wuo, âgé d’une vingtaine d’années et mesurant un mètre soixante-quatorze. Prenant cette piste au sérieux, les inspecteurs découvrirent que ce dernier était entré au service du très respecté Luwan quelques heures avant l’assassinat de Songlian. L’alibi fourni par l’épouse de ce dernier, une dénommée Meijing, permit de disculper le jeune homme. Celui-ci avait, d’après la déclaration de Meijing, passé la journée en compagnie de la jeune femme.
Le dénommé Wuo s’acquitte désormais pour cinquante yuans par mois d’un travail de domestique auprès du puissant Luwan. Ce travail, bien qu’ingrat, le garde loin de la faim et du froid.

FIN

Revoltin
Niveau 9
03 août 2018 à 12:39:44

https://image.noelshack.com/fichiers/2016/37/1474235081-1470088561-risitas-87.png

A-San
Niveau 10
04 août 2018 à 02:29:11

Une très bonne nouvelle dans l’ensemble.
Le style est bon, très bon même. Tu prends bien ton temps pour installer l’ambiance, ça se lit sans problème, l’histoire qui saute aux yeux dès le début à le mérite d’avoir une chute intéressante même si elle est prévisible. Bien que ce genre de sujet ait été souvent traiter tu réussis à en faire un texte très original.
Quelque point noir, des petites fautes ou des mots oubliés qui traine un peu par-là, quelque marque du brouillon reste j’ai l’impression, des répétitions au niveau des noms qui ne me semblait pas trop nécessaire. Et le problème que j’ai moi (et que les autres n’auront peut-être pas) j’ai du mal à situer l’histoire dans un plan temporel, au début je pensais que cela se passait au Moyen-Age et plus le texte avance, plus ça devient flou, je serais incapable de dire à quelle période prend place l’histoire. Puis dernier défaut, comme je n’arrive pas à situer l’histoire, les phrases des personnages me font un peu sortir de l’histoire à cause de leur langage grossier.

Globalement j’ai adoré, cela fait longtemps qu’un texte ne m’avait pas autant retenu (même si le pro-Japon que je suis à du mal avec la Chine).

Revoltin
Niveau 9
04 août 2018 à 03:31:05

la mise en page par contre ça va pas :oui:

antalarion
Niveau 11
01 décembre 2021 à 20:04:30

Eup

1
Sujet : Nouvelle : Song Lian
   Retour haut de page
Consulter la version web de cette page