C'était à ce moment du début du siècle où plus rien n'avait de sens.
Nous déambulions comme des âmes en peine dans les rues dystopiques du multiculturalisme. Sans but. Sans foi. Sans plus d'identité que le contenu de la playlist qui nous épargnait d'entendre l'existence pénible des autres fantômes tout autour. On ne se parlait pas, on se saluait à peine, pour les plus téméraires, lorsqu'il fallait se croiser de trop près à la sortie d'un ascenseur.
Nous avions cru faire de l'humanité une grande famille. Peut-être avions-nous réussi. Mais quelle famille ? Certainement pas de celles qui s'aiment. L'un de ces foyers maudits dans lesquels la présence de l'autre est si toxique que chacun reste cloîtré dans sa chambre toute la journée durant, seulement pour s'abaisser à descendre souper, visage grimaçant, quand sonnent les sept heures fatidiques. La cuisine est propre et le frigo vide : personne n'a fait les courses. La mère jouit de l'émancipation, du privilège grisant de se laisser mourir sur un divan devant une télévision toujours plus abrutissante. Si le père est toujours quelque part entre ces murs, son esprit s'en est sûrement échappé par le jeu ou l'alcool.
Ce n'était pas un monde joli à voir. Nous avions rêvé. Tant rêvé que nous avions laissé la réussite nous échapper à force de dormir. Au petit matin, quand le soleil éclairait les convictions hideuses que nous avions crues belles à la traître lueur des néons, nous restions bêtes et pantois comme des lendemains de soirée. Si bêtes et si pantois que nous finissions par subir cette vie, ces jours, comme des passages obligés entre deux songes.
La rue, les transports en commun, les interactions humaines ? Des temps de chargement. Des hérésies dans le culte de la gratification instantanée. Des obstacles entre nous et nos paradis artificiels, des petits enfers entre de gros mensonges.
Les seuls qui avaient encore l'audace de s'approcher de leurs congénères étaient les voleurs, les clochards et les militants, qui devaient d'une façon ou d'une autre dériver du même ancêtre. Je ne dis pas tout ça pour me défendre, ni pour excuser ma naïveté. Mais tout de même. C'est dans ce contexte qu'elle est venue me parler et c'est dans ce contexte que je lui accordé deux minutes de mon temps ; que je suis tombé dans le panneau.
Elle avait pourtant la dégaine parfaite de la sectatrice et de l'attrape-nigauds. Tout inspirait la méfiance, de sa façon de m'aborder bien trop joviale pour l'époque, jusqu'à son regard d'illuminée, en passant par ses petits livrets d'information à distribuer au premier pigeon qui n'en avait pas eu assez de sa ration de propagande au journal de vingt heures. Il manquait simplement à son arsenal de colporteuse l'escorte usuelle de ces deux vieillards dont on ne sait trop s'ils sont des accompagnateurs, des collègues ou des tortionnaires. Leur absence me détendit, et j'écoutai ce qu'elle avait à me dire sur le prophète et sur le bonheur, et sur le mal, et sur le bien, et sur tout le reste.
Elle a parlé longtemps. Je l'ai laissée faire car j'ai réalisé, au milieu de sa tirade, que j'avais avec elle la première discussion depuis des mois qui ne m'inspirait pas un profond dégoût mais bien plutôt une sorte de chaleur agréable. Sa bonne humeur rendait par contraste les passants autour de nous encore plus glauques qu'à l'accoutumée. Les sons issus de sa gorge purifiaient l'air des râles ignobles des zombies modernes.
Je ne comprenais rien à ce qui sortait de sa bouche, mais son corps et sa gestuelle parlaient une langue familière, une langue chaleureuse et oubliée. Elle portait en elle les vestiges d'un bonheur interdit, et dans sa rétine se reflétait le monde vu depuis les hautes fenêtres de Babel.
Au détour d'une phrase, la chanson de sa voix s'acheva subitement après une note plus haute que les autres.
Je ne savais pas quelle était la question, mais je répondis "oui".
S'ensuivirent les semaines les plus heureuses de ma vie. Elle glissa dans les ruelles mortes du centre-ville telle une sylphide entre les nuages, m'ouvrit en grand les portes d'un étrange appartement dont l'apparence était plus proche du repère de bandits que du royaume céleste. À l'intérieur, d'autres comme elle. Des hommes, des femmes, de mon âge. Pas d'enfants. Pas non plus d'anciens. Des âmes nobles, des corps à leur apogée, qui seraient partis conquérir le monde s'il y avait encore sur ses trottoirs désabusés la moindre trace d'un avenir.
Je me mis à passer plus de temps avec eux qu'avec ma propre famille. Les repas étaient modestes, mais les discussions riches et exaltantes - jamais tristes, et je ne comprenais pas par quel miracle -. Ils baignaient dans une telle béatitude qu'ils semblaient avoir reçu la joie de naissance, comme une bénédiction, ce qui me poussa bientôt à prendre mes distances. J'appréciais leur compagnie, mais je sentais bien ne pas appartenir à leur monde. Ma famille avait beau m'insupporter, elle était au moins de ma race : battue, tordue, pliée par les vents du malheur.
J'allais rentrer chez moi, lorsqu'une main amicale se posa sur mon épaule. Celle qui m'avait fait découvrir ce petit cercle privilégié se tenait là, inquiète. Cette empathie qui remplissait à ras bord ses prunelles me surprit, car je ne l'avais jamais vue jusque-là. Chacun là-dehors était trop préoccupé à sauver sa propre carcasse pour s'inquiéter de celle de son voisin, ce qui me mit face à la dure réalité ; tous ceux qui connaissaient et partageaient ma condition m'auraient tué pour un quignon de pain, tandis que les mains tendues ne pouvaient venir que des êtres méprisables qui ne connaissaient que le faste et l'opulence.
— Je ne suis pas comme vous, ai-je lâché, ingrat. J'ai vu trop de choses. J'ai vécu trop de choses. Nous ne sommes pas du même monde.
Elle a souri comme si elle s'attendait à cette petite crise et m'a dirigé vers l'escalier donnant accès à l'étage de l'appartement que je croyais condamné.
— Tu es prêt, m'encouragea-t-elle. Notre prophète -ton prophète- t'attend là-haut. Il veut te parler.
Je frappai timidement à la porte et entrai dans la petite pièce. Elle n'était meublée que d'une chaise, d'un meuble en bois sur lequel reposaient un clavier, un écran plat et un lecteur de carte bancaire. Pas l'ombre d'un homme. Je pris place sur la petite chaise grinçante, attendis quelques minutes, seul, que quelqu'un d'autre n'arrive.
Abruti par le silence, et curieux peut-être, j'insérai ma carte dans le terminal et composai le numéro. La maudite machine me remercia pour mes deux-cent euros, me gratifia d'un "C'est un pas de plus vers le paradis !" et s'éteignit. Alors que j'hésitais entre fracasser la boîte contre le mur ou ma tête sur le bureau, l'écran s'alluma pour diffuser l'image d'une chambre blanche dans laquelle se tenait un homme.
L'image de trop piètre qualité m'empêchait de détailler son visage, ou peut-être son visage était-il lui-même meurtri, car le vieillard se tenait dans un fauteuil électrique, dans une position si peu naturelle qu'il avait dû finir là par un coup du sort particulièrement vicieux. Je ne savais pas s'il pouvait m'entendre à travers le moniteur. J'écrivis "bonjour" sur le petit clavier. Quelques secondes plus tard, l'amas de chair contorsionnée de l'autre côté de l'écran sembla réagir. De ses mains potelées, il pianota sur un clavier intégré à son accoudoir, et je reçus en guise de réponse un maigre "j'écoute" prononcé par une voix synthétique.
J'aurais aimé sortir à cet instant, aller noyer dans un bar le souvenir de cette rencontre saugrenue, mais assez de sous pour dix cuites venaient de partir en fumée et ce sacrifice me hantait assez pour me rendre bavard. J'allais en avoir pour mon argent.
Dans un message aussi long qu'incohérent, je me laissai aller à raconter ma maigre vie, de ma naissance malencontreuse jusqu'à ce taudis de fond de rue, sans faire l'impasse sur les années d'extrême pauvreté qui avaient conduit ma mère à me vendre quelques nuits comme un vulgaire jouet à des femmes dégénérées. J'expliquai comment aujourd'hui encore je ne savais pas que penser d'elle, après avoir vu ses larmes, sa honte, et aussi son assiette vide à plus d'un repas. C'est lorsque j'ai compris que l'argent gagné à la sueur de ces truies avait servi à sauver l'un de nous deux -je ne veux pas savoir lequel- de la lente torture de la faim que j'ai renoncé à la haine comme à l'amour.
J'ai commencé à garder en moi toutes les rancœurs et les tristesses. J'ai engraissé tout ce malheur comme un parasite, plus gros, toujours plus gros, jusqu'à en perdre l'équilibre, jusqu'à m'y accrocher comme une puce, comme s'il s'était tellement nourri de moi que j'en étais réduit à me nourrir de lui.
Soulagé d'avoir vidé mon sac, j'attendis une réaction du prophète handicapé qui me servait malgré lui de psychologue. Il se mit à pianoter sur son accoudoir et j'attendis sa réponse avec impatience, puisqu'une réponse à deux-cent balles devait forcément contenir une forme ou l'autre de solution miracle. Il ignora cependant tout ce que je venais de lui dire. Le message que me retranscrisit la voix robotique n'avait aucun rapport avec mes complaintes.
Le bougre avait choisi de tout balayer d'un revers de moignon pour me raconter sa vie. S'il en était arrivé à diriger une petite secte avec d'aussi jolies fidèles, il avait peut-être quelques tours à m'apprendre. Je n'avais rien d'autre à faire, alors je restai pour écouter.
J'appris que cet homme étrange venait de loin. D'assez loin pour avoir traversé un désert et deux pays en guerre. Ce n'était pas un saint, car il avait survécu à son voyage en laissant mourir beaucoup de ses compagnons, mais au vu de l'état auquel il était réduit, personne n'aurait pu lui en vouloir. Il ne cachait en rien son émotion et je pouvais sentir sous la voix mécanique qui lisait ses messages la détresse bien réelle de l'être humain.
Lorsqu'il en finit avec son récit, je ne savais toujours que faire de cette rencontre. Il me sembla cependant qu'un poids avait été levé de ma poitrine. Il m'avait complètement ignoré, mais écouter son histoire m'avait d'une façon ou d'une autre permis de voir la mienne d'une autre manière. Il existait, là-dehors, une existence suffisamment meurtrie pour faire passer mes peines pour des trivialités.
À voir cet être pathétique dont la forme était difficilement humaine, je compris quelle chance j'avais, au moins, de pouvoir marcher, et quelle honte cela représentait de n'avoir jamais utilisé mes jambes que pour faire des allers-retours entre des toilettes et un canapé.
Au rez-de-chaussée m'attendait la jolie colporteuse. J'allais lui rapporter notre discussion, lorsqu'elle m'arrêta.
— Il y a deux règles à respecter ici. Règle numéro un : ce qui se dit à l'étage, reste à l'étage. Règle numéro deux : à l'exception des entrevues avec le prophète, les fidèles n'ont pas le droit de parler entre eux de leur vie d'avant. Nous renaissons tous ici. Si tu veux faire partie de la famille, tu dois laisser le passé là où il est.
Nous passâmes les semaines suivantes à faire du porte-à-porte près de mon quartier. Je ne faisais pas ça pour respecter le protocole de la secte. Je ne faisais pas semblant pour faire plaisir à ma jolie partenaire, non plus. Je voulais sincèrement permettre à d'autres de faire la rencontre de cet homme étrange, qui m'avait libéré d'un poids énorme en vidant ma tête et mon compte en banque de leur excédent.
Chaque fois que me rattrapait ma misère, je me souvenais de la sienne, je me souvenais de cet être pitoyable, chétif et recroquevillé, et chaque fois le même constat chassait les démons ; je devais être fort. Je devais être fort pour lui. J'en appris plus sur son passé, alors même que je ne savais rien des autres adhérents. Régulièrement, je retournais écouter sa sage expérience, ponctuée du cynique "C'est un pas de plus vers le paradis !" répété par la petite pompe à fric.
L'homme semblait avoir tout vu, tout vécu. Il semblait avoir parcouru la terre depuis les commencements, en avoir essuyé toutes les catastrophes. Une sagesse immense se dégageait de sa manière désinvolte de répondre à mes plaintes par son expérience, et l'humilité me gagna vite. Tout bien réfléchi, je pouvais avancer. Il y avait quelqu'un, là-dehors, qui avait eu la vie dure, la vraie. Mes maigres économies partaient dans nos entretiens par écran interposé, mais je reprenais peu à peu mes couleurs, incapable de m'offrir l'alcool et la drogue d'antan.
Lorsque je ne répandais pas la parole du prophète, tout m'ennuyait ; je retournais de temps à autres donner des nouvelles à mes proches et ma famille, qui m'apparaissait plus noire et plus mortifère que jamais. Chaque dîner n'était qu'un amalgame de complaintes et de pleurs sur les détails les plus triviaux, un grand bal des lamentations dans lequel dansaient en arythmie la veuve et l'éconduit.
J'observais la débâcle de loin, peu concerné ; j'avais encore mes tracas, bien sûr, mais ils étaient infiniment moindres que les souffrances du prophète. Grâce à sa révélation, le nuage sous mes yeux se dissipait, et je les voyais tels qu'ils étaient ; coincés dans une prison des sens, tournés vers eux-mêmes, égoïstes et égophobes tout à la fois. Les yeux révulsés, ils dirigeaient leurs iris contre leurs orbites et s'horrifiaient de n'y voir que les ténèbres. Les assiettes restaient pleines. Ils étaient trop occupés à se dévorer eux-mêmes jusqu'à l'indigestion. C'était sans fin.
Une fois, pas deux, je leur ai proposé de changer d'air. Je leur ai proposé de rencontrer la personne qui les sortirait de leur tourment. Ils ont refusé. J'ai alors su où se trouvait ma véritable famille.
C'est dans ce contexte, après un verre de trop parmi eux, que je suis venu frapper chez Marina, ma jolie collègue. Je titubai vers elle et lui proposai dans un français approximatif de vider mon sac. Elle crut un instant que je parlais de mon passé et me rappela que le prophète nous interdisait de l'évoquer. Je précisai, mon tact légendaire décuplé par le pouvoir désinhibant du vin, que je comptais vider mon sac dans le sien.
Elle saisit la proposition mais m'éconduisit avec tact. Cela me vexa franchement, car un sourire magnanime était parfois plus douloureux qu'une baffe bien méritée.
Elle me rappela qu'on demandait le sexe d'une femme après sa main.
Elle avait tort, bien entendu.
L'époque n'était qu'une bouillie d'orgies sans nom et d'histoires sans lendemains, de baises à l'amiable convenues quelques minutes à l'avance entre inconnus via des sites sur lesquels on pouvait offrir ou monnayer la pudeur comme un vieux bibelot.
Il fallait être un genre tout particulier de dinosaure ou de fasciste pour oser concevoir les complications du mariage.
Mais tout cela, elle n'en savait rien. Sa secte d'un autre âge l'avait épargnée de sa propre époque. Dans tout mon malheur, je ne pouvais la maudire de me refuser alors que toutes s'offraient ; la seule raison pour laquelle je voulais d'elle était sa façon de ne pas leur ressembler.
Je me mis en tête, me gardant bien de la prévenir, de la marier un jour.