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Sujet : [Nouvelle] La secte du futur
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Cizal
Niveau 7
17 octobre 2018 à 17:04:40

C'était à ce moment du début du siècle où plus rien n'avait de sens.

Nous déambulions comme des âmes en peine dans les rues dystopiques du multiculturalisme. Sans but. Sans foi. Sans plus d'identité que le contenu de la playlist qui nous épargnait d'entendre l'existence pénible des autres fantômes tout autour. On ne se parlait pas, on se saluait à peine, pour les plus téméraires, lorsqu'il fallait se croiser de trop près à la sortie d'un ascenseur.

Nous avions cru faire de l'humanité une grande famille. Peut-être avions-nous réussi. Mais quelle famille ? Certainement pas de celles qui s'aiment. L'un de ces foyers maudits dans lesquels la présence de l'autre est si toxique que chacun reste cloîtré dans sa chambre toute la journée durant, seulement pour s'abaisser à descendre souper, visage grimaçant, quand sonnent les sept heures fatidiques. La cuisine est propre et le frigo vide : personne n'a fait les courses. La mère jouit de l'émancipation, du privilège grisant de se laisser mourir sur un divan devant une télévision toujours plus abrutissante. Si le père est toujours quelque part entre ces murs, son esprit s'en est sûrement échappé par le jeu ou l'alcool.

Ce n'était pas un monde joli à voir. Nous avions rêvé. Tant rêvé que nous avions laissé la réussite nous échapper à force de dormir. Au petit matin, quand le soleil éclairait les convictions hideuses que nous avions crues belles à la traître lueur des néons, nous restions bêtes et pantois comme des lendemains de soirée. Si bêtes et si pantois que nous finissions par subir cette vie, ces jours, comme des passages obligés entre deux songes.

La rue, les transports en commun, les interactions humaines ? Des temps de chargement. Des hérésies dans le culte de la gratification instantanée. Des obstacles entre nous et nos paradis artificiels, des petits enfers entre de gros mensonges.

Les seuls qui avaient encore l'audace de s'approcher de leurs congénères étaient les voleurs, les clochards et les militants, qui devaient d'une façon ou d'une autre dériver du même ancêtre. Je ne dis pas tout ça pour me défendre, ni pour excuser ma naïveté. Mais tout de même. C'est dans ce contexte qu'elle est venue me parler et c'est dans ce contexte que je lui accordé deux minutes de mon temps ; que je suis tombé dans le panneau.

Elle avait pourtant la dégaine parfaite de la sectatrice et de l'attrape-nigauds. Tout inspirait la méfiance, de sa façon de m'aborder bien trop joviale pour l'époque, jusqu'à son regard d'illuminée, en passant par ses petits livrets d'information à distribuer au premier pigeon qui n'en avait pas eu assez de sa ration de propagande au journal de vingt heures. Il manquait simplement à son arsenal de colporteuse l'escorte usuelle de ces deux vieillards dont on ne sait trop s'ils sont des accompagnateurs, des collègues ou des tortionnaires. Leur absence me détendit, et j'écoutai ce qu'elle avait à me dire sur le prophète et sur le bonheur, et sur le mal, et sur le bien, et sur tout le reste.

Elle a parlé longtemps. Je l'ai laissée faire car j'ai réalisé, au milieu de sa tirade, que j'avais avec elle la première discussion depuis des mois qui ne m'inspirait pas un profond dégoût mais bien plutôt une sorte de chaleur agréable. Sa bonne humeur rendait par contraste les passants autour de nous encore plus glauques qu'à l'accoutumée. Les sons issus de sa gorge purifiaient l'air des râles ignobles des zombies modernes.

Je ne comprenais rien à ce qui sortait de sa bouche, mais son corps et sa gestuelle parlaient une langue familière, une langue chaleureuse et oubliée. Elle portait en elle les vestiges d'un bonheur interdit, et dans sa rétine se reflétait le monde vu depuis les hautes fenêtres de Babel.

Au détour d'une phrase, la chanson de sa voix s'acheva subitement après une note plus haute que les autres.

Je ne savais pas quelle était la question, mais je répondis "oui".

S'ensuivirent les semaines les plus heureuses de ma vie. Elle glissa dans les ruelles mortes du centre-ville telle une sylphide entre les nuages, m'ouvrit en grand les portes d'un étrange appartement dont l'apparence était plus proche du repère de bandits que du royaume céleste. À l'intérieur, d'autres comme elle. Des hommes, des femmes, de mon âge. Pas d'enfants. Pas non plus d'anciens. Des âmes nobles, des corps à leur apogée, qui seraient partis conquérir le monde s'il y avait encore sur ses trottoirs désabusés la moindre trace d'un avenir.

Je me mis à passer plus de temps avec eux qu'avec ma propre famille. Les repas étaient modestes, mais les discussions riches et exaltantes - jamais tristes, et je ne comprenais pas par quel miracle -. Ils baignaient dans une telle béatitude qu'ils semblaient avoir reçu la joie de naissance, comme une bénédiction, ce qui me poussa bientôt à prendre mes distances. J'appréciais leur compagnie, mais je sentais bien ne pas appartenir à leur monde. Ma famille avait beau m'insupporter, elle était au moins de ma race : battue, tordue, pliée par les vents du malheur.

J'allais rentrer chez moi, lorsqu'une main amicale se posa sur mon épaule. Celle qui m'avait fait découvrir ce petit cercle privilégié se tenait là, inquiète. Cette empathie qui remplissait à ras bord ses prunelles me surprit, car je ne l'avais jamais vue jusque-là. Chacun là-dehors était trop préoccupé à sauver sa propre carcasse pour s'inquiéter de celle de son voisin, ce qui me mit face à la dure réalité ; tous ceux qui connaissaient et partageaient ma condition m'auraient tué pour un quignon de pain, tandis que les mains tendues ne pouvaient venir que des êtres méprisables qui ne connaissaient que le faste et l'opulence.

— Je ne suis pas comme vous, ai-je lâché, ingrat. J'ai vu trop de choses. J'ai vécu trop de choses. Nous ne sommes pas du même monde.

Elle a souri comme si elle s'attendait à cette petite crise et m'a dirigé vers l'escalier donnant accès à l'étage de l'appartement que je croyais condamné.

— Tu es prêt, m'encouragea-t-elle. Notre prophète -ton prophète- t'attend là-haut. Il veut te parler.

Je frappai timidement à la porte et entrai dans la petite pièce. Elle n'était meublée que d'une chaise, d'un meuble en bois sur lequel reposaient un clavier, un écran plat et un lecteur de carte bancaire. Pas l'ombre d'un homme. Je pris place sur la petite chaise grinçante, attendis quelques minutes, seul, que quelqu'un d'autre n'arrive.

Abruti par le silence, et curieux peut-être, j'insérai ma carte dans le terminal et composai le numéro. La maudite machine me remercia pour mes deux-cent euros, me gratifia d'un "C'est un pas de plus vers le paradis !" et s'éteignit. Alors que j'hésitais entre fracasser la boîte contre le mur ou ma tête sur le bureau, l'écran s'alluma pour diffuser l'image d'une chambre blanche dans laquelle se tenait un homme.

L'image de trop piètre qualité m'empêchait de détailler son visage, ou peut-être son visage était-il lui-même meurtri, car le vieillard se tenait dans un fauteuil électrique, dans une position si peu naturelle qu'il avait dû finir là par un coup du sort particulièrement vicieux. Je ne savais pas s'il pouvait m'entendre à travers le moniteur. J'écrivis "bonjour" sur le petit clavier. Quelques secondes plus tard, l'amas de chair contorsionnée de l'autre côté de l'écran sembla réagir. De ses mains potelées, il pianota sur un clavier intégré à son accoudoir, et je reçus en guise de réponse un maigre "j'écoute" prononcé par une voix synthétique.

J'aurais aimé sortir à cet instant, aller noyer dans un bar le souvenir de cette rencontre saugrenue, mais assez de sous pour dix cuites venaient de partir en fumée et ce sacrifice me hantait assez pour me rendre bavard. J'allais en avoir pour mon argent.

Dans un message aussi long qu'incohérent, je me laissai aller à raconter ma maigre vie, de ma naissance malencontreuse jusqu'à ce taudis de fond de rue, sans faire l'impasse sur les années d'extrême pauvreté qui avaient conduit ma mère à me vendre quelques nuits comme un vulgaire jouet à des femmes dégénérées. J'expliquai comment aujourd'hui encore je ne savais pas que penser d'elle, après avoir vu ses larmes, sa honte, et aussi son assiette vide à plus d'un repas. C'est lorsque j'ai compris que l'argent gagné à la sueur de ces truies avait servi à sauver l'un de nous deux -je ne veux pas savoir lequel- de la lente torture de la faim que j'ai renoncé à la haine comme à l'amour.

J'ai commencé à garder en moi toutes les rancœurs et les tristesses. J'ai engraissé tout ce malheur comme un parasite, plus gros, toujours plus gros, jusqu'à en perdre l'équilibre, jusqu'à m'y accrocher comme une puce, comme s'il s'était tellement nourri de moi que j'en étais réduit à me nourrir de lui.

Soulagé d'avoir vidé mon sac, j'attendis une réaction du prophète handicapé qui me servait malgré lui de psychologue. Il se mit à pianoter sur son accoudoir et j'attendis sa réponse avec impatience, puisqu'une réponse à deux-cent balles devait forcément contenir une forme ou l'autre de solution miracle. Il ignora cependant tout ce que je venais de lui dire. Le message que me retranscrisit la voix robotique n'avait aucun rapport avec mes complaintes.

Le bougre avait choisi de tout balayer d'un revers de moignon pour me raconter sa vie. S'il en était arrivé à diriger une petite secte avec d'aussi jolies fidèles, il avait peut-être quelques tours à m'apprendre. Je n'avais rien d'autre à faire, alors je restai pour écouter.

J'appris que cet homme étrange venait de loin. D'assez loin pour avoir traversé un désert et deux pays en guerre. Ce n'était pas un saint, car il avait survécu à son voyage en laissant mourir beaucoup de ses compagnons, mais au vu de l'état auquel il était réduit, personne n'aurait pu lui en vouloir. Il ne cachait en rien son émotion et je pouvais sentir sous la voix mécanique qui lisait ses messages la détresse bien réelle de l'être humain.

Lorsqu'il en finit avec son récit, je ne savais toujours que faire de cette rencontre. Il me sembla cependant qu'un poids avait été levé de ma poitrine. Il m'avait complètement ignoré, mais écouter son histoire m'avait d'une façon ou d'une autre permis de voir la mienne d'une autre manière. Il existait, là-dehors, une existence suffisamment meurtrie pour faire passer mes peines pour des trivialités.

À voir cet être pathétique dont la forme était difficilement humaine, je compris quelle chance j'avais, au moins, de pouvoir marcher, et quelle honte cela représentait de n'avoir jamais utilisé mes jambes que pour faire des allers-retours entre des toilettes et un canapé.

Au rez-de-chaussée m'attendait la jolie colporteuse. J'allais lui rapporter notre discussion, lorsqu'elle m'arrêta.

— Il y a deux règles à respecter ici. Règle numéro un : ce qui se dit à l'étage, reste à l'étage. Règle numéro deux : à l'exception des entrevues avec le prophète, les fidèles n'ont pas le droit de parler entre eux de leur vie d'avant. Nous renaissons tous ici. Si tu veux faire partie de la famille, tu dois laisser le passé là où il est.

Nous passâmes les semaines suivantes à faire du porte-à-porte près de mon quartier. Je ne faisais pas ça pour respecter le protocole de la secte. Je ne faisais pas semblant pour faire plaisir à ma jolie partenaire, non plus. Je voulais sincèrement permettre à d'autres de faire la rencontre de cet homme étrange, qui m'avait libéré d'un poids énorme en vidant ma tête et mon compte en banque de leur excédent.

Chaque fois que me rattrapait ma misère, je me souvenais de la sienne, je me souvenais de cet être pitoyable, chétif et recroquevillé, et chaque fois le même constat chassait les démons ; je devais être fort. Je devais être fort pour lui. J'en appris plus sur son passé, alors même que je ne savais rien des autres adhérents. Régulièrement, je retournais écouter sa sage expérience, ponctuée du cynique "C'est un pas de plus vers le paradis !" répété par la petite pompe à fric.

L'homme semblait avoir tout vu, tout vécu. Il semblait avoir parcouru la terre depuis les commencements, en avoir essuyé toutes les catastrophes. Une sagesse immense se dégageait de sa manière désinvolte de répondre à mes plaintes par son expérience, et l'humilité me gagna vite. Tout bien réfléchi, je pouvais avancer. Il y avait quelqu'un, là-dehors, qui avait eu la vie dure, la vraie. Mes maigres économies partaient dans nos entretiens par écran interposé, mais je reprenais peu à peu mes couleurs, incapable de m'offrir l'alcool et la drogue d'antan.

Lorsque je ne répandais pas la parole du prophète, tout m'ennuyait ; je retournais de temps à autres donner des nouvelles à mes proches et ma famille, qui m'apparaissait plus noire et plus mortifère que jamais. Chaque dîner n'était qu'un amalgame de complaintes et de pleurs sur les détails les plus triviaux, un grand bal des lamentations dans lequel dansaient en arythmie la veuve et l'éconduit.

J'observais la débâcle de loin, peu concerné ; j'avais encore mes tracas, bien sûr, mais ils étaient infiniment moindres que les souffrances du prophète. Grâce à sa révélation, le nuage sous mes yeux se dissipait, et je les voyais tels qu'ils étaient ; coincés dans une prison des sens, tournés vers eux-mêmes, égoïstes et égophobes tout à la fois. Les yeux révulsés, ils dirigeaient leurs iris contre leurs orbites et s'horrifiaient de n'y voir que les ténèbres. Les assiettes restaient pleines. Ils étaient trop occupés à se dévorer eux-mêmes jusqu'à l'indigestion. C'était sans fin.

Une fois, pas deux, je leur ai proposé de changer d'air. Je leur ai proposé de rencontrer la personne qui les sortirait de leur tourment. Ils ont refusé. J'ai alors su où se trouvait ma véritable famille.

C'est dans ce contexte, après un verre de trop parmi eux, que je suis venu frapper chez Marina, ma jolie collègue. Je titubai vers elle et lui proposai dans un français approximatif de vider mon sac. Elle crut un instant que je parlais de mon passé et me rappela que le prophète nous interdisait de l'évoquer. Je précisai, mon tact légendaire décuplé par le pouvoir désinhibant du vin, que je comptais vider mon sac dans le sien.

Elle saisit la proposition mais m'éconduisit avec tact. Cela me vexa franchement, car un sourire magnanime était parfois plus douloureux qu'une baffe bien méritée.

Elle me rappela qu'on demandait le sexe d'une femme après sa main.

Elle avait tort, bien entendu.

L'époque n'était qu'une bouillie d'orgies sans nom et d'histoires sans lendemains, de baises à l'amiable convenues quelques minutes à l'avance entre inconnus via des sites sur lesquels on pouvait offrir ou monnayer la pudeur comme un vieux bibelot.

Il fallait être un genre tout particulier de dinosaure ou de fasciste pour oser concevoir les complications du mariage.

Mais tout cela, elle n'en savait rien. Sa secte d'un autre âge l'avait épargnée de sa propre époque. Dans tout mon malheur, je ne pouvais la maudire de me refuser alors que toutes s'offraient ; la seule raison pour laquelle je voulais d'elle était sa façon de ne pas leur ressembler.

Je me mis en tête, me gardant bien de la prévenir, de la marier un jour.

Cizal
Niveau 7
17 octobre 2018 à 17:05:16

Le vieux prophète m'ayant délesté de toutes mes économies, il me fallut trouver un moyen de survivre. Je ne voulais plus supporter la compagnie aliénante de mes contemporains, ni retourner à l'usine. L'idée me vint que nous étions nombreux parmi les fidèles, que nous étions soudés et pour beaucoup, talentueux.

Nous décidâmes de nous réunir sur un terrain vierge loin des tours et des tramways, dans ces campagnes oubliées du centre de France, ces champs sauvages perdus entre assez de forêts et de rivières pour n'avoir jamais subi le courroux du béton. Le but était de construire un village caché afin d'y vivre en autarcie.

Les débuts furent rudes. Nous avions de fiers travailleurs mais l'argent manquait : nos habitations branlantes avaient bien du mal à nous protéger de l'hiver et nous mangions peu. Ceux qui savaient bâtir s'occupaient de renforcer les toits et l'isolation, tandis que les autres se partageaient la coupe du bois de chauffe et la semence des blés. Quand le soleil revint, chacun s'attela à sa manière pour améliorer le petit havre.

Pas à pas, nous fîmes du village un lieu d'un confort rudimentaire mais suffisant. Le danger ne pesait plus sur nos têtes, et notre préoccupation suivante fut d'en faire un endroit dans lequel pourraient vivre des enfants.

Régulièrement, nous retournions en ville consulter le prophète, répandre sa parole et l'existence de notre village. Beaucoup nous rejoignirent, ajoutant leurs compétences à notre communauté. Des pêcheurs, des commerçants et même une coiffeuse. Tous devaient d'abord montrer leur dévotion au prophète. "C'est un pas de plus vers le paradis !", répétait la machine qui ne cessait de se gaver. Les misérables et les laissés pour compte se raccrochaient à la première lumière venue, fut-elle générée par un écran poussiéreux diffusant l'image d'un estropié.

Je rendais aussi honneur à celui sans qui rien de tout cela n'aurait été possible. J'appris l'expérience du sage dans différentes guerres à l'étranger, ses voyages en Asie, en Amérique du sud, sa capture et sa torture abominable lorsqu'il fut arrêté comme espion à la frontière de deux contrées ennemies limitrophes, mais aussi la longue lutte de sa mère contre le cancer, les coups répétés de son père durant son enfance, et toutes ces choses, toutes ces autres choses qui me rappelaient à quel point il était nécessaire de lui rendre, par humilité, la plupart de ce que j'obtenais.

Le village, lui, se portait mieux que jamais. Son expansion n'avait pas manqué d'alimenter des rumeurs dans la région. Reniflant le potentiel d'un reportage choc à propos d'une secte au fond des bois, comme une mouche pressée de pondre son engeance de mort dans une viande noble, la télévision s'intéressa subitement à notre démarche. Leurs montages désespérés ne parvinrent cependant pas à détruire notre réputation aux yeux du public. Au contraire, le soutien fut encore plus grand après la diffusion du reportage.

Exalté par le succès de notre projet et la joie de retrouver un sens à la vie, je fis ma déclaration à Marina, qui me demanda en souriant quelle étourderie avait pu me faire hésiter si longtemps. Le bonheur était à son apogée. En quelques années à peine, j'avais connu l'enfer, le paradis et chaque marche de l'escalier glissant qui reliait l'un à l'autre.

Comme il ne pouvait plus rien m'arriver de meilleur, m'arriva le pire.

Les miracles attirent les désastres.

Comme si j'avais eu pour tête un paratonnerre, la foudre frappa deux fois au même endroit. Deux personnalités se manifestèrent à la suite du reportage ; le propriétaire du terrain que nous occupions illégalement, ainsi qu'une vieille aide-soignante à la retraite.

Le premier, sans surprise, se plaignait d'apprendre notre squat de son territoire. Il parlait de vol et d'invasion, entendait à tout prix défendre le domaine que lui avait légué sa famille, domaine auquel il ne s'était étrangement jamais intéressé jusqu'alors. Il exigeait la destruction des maisons et l'expulsion des habitants. Tous parmi nous lui auraient volontiers laissé une place confortable au village, mais il n'était pas du genre à discuter, et nous savions malgré tout que le tort nous revenait.

Les négociations furent sèches et brèves. Dans sa relative magnanimité, le propriétaire accepta de nous laisser le terrain si nous payions le prix de chaque mètre carré, doublé d'un supplément conséquent pour l'occupation illégale. Nous vivions déjà modestement et l'homme n'avait pas une dégaine à accepter les paiements en grains de blé. Payer serait impossible, et la fin de notre rêve approchait, nous le savions.

Pourtant, le coup de massue qui frappa le plus fort la communauté ne fut pas le sien, mais celui de l'aide-soignante. La vieille femme était, elle, fort sympathique. Elle prétendit pourtant, lors d'un témoignage à la télévision, avoir connu notre prophète dans sa jeunesse. Pas seulement l'avoir connu : l'avoir vu mourir de ses yeux.

Une colère indignée se souleva parmi les nôtres contre ce mensonge supplémentaire des médias : nous restions en effet en contact hebdomadaire avec le saint homme. Lorsque nous la contactâmes, elle se proposa de discuter de la chose chez elle, avec un représentant de la secte. Marina et moi, qui comptions parmi les plus dévoués, fûmes désignés pour la rencontrer.

L'intérieur de la maison de la brave vieille était à son image : strict, avec une apparence d'autrefois qui rajoutait à la rigidité une touche de nostalgie. Des photographies de famille en noir et blanc, encadrées à la manière d'antan. Des fauteuils marron qui sentaient le temps et dans lesquels il était gênant de s'enfoncer, comme s'ils avaient voulu nous capturer pour nous retenir à tout jamais auprès de la pauvre dame. C'était comme si l'endroit tout entier était un hameçon jeté du siècle précédent dans l'océan du nôtre ; comme si nous venions d'y mordre. J'en suffoquais. Marina, elle, semblait dans son élément.

— Parlez-nous de ce que vous avez dit du prophète, demanda-t-elle, un soupçon d'accusation dans la voix.

— C'était un brave monsieur, répondit la vieille. L'un de mes premiers patients. Il a rejoint la clinique lorsque j'ai commencé à y travailler, juste à la sortie de mes études. Il était paralysé des trois-quarts du corps suite à un grave accident de voiture. Le pauvre ne pouvait communiquer avec nous qu'à l'aide d'un petit clavier sur les bords de son fauteuil, qui transcrivait à voix haute ce qu'il écrivait. L'engin ne fonctionnait pas très bien, et nous nous amusions des phrases étranges que cela donnait parfois. Je me souviens parfaitement de lui, car je lui ai demandé un jour, peu avant sa mort, si cela lui faisait de la peine de ne plus pouvoir communiquer normalement.

— Le prophète n'est pas mort ! s'énerva Marina en se relevant de son fauteuil, vexée d'entendre cette femme en parler comme d'un vieux souvenir.

Elle se rendit compte que son comportement était inapproprié et se rassit, sans pour autant abandonner son air consterné.

— Excusez-nous, complétai-je à sa place. Qu'a-t-il répondu ?

— Il m'a signalé au contraire qu'il était heureux d'avoir découvert à quel point communiquer pouvait être difficile. Il ne se considérait pas comme un cas à part, voyez-vous. Il était persuadé que chacun dans l'hôpital, et même en dehors, ne comprenait qu'à moitié les paroles de son prochain. Il pensait qu'écouter sans comprendre et dire sans transmettre étaient deux punitions partagées de tous, mais seulement rendues conscientes aux muets et malentendants. En conséquence, il s'estimait chanceux d'être le seul à qui l'on demandait de reformuler ses propos ; cela faisait de lui le plus compris des hommes. Un patient tout à fait singulier.

— Se pourrait-il que vous vous soyez trompée en voyant les images ? Peut-être que celui dont nous parlons ressemble seulement au vôtre.

— Il avait un fils, un peu excentrique, tout comme lui. Il venait fréquemment lui rendre visite, et nous demandait de les laisser seuls dans la chambre. Je crois qu'ils tournaient un film, mais nos caméras de sécurité ne capturaient pas le son. Je n'ai jamais su de quoi il retournait. Il recevait aussi parfois sa mère, qui faisait le déplacement malgré son grand âge. Les deux avaient une relation tout à fait touchante : elle le gâtait comme s'il n'avait jamais cessé pour elle d'être un enfant.

Marina se releva, un sourire vainqueur aux lèvres, comme si elle venait d'entendre le détail qu'elle avait douloureusement cherché depuis le début de l'entretien. L'indice fatal, la clé de voûte qui, une fois retirée, permettrait d'anéantir la supercherie.

— Ce n'est pas lui, triompha-t-elle. Il ne s'entend pas bien avec sa mère.

— Marina, intervins-je, souviens-toi de la règle. Tu n'as pas le droit de parler de la vie du prophète.

Elle m'ignora.

— La terrible mère de notre vénéré prophète l'a vendu durant son enfance comme objet sexuel.

La retraitée toussa légèrement et montra pour la première fois un certain agacement.

— Je vous prie de ne pas faire de telles accusations, mademoiselle. C'était une femme tout à fait respectable. J'ai par ailleurs suffisamment parlé avec lui pour pouvoir dire qu'il n'a jamais rien vécu de tel. Il était si choyé que son accident de voiture fut le premier, pour ne pas dire le seul épisode malheureux de sa vie.

Voyant que le ton montait entre les deux femmes, je préférai m'excuser pour le dérangement et invitai ma partenaire à partir. Elle tremblait encore de frustration. Je parvenais moi-même difficilement à garder la tête froide. Plus rien de tout cela n'avait de sens. Ce qu'elle venait de dire me travaillait pourtant.

Marina, comme lisant dans mes pensées, me proposa d'aller rencontrer le prophète lui-même pour éclairer la situation. Nous nous rendîmes à l'étage de l'appartement où tout avait commencé, accompagnés pour tirer les choses au clair d'un ami informaticien. L'écran noir et le petit lecteur de carte nous attendaient solennellement. Deux-cent euros. "C'est un pas de plus vers le paradis !". Le prophète apparut à l'écran.

J'allais lui poser mes questions, mais mon ami avait déjà flairé une piste. Il déplaça les meubles négligemment entassés au fond de la pièce, là d'où venait l'alimentation du téléviseur, et trouva ce qu'il cherchait à l'intérieur du bazar.

— C'est un lecteur DVD, triompha-t-il. La télé diffuse un enregistrement.

Nous nous toisâmes en silence. Être pris à ce point pour un idiot me vexait, je lui laissai donc un moment pour mesurer sa bêtise. Voyant qu'il ne disait rien, je pris le relais.

— Quel sorte d'enregistrement nous répond en direct lorsqu'on lui parle ?

— Passe-moi le boîtier qui sert à payer l'entrevue.

Il prit l'objet et le démonta minutieusement. L'engin était plus complexe qu'il n'en avait l'air, à en juger par l'air émerveillé du grand enfant qui le disséquait. Après l'avoir remonté, il alluma son propre ordinateur et tomba dans un silence profond rythmé par le cliquetis de ses doigts sur le clavier.

— Je pense que votre infirmière avait raison, lâcha-t-il finalement. L'homme sur la vidéo est certainement mort. Il n'y a jamais eu de "prophète" ici.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? Puisque je t'explique qu'il nous répondait pendant tout ce temps !

Il leva l'index d'un air savant et satisfait, l'air de celui qui savourait pleinement son instant de gloire.

— Il ne répondait pas. Vous répondiez. La machine envoyait aléatoirement à chacun les messages des autres. Elle vous identifiait à votre carte et prenait seulement soin de ne pas vous retranscrire vos propres messages. Le prophète n'a jamais existé. Il n'y avait que des fidèles.

Le monde que je m'étais durement reconstruit s'effondra soudainement. J'avais cru sortir de cette existence vide à laquelle on m'avait promis, j'avais cru trouver du sens dans ma rencontre avec cet homme. Le voilà qui s'envolait, le voilà même qui n'avait jamais été. Nous n'étions tous que des naïfs piégés par le plaisantin qui avait mis au point le stratagème. Tout depuis le début avait été faux et vain. Une farce évidente et vieille comme le monde. Nous avions protégé une chimère. Nous nous étions battus pour rien.

— Alors ça ! reprit le maudit porteur de vérité.

— Quoi encore ?

— Eh bien, j'ai connu beaucoup d'arnaques de ce type. C'est un moyen efficace de s'enrichir sur le dos des plus désespérés. Celle-ci est l'une des plus élaborées, pourtant... pourtant l'auteur n'a pas pris soin de protéger ses informations. Tout est là.

— Qu'est-ce qui est là ?

— Les coordonnées du compte qui reçoit les virements.

Malgré nos recherches, nous ne trouvâmes jamais qui était à l'origine de l'arnaque. Marina soupçonna le vieil homme de la vidéo lui-même, ou peut-être son fils. Mais leur intention resta nimbée de mystère. Le compte en banque contenait tout. Tout l'argent accumulé par les dons des fidèles au fil du temps, fructifié par les quelques années d'intérêts.

La somme fut largement suffisante pour racheter le terrain et notre village.

Notre retour parmi les nôtres fut triomphal. Nous attribuâmes le miracle à la grande sagesse du prophète. Tout le monde fut ravi d'entendre qu'il était bien vivant et que nous l'avions rencontré. Comme l'exigeaient les règles de notre communauté, nous ne pouvions rentrer dans les détails de notre entrevue, mais chacun pouvait voir que nous étions désormais irradiés de sa sagesse. Nous devînmes, à la volonté unanime, les deux premiers apôtres. Nous fîmes secrètement améliorer le dispositif et le réinstallâmes à l'intérieur même du village, dans un temple dédié au prophète.

La vie put reprendre son cours, plus satisfaisante que jamais. Je m'étonne parfois à me dire que nous devons tout cela à un mensonge. Un mensonge dont on ne connaît même pas l'auteur. Un mensonge sans lequel je n'aurais jamais fait l'expérience de la vérité : un pas après l'autre, le paradis approche.

Nous n'avons bien sûr pas encore le pouvoir ni l'ambition de régler les problèmes à l'extérieur. Les fusils menacent toujours dans les placards parisiens, les têtes nucléaires pointent vers le ciel des pays voisins, le soleil s'acharne encore à fondre les glaces et répandre les sables.

Pourtant je peux sentir parfois, auprès de ma femme, l'espoir frapper du pied contre mon oreille curieuse ; dans son ventre rond comme le monde grandit la promesse de l'avenir.

Cizal
Niveau 7
17 octobre 2018 à 17:05:34

Ce pavé de satan maintenant que je le vois en entier https://image.noelshack.com/fichiers/2018/13/4/1522325846-jesusopti.png

TonPoteLeDrogue
Niveau 10
18 octobre 2018 à 16:17:52

pas lu encore, mais le titre me trigger pas mal, c'est un sujet de reflexion qui m’obnubile https://image.noelshack.com/fichiers/2017/18/1494048058-pppppppppppppppppppp.png

TonPoteLeDrogue
Niveau 10
18 octobre 2018 à 23:29:37

"J'allais rentrer chez moi, lorsqu'une main amicale se posa sur mon épaule. Celle qui m'avait fait découvrir ce petit cercle privilégié se tenait là, inquiète. Cette empathie qui remplissait à ras bord ses prunelles me surprit, car je ne l'avais jamais vue jusque-là. Chacun là-dehors était trop préoccupé à sauver sa propre carcasse pour s'inquiéter de celle de son voisin, ce qui me mit face à la dure réalité ; tous ceux qui connaissaient et partageaient ma condition m'auraient tué pour un quignon de pain, tandis que les mains tendues ne pouvaient venir que des êtres méprisables qui ne connaissaient que le faste et l'opulence. "
C'est trop flou même si on voit l'idée

"Abruti par le silence, et curieux peut-être, j'insérai ma carte dans le terminal et composai le numéro. La maudite machine me remercia pour mes deux-cent euros"
qu'est ce qui incita réellement le personnage a inserer sa CB, quelle fut sa reflexion ? Y'avait t il des messages d'incitation affichés à l'écran ? etc
c'est pas très clair

" Il y a deux règles à respecter ici. Règle numéro un : ce qui se dit à l'étage, reste à l'étage. Règle numéro deux : à l'exception des entrevues avec le prophète, les fidèles n'ont pas le droit de parler entre eux de leur vie d'avant. Nous renaissons tous ici. Si tu veux faire partie de la famille, tu dois laisser le passé là où il est. "
très bien ce passage, qui dévoile l'essentiel

"Je ne faisais pas ça pour respecter le protocole de la secte. Je ne faisais pas semblant pour faire plaisir à ma jolie partenaire, non plus. Je voulais sincèrement permettre à d'autres de faire la rencontre de cet homme étrange, qui m'avait libéré d'un poids énorme en vidant ma tête et mon compte en banque de leur excédent. "
On comprend bien le phénomène psychique à l’œuvre derrière tous ça ! Mais y'a un point qui m’embête, pourquoi le personnage continue d'appeler sa nouvelle famille une secte alors ?!

"Il prit l'objet et le démonta minutieusement. L'engin était plus complexe qu'il n'en avait l'air, à en juger par l'air émerveillé du grand enfant qui le disséquait."
mais donc l'écran était branché a un lecteur dvd, et le clavier était branché au terminal de paiement contenant une puce informatique plus complexe qu'il n'y parait ?

https://image.noelshack.com/fichiers/2018/10/1/1520255849-risitasse.png
Bon, mon avis général : L'idée est très bonne, l'ironie de la fin est très bonne.
Nan franchement, c'est une nouvelle qui vaut la peine !

Sur le style, je ne vais pas juger, je n'ai pas les qualités, mais plus haut, tu peux voir les passages qui ont manqué de fluidité et de clarté à mes yeux.

Kheyveur-
Niveau 15
28 octobre 2018 à 04:41:56

J'ai surkiffé. :peur:

Plus la façon d'écrire que l'histoire d'ailleurs même. C'est à la fois développé, imagé, fluide, "naturel"... Bref j'ai eu peur du pavé mais honnêtement si tu faisais un livre de 1000 pages je l'achèterais sans hésiter :peur:

gg wp

Revoltin
Niveau 9
28 octobre 2018 à 09:27:36

C'est sur ma liste de lecture, je lis ça dans l'aprem :oui:

Astrocytome
Niveau 5
28 octobre 2018 à 20:24:55

A part l'introduction que j'ai trouvé plein de jugements de valeur et d'analyses éculées que je ne partage pas, le reste de la nouvelle est bien écrit et sympathique.

Cizal
Niveau 7
28 octobre 2018 à 23:08:13

Le 28 octobre 2018 à 04:41:56 Kheyveur- a écrit :
J'ai surkiffé. :peur:

Plus la façon d'écrire que l'histoire d'ailleurs même. C'est à la fois développé, imagé, fluide, "naturel"... Bref j'ai eu peur du pavé mais honnêtement si tu faisais un livre de 1000 pages je l'achèterais sans hésiter :peur:

gg wp

J'arrive pas à tenir la longueur la plupart du temps, au niveau du style ça plonge https://image.noelshack.com/fichiers/2018/26/7/1530476579-reupjesus.png

Cizal
Niveau 7
29 octobre 2018 à 09:08:24

Merci pour le commentaire détaillé Tonpote, je vais essayer d'éclaircir certains passages
Le personnage continue de mentionner la secte parce qu'il raconte rétrospectivement, avec un certain recul, et qu'en plus il est conscient que c'est une secte, même alors qu'il en fait partie

SizaI
Niveau 26
26 août 2022 à 02:58:50

:up:

MC-VIE-SOUPYFAC
Niveau 17
26 août 2022 à 19:59:03

C'est hyper long et trop vieux, t'as pas autre chose ?

PIeinair
Niveau 47
26 août 2022 à 22:19:46

J'ai essayé de poster l'autre jour mais j'écris mes dialogues en tirets et JVC les interdit maintenant, donc pas vraiment

Flemme d'éditer mes textes pour les poster ici

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Sujet : [Nouvelle] La secte du futur
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