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Sujet : [Texte] La femme en tension
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Minene
Niveau 9
27 mai 2019 à 22:01:19

C'était une route de campagne on ne peut plus banale. Un défilement de sentiers graveleux, de moutons, de vaches, d'hommes et de femmes encadrés comme des instantanés par les pylônes réguliers le long de la départementale. Un temps au ralenti, une époque dans l'époque. La face cachée du monde.

Pas un nid de mystérieux fantasmes comme les Amériques, ni comme la lune ; la face volontairement cachée du monde. Celle qui se trouve dans l'ombre car rien ne sert de l'en sortir. Les gens semblaient tassés, ridés, rabougris, comme une espèce cousine de l'humanité, évoluée à part, adaptée à l'environnement débilitant : des champs vides à perte de vue, un ciel un peu plus haut qu'ailleurs, un horizon un peu plus plat.

Les immenses pylônes formaient la seule forme de relief et de technologie du coin, étrangère et traversière comme des pipelines au milieu du désert. Des tristes sentinelles abandonnées qui enjambent la nature, des signes qu'un espoir de civilisation existe loin là d'où elles viennent, loin là où elles vont. Des ponts atypiques sous lesquels dorment des démunis d'un genre ancien.

— Fais pas la gueule, gamin.

— Ferme la fenêtre, répondis-je.

— Je te préviens, ça va sentir la nicotine.

— C'est soit ça, soit le purin.

Mark m'envoya une bourrade dans l'épaule avant de me fixer. Il faisait partie de ces types qui ne commenceront à regarder la route qu'après avoir tué quelqu'un. Toujours l'œil vissé dans la fenêtre de gauche ou de droite, pour ne pas rater les oiseaux. On devrait construire des bagnoles qui roulent latéralement, juste pour eux.

— Le bon air de la nature ! aboya-t-il. Tu la reverras, ta capitale.

— Tu arrives à supporter la campagne ?

Il balança son mégot et posa pour la première fois du trajet ses deux mains sur le volant.

— Je me sens chez moi partout. Faut penser cosmopolite. Le secret, c'est la clope. Je ne sens plus rien. La pollution, le compost, le caviar, les pâtes ; du pareil au même.

— Triste vie.

— Je m'adapte. Quand on parle d' "avoir du flair" dans le métier, c'est pas une question d'odorat mais d'insensibilité... de nonchalance. N'avoir honte de rien. Traîner dans les pattes, renifler le derrière des gens, tu saisis ? Le flair. Des chihuahuas scatophiles déguisés en limiers.

On m'avait promis des jours heureux à glander dans les bureaux avant de me coller avec le seul type qui prenait à cœur la formation des stagiaires. Il suffisait de deux petites heures et d'un chocolat chaud pour pondre un article assurant l'activité de la plate-forme web. Tous les autres se contentaient d'éditos bidons sur le feng shui ou le yoga mais Mark, lui, voulait du sensationnel, de l'atypique. Ma curiosité était tout de même piquée.

— C'est là, lâcha-t-il.

Pas une maison à l'horizon. Des champs de part et d'autre du chemin à flanc de colline, un minuscule écartement pour faire demi-tour. Deux pompiers glandaient à côté de leur véhicule.

— Tu leur as demandé de nous attendre ?

— J'ai le bras long.

Il ponctua d'un clin d'œil et s'en alla fracasser le dos d'un des types d'une énorme claque. Soit c'était un ami, soit il faisait ça à tout le monde. Ils s'offrirent un café et commencèrent à discuter. Le pompier fit un mouvement de nez vers moi, curieux. J'approchai.

— Le petit nouveau, vanta Mark comme si j'avais déjà signé.

Nous discutâmes un moment, échangeâmes quelques blagues d'un humour amer et noir inspiré par leur café trop froid et trop serré. Il y eut bientôt un silence, de ces silences gênés de fins de rendez-vous où quelqu'un normalement remet son manteau, ponctue d'un "Bon." que tout le monde comprend avant de prendre congé pour retourner chez lui. L'envie de partir ne manquait pas, mais les festivités commençaient à peine.

— Alors ? hasardai-je. Elle est où ?

— Au-dessus de votre voiture, répondit l'un des types.

Surpris, je me retournai, découvris la scène et compris pourquoi Mark avait insisté pour faire le déplacement. Tendue en travers de deux lignes électriques, la victime pendait en l'air. Deux jambes et un bras au-dessus du vide, couchée en équilibre sur le dos. Il semblait qu'une brise suffirait à la rendre à la terre.

La scène était vertigineuse mais d'une certaine grâce : fascinante comme ces spectacles de funambulisme qui attirent les foules autant pour leur amour de l'élégance que pour leur soif de tragédie. Les gens payent pour s'entasser dans un cirque puant afin d'avoir quelque chose à raconter mais ne repartent qu'à moitié satisfaits si un lion plus zélé ou une gravité plus fourbe qu'à l'habitude ne se chargent pas d'ensanglanter le spectacle.

Une seule photo de cette femme pendue dans les câbles vaudrait cher. Très cher.

— Je t'ai appelé quand on a reçu la nouvelle, fit l'un des pompiers. On n'a pas le matériel isolant pour aller là-haut et on va se faire tuer si on fait tomber le corps. Il a fallu attendre qu'ils désactivent la ligne. Dépêche-toi de prendre tes photos, tout le coin est sans courant depuis hier soir.

— Elle est arrivée là comment ?

— La théorie, c'est que la petite a escaladé le pylône jusqu'au sommet, s'est fait péter le brushing sur les lignes haute tension avant de tomber et de se coincer sur celles d'en dessous.

— Je me suis toujours dit que si je devais me suicider, je le ferais en grande pompes, répondit Mark, rêveur.

— Pardon ?

— Vous savez, un truc grandiose. M'attacher aux explosifs un quatorze juillet, partir avec la fusée, exploser dans le ciel noir puis retomber en gerbes de sang et d'étincelles sur les barbes à papa des gosses. Leur donner le goût de l'horreur et de la beauté en même temps, sur un tube de Michael Jackson.

Les pompiers me toisèrent comme un misérable.

— Tu bosses souvent avec lui ?

— Tous les jours, soupirai-je.

— Il va déteindre sur toi.

Mark nous ignorait pour observer la femme.

— Mais elle, continua-t-il, a grimpé là-haut pour le plaisir non pas d'illuminer la région, mais de la plonger dans l'ombre. Mes amis, il n'y a que deux types de connards dans ce monde ; ceux qui veulent vous ouvrir les yeux et ceux qui veulent vous les fermer.

Il commença à tourner sous le corps comme un prédateur. Il cherchait une prise de vue pour le cliché parfait. Il grimpa au pylône, me fit signe d'escalader avec lui et la pointa du doigt. On pouvait voir sa chevelure descendre en cascades vers la terre, belle à jamais malgré le corps brûlé. Sa main aventureuse bravait le vide, sa poitrine s'offrait au ciel. La position, presque lascive, évoquait le sommeil.

— Belle comme un Füssli, soupira-t-il. Ça ne réveille pas ton âme d'artiste ?

— Ça, et mes week-ends barbecue, rétorquai-je.

Il parut surpris.

— Elle sent d'ici ?

— Comme un charnier.

Il prit une dizaine de clichés.

— La photo n'a pas d'odeur.

Le métier m'avait naïvement attiré à l'idée de porter au monde la vérité. La fabriquer ainsi ne m'intéressait pas. Mes rêves d'explorateur m'échouaient fourbement sur une terre d'artisans.

— Je descends, je t'attends en bas, lançai-je.

— Dis donc, je ne te paye pas à cueillir des fleurs.

— Tu ne me payes pas, Mark.

Il haussa les épaules et reprit le shooting.

Au pied de la colline, sur l'autre versant, dormait un de ces petits bosquets tirant plus sur le jaune que sur le vert, car même la végétation semble se décomposer dans la cambrousse. Un petit carré blanc se trouvait coincé dans les ronces. Je l'en sortis et le dépliai pour découvrir un long texte.

L'écriture était négligée, brouillonne, presque indéchiffrable. La syntaxe impeccable et la prose chantante s'imposaient en contraste. C'était une longue adresse au monde. L'auteur dressait une brève autobiographie, s'excusait auprès de noms qui me resteraient pour toujours inconnus, puis détaillait dans un développement vertigineux les méandres de sa pensée, l'amertume de ses désirs, l'étendue de ses échecs, la logique de ses conclusions et la nécessité de son acte.

Elle semblait par-dessus tout éprise de vérité et poursuivie, hantée par un étrange néant. Quelque chose dans son écriture de Lovecraftien, de Nietzschéen, de prédateur menaçait de vous mettre face à face avec des monstres inconcevables, qui vous avaleraient en un souffle comme un trou noir le soleil ou vous brûleraient la rétine, vous arracheraient le visage et vous fondraient le cerveau seulement à se tenir sous vos yeux.

Il y avait tellement de mort et d'angoisse dans chacun de ses mots que le suicide lui-même semblait devenir une entreprise vitale, un élan d'espoir, un mélange de bonheur simple, d'ignorance retrouvée, d'ordre interne ressuscité.

Plus je lisais d'elle, plus il me semblait la connaître, comme une amie, comme une âme sœur ayant caché ce papier à mon intention, ayant deviné d'avance chez celui qui le trouverait le destinataire légitime de son dernier message.

— Gamin ! Tu peux arrêter de cueillir ton bouquet, on s'en va.

Nous retournâmes à la voiture pendant que les pompiers se préparaient à libérer la femme de ses liens. Mark tirait un sourire jusqu'aux plombages.

— J'ai déjà l'article, lâcha-t-il. La femme et la misère contemporaine. Ça parlera des combats et des oppressions de la modernité, du quotidien provincial des femmes, entre grossesses tragiques et travail raréfié. Sensationnel. Regarde ça.

Ses photos étaient magnifiques, comme d'habitude. Il avait pris soin de choisir les angles qui cachaient le mieux les brûlures. L'équilibre entre le choquant présentable et le glauque artistique était parfait.

— J'ai trouvé une note, hasardai-je.

Il jeta un œil et me l'arracha des mains sans me laisser une chance de la lui lire.

— Attention, malheureux, ce n'est pas comme ça qu'on manipule le message des morts. Tiens.

Il plia le papier sur lui-même jusqu'à former un petit cylindre, me le coinça entre les deux lèvres et alluma l'extrémité à l'aide de son briquet. Je pris une inspiration mais une fumée âcre et cendreuse m'envahit la gorge. Tout mon conduit respiratoire me brûla soudainement et je ne parvins à vaincre la sensation d'étouffement qu'en buvant la petite bouteille d'eau de la boîte à gants.

— C'est immonde, grimaçai-je.

— N'est-ce pas ? Il vaut mieux que cette merde te monte à la gorge qu'à la tête, crois-moi.

Il prit la partie du papier qui ne s'était pas consumée, l'alluma à nouveau et la jeta par la fenêtre.

— Ce n'est pas notre travail de rapporter son message ?

— Quel message ? Notre travail, c'est de faire piailler les lecteurs. Si l'article fait sensation, tu verras dans quelques semaines des colloques inspirés de ce suicide. La femme en tension, ou bien le corps en torsion, ou bien le sein en question. De la masturbation académique, de la discussion sans fond et sans direction sur des non-questions appelant à des non-réponses. De la vie, quoi. Des nouveaux shampooings effet électrique, des crowdfundings contre l'oppression des femmes en province, des mouvements pour remettre le pylône à l'honneur dans l'art contemporain, peut-être même deux ou trois manifestations contre la charge mentale qui iront casser des bijouteries dans Paris. C'est important que tout ça prenne vie, et c'est important que nous en soyons les papas.

— Mais pourquoi ?

— Pour la condition des femmes.

— À d'autres.

— Je plaisante. Pour l'argent, petit. Pour l'argent.

Frustré, je regardai le paysage défiler pour le reste du voyage. Le purin ne sentait plus rien. Avant d'arriver en ville, je tentai un dernier assaut.

— Mark ? Personne ne saura jamais ce qu'elle avait à dire ?

— Personne. Tout le monde parlera d'elle, sans avoir un foutu début d'idée de qui elle était.

— Tu ne trouves pas ça révoltant ?

— Je trouve ça rentable. Et naturel. Elle est devenue un outil comme un autre. Un pantin politique, un objet romanesque. Un morceau de viande pour nous autres vautours.

— C'est triste.

— Tu crois ? Elle l'a pourtant accepté : c'est la mort. La parole est aux vivants.

Atala-rene
Niveau 6
28 mai 2019 à 21:29:28

J'ai vraiment apprécié, bref mais intense.
Les répliques de Mark sont excellentes, le cynisme dont il fait preuve notamment est excellent, tout dans son comportement au volant, dans son discours sur les odeurs ou sur les connards, est à la fois très drôle et intéressant sur le plan de la réflexion, tout en proposant un personnage caractérisé, non-stéréotypé pour autant, et marquant.
Pour le reste, j'ai apprécié un certain nombre d'associations de mots, et globalement la critique qui est faite à la presse "poubelle" est pertinente : entre d'un côté le jeune branleur qui souhaiterait ne pas en faire une, et l'aîné cynique qui n'a aucune déontologie.
Bref, beau boulot.

Anthesteria
Niveau 8
01 juin 2019 à 22:42:37

Mon vdd a tout dit je pense, très bon texte, continue à écrire des textes ! :content:

Pertovodues
Niveau 6
03 juin 2019 à 13:12:37

J'aime beaucoup et le first a bien résumé :oui:

Minene
Niveau 9
23 août 2019 à 09:57:40

Cimer les gars https://image.noelshack.com/fichiers/2016/47/1479955844-risitas-kebab.png

Barbebarde
Niveau 27
12 août 2020 à 16:33:22

Au début du texte je trouve que l image des pylônes revient trop vite, pourquoi ne pas avoir placé ce paragraphe:

Les immenses pylônes formaient la seule forme de relief et de technologie du coin, étrangère et traversière comme des pipelines au milieu du désert. Des tristes sentinelles abandonnées qui enjambent la nature, des signes qu'un espoir de civilisation existe loin là d'où elles viennent, loin là où elles vont. Des ponts atypiques sous lesquels dorment des démunis d'un genre ancien.

Juste après que tu ai fais la mention des pylônes la première fois ?

[...] encadrés comme des instantanés par les pylônes réguliers le long de la départementale.

On devrait construire des bagnoles qui roulent latéralement, juste pour eux.

J'adore, le genre de phrase bien imagé, amusante et permettant de cerner comment pense le personnage. C est efficace.

Des chihuahuas scatophiles déguisés en limiers.

J'aime moins déjà, pas assez fin. Sauf si c est l effet recherché pour qu on puisse cerner le conducteur.

Soit c'était un ami, soit il faisait ça à tout le monde.

Efficace aussi.

s'est fait péter le brushing

exploser dans le ciel noir puis retomber en gerbes de sang et d'étincelles sur les barbes à papa des gosses. Leur donner le goût de l'horreur et de la beauté en même temps, sur un tube de Michael Jackson.

— Belle comme un Füssli, soupira-t-il. Ça ne réveille pas ton âme d'artiste ?
— Ça, et mes week-ends barbecue, rétorquai-je.

L'équilibre entre le choquant présentable et le glauque artistique était parfait.

Mais pourquoi ?
— Pour la condition des femmes.
— À d'autres.
— Je plaisante. Pour l'argent, petit. Pour l'argent.

Tout ça est très efficace.

Du coup je rejoins l'avis d'Atala-Rene, c est très bien ecrit et le dosage d'humour de cynisme et de réflexion autour du journalisme est très bien équilibré.

Mentions spéciales à certaines tournures de phrases que j'ai bien aimé et que j'ai cité.

Continue khey.

Great_Aldana
Niveau 10
26 août 2020 à 12:44:26

Je croyais que c'était les morts qui gouvernaient les vivants :-)))

Reisuke
Niveau 8
26 août 2020 à 15:29:19

Le 26 août 2020 à 12:44:26 Great_Aldana a écrit :
Je croyais que c'était les morts qui gouvernaient les vivants :-)))

C'est un personnage, et c'est pas un exemple type de la moralité
Les morts gouvernent les vivants, oui, pourvu qu'ils soient grands
Un random qui s'est fait passer sous silence il gouverne rien du tout

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Sujet : [Texte] La femme en tension
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