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Sujet : Essai sur l'Histoire de la peinture américaine
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Moholy-Nagy
Niveau 3
06 mars 2021 à 18:24:24

Pour le journal personnel sur le quel je travaille (voire image en bas), je m'essaye à l'écriture d'un article sur la peinture américaine. La première partie est achevée, elle se concentre sur la deuxième partie du XIXe siècle. Les parties suivantes s'étendront sur la première partie du XXe siècle, des balbutiements à l'affirmation d'une peinture à la renommée internationale. C'est pas mon domaine, d'écrire ce genre de choses (mais je me dis ça pour la moindre chose que j'écris), mais j'y prends beaucoup de plaisir.

Partie I :
ARRIVAGE OUTRE-ATLANTIQU D'UN ÉTRANGE PIGMENT

Terres de Barbizon

AU DÉBUT DES ANNÉES 1850, un jeune homme originaire du Vermont, William Morris Hunt, se trouve à Paris pour y étudier la peinture. Il traîne dans les pattes de son aîné, Jean-François Millet, un « plein-airiste » de Barbizon connu pour ses représentations de paysans méditatifs. Depuis une trentaine d’années, des peintres français s'établissent dans ce village de la Seine-et-Marne pour profiter de la forêt de Fontainebleau et y poser leur chevalet. Leurs toiles sont bien plus singulières, granuleuses et intimes que celles de leurs homologues américains, qui ne se sont pas encore trouvés. À son retour au pays, Hunt rapporte une motte de terre de Barbizon, dont il fait profiter les jeunes peintres soucieux d’éduquer leur regard en s’ouvrant à la peinture vivante d'outre-Atlantique. Ce qui donna lieu à une École américaine de Barbizon. Les grands espaces clairs et majestueux des premières décennies du siècle, exécutés par les peintres de l’Hudson River School et les luministes, se transformèrent en des campagnes odorantes cadrées à hauteur d'homme ; le geste du peintre se ressentait enfin.

Le premier peintre Noir reconnu mondialement et rattaché à ce courant de Barbizon est Henry Ossawa Tanner. Élève du réaliste Thomas Eakins, controversé pour son enseignement du modèle vivant, il rencontre des difficulté à Philadelphie où il étudie, en raison de sa couleur de peau. À Paris, son teint quarteron passe inaperçu et il s'épanouit dans l'Académie Julian, foyer de jeunes peintres américains. Sur les traces des orientalistes, il se rend au Moyen-Orient pour développer sa peinture mystique. Ses couleurs sont surprenantes, proche de la brutalité d'un Munch et faussement naïves, du fait des tons criards qu'il emploie dans ses détails. Lors de son bref retour aux États-Unis, il peint sa plus fameuse toile (The Banjo Lesson, 1893), dans laquelle un vieil homme apprend à jouer de l'instrument à un enfant. Tanner donne une image de l'afro-américain loin de celle du ménestrel folklorique, en attribuant à ses personnages une stature digne dans un cadre intimiste.

Voile nocturne

AMI DES IMPRESSIONNISTES, avec qui il participa au Salon des Refusés, James Abbott McNeill Whistler, se met à peindre, en 1870, des vues nocturnes comme des notes de musique pensées en une seule teinte. La surface de ses toiles semble être recouverte d’une flaque d’eau douce. Ses Nocturnes ouvriront la voie à ce qu’on appellera, aux États-Unis, le tonalisme : une matière palpable, des paysages habillés d’un voile brumeux comme un souvenir dont les détails nous échappent et des personnages qui se confondent dans le décors à la manière d'un rêve symboliste.

Si John W. Waterhouse, un des représentants du préraphaélisme, a peint des femmes aux tenues fleuries, comme Ophélie communiant avec la nature, Thomas Wilmer Dewing, un peu plus tard, mis en scène des femmes issues de l'aristocratie dans un même décors mais recouvert d'une atmosphère à peine palpable pour nous autres mortels. Nonchalamment, dans une forêt de nulle part, elles jouent de la harpe, conversent autour d'un thé imaginaire, et se prennent pour de grandes cantatrices. Rien du monde moderne ne vient contrarier leur tranquillité. Dans une de des toiles de Dewing (The Recitation, 1891), deux femmes, se tiennent à l'écart lune de l'autre, ancrées dans une vaste vapeur comme un parterre d'herbes mortes. La mer se tient en arrière-plan, mais il peut s'agir d'un papier peint éphémère. Elles se regardent, paraissent répéter leur propre ennui à l'abris des spectateurs. Elles excellent dans leur jeu désabusé.

Contrairement à un Dewing, les personnages de Ralph Albert Blakelock se font très rares ou, au mieux, on aperçoit, camouflés dans la végétation, des campements d'indiens, qu'il côtoya lors de ses errances dans l'Ouest. Quasiment autodidacte, il apporte un soin au doigté de ses arbres, qu'il met en contraste avec les teintes du soir. Depuis ses séjours en hôpital psychiatrique pour sa supposée schizophrénie, Blaklock a acquis une renommée pour ses silhouettes sombres de feuillages sculptant le crépuscule. En 1916, Ralph, âgé de 66 ans, est interné, quand il apprend deux nouvelles. À Middletown State, personne parmi le personnel ne le croit quand il dit qu'il est un peintre exposé ; ils mettent ces affirmations sur le compte de sa pathologie. Ce qu'il apprend, c'est qu'on l'a nommé académicien à la National Academy of Design et qu'une de ses toiles a battu le record de vente pour un peintre américain vivant.

Un autre peintre s'attachera à mettre en tension la pénombre et la lumière lunaire : Albert. Pinkham Ryder. On trouve dans son œuvre des scènes pastorales (Pastoral Study, 1897), oniriques (Dancing Dryads, 1879) et des marines (Moonlight, 1887) ainsi que des scènes mystiques (Jonah, 1895) et littéraires (Childe Harold's Pilgrimage, 1895), exécutés à la manière d'un expressionnisme enragé (Flying Dutchman, 1887) ou d'un abstrait reposé (Moonlit Cove, 1890). Il inspirera les modernes Marsden Hartley et Jackson Pollock, qui dira de lui qu'il était « le seule maître américain » qui l'intéressait.

Tapisserie de coquelicots

DANS LES ANNÉES 1880, le public bostonien et newyorkais découvre la peinture impressionniste. Jusque dans les années 1920, des colonies d'artistes qui ont pour modèles Claude Monet et Jean-Auguste Renoir, florissent, du Connecticut en Californie, en passant par la Pennsylvanie et le Wisconsin. Populaire à la fin du XIXe siècle, l'impressionnisme en Amérique tombe en désuétude avec l'arrivée des avant-gardes européennes dans les années 1910.

Elle aurait participé à l'Exposition Universelle de 1855 aux côtés de Dominique Ingres, Eugène Delacroix, Camille Corot et Gustave Courbet. Mary Cassatt, l'américaine adoptée par les impressionnistes français, en particulier Edgar Degas, qui l'initia à certaines techniques, s'installe à Paris en 1874, après avoir étudié à Pennsylvania Academy of Fine Arts. Pendant une dizaine d'années, Cassatt cherche à soumettre ses toiles aux Salons, sans succès. Une de ses toiles, La Joueuse de mandoline est enfin acceptée au Salon de 1872. S'ensuit, dans les années 1880, l'intégration aux expositions impressionnistes, qui fera écrire dans La Revue des Deux Mondes que « Mr Degas et Mlle Cassatt sont, néanmoins, les seuls artistes qui se distinguent... et qui offrent quelque attrait et quelque excuse dans le prétentieux spectacle de vitrines et de barbouillages infantiles ». Depuis la fin des années 1880, la peinture de Cassatt est reconnaissable les portraits intimistes et léger présentant une mère et son enfant. Elle se détourne de l'impressionnisme à la fin du siècle en développant un trait franc, cernant des aplats de couleurs contrastés, dans un style proche du japonisme. Son statut de femme l'empêcha d'entrer aux Beaux-Arts, de fréquenter les cafés avec ses pairs, ou de poser son chevalet en extérieur. C'est ce qui justifie, pour les femmes impressionnistes comme Cassatt et Berthe Morisot, d'avoir produit des scènes dans des intérieurs ou des jardins, à l'abris des regards. En 1915, sa longue expérience de femme émancipée l'amènera à soutenir les suffragettes lors d'une exposition.

Colin Campbell Cooper, inspiré à ses débuts par l'École de Barbizon, se spécialise dans la peinture de gratte-ciel. Il y a quelque chose de Claude Monet dans ses paysages industriels, à la différence que le maître français s'attarde sur le grouillement de lumières dans le détail, tandis que Cooper fait de même à plus grande échelle, en cadrant beaucoup plus large. Plus tard, quand les réalistes prendront la place des impressionnistes, ils placeront leur chevalet à la même place, mais ne chercheront pas à rendre l'ombre violette qui recouvre partiellement les façades chaudes des immeubles newyorkais, ni à saisir la matière vaporeuse émanant des locomotives. Cooper connaitra une reconnaissance critique importante, en partie dû au fait qu'il célébrait les progrès américains en termes d'urbanisme. Il reproduisit des paysages auxquels les impressionnistes français n'avaient pas accès. Mais à la fin du siècle, la France connaissait déjà le postimpressionnisme, et n'avait que faire de s'attarder aux tentatives américaines qui reproduisait ce qui se faisait déjà deux ou trois décennies plus tôt.

Descendant des fondateurs de Salem, Frank Wenston Benson, qui eut pour loisir, quand il était adolescent, de chasser la foulque, s'est d'abord voué au dessin ornithologique. Étudiant à l'Académie Julian, il devient professeur à Boston. Contemporain de l'espagnol Joaquín Sorrola, connu pour ses scènes de promenades le long de la plage, les femmes et enfants de bonne famille de Benson flânent près de la mer, cadrés à hauteur d'homme. Ces jeunes femmes à ombrelle, vêtues d'un blanc plus pur que les nuages au second plan, semblent sortir d'une nouvelle d'Henry James. Et ces enfants, peints à la manière d'un photojournaliste aux aguets, inspirent des vacances insouciantes dont les sujets n'auraient eu, autrement, aucun souvenir. Benson rend palpable ses blancs cassés, ses pervenches et ses orpiments lorsqu'il capte un instant — qui n'aurait pas été si différent une ou deux heure plus tard — ; un instant qui parait être tout un après-midi. Les quelques trente-cinq toiles que Benson exécuta durant sa carrière, représentant le plus souvent sa famille au bord des rives du Maine, suffirent à le faire devenir, au tournant du XXe siècle, l'un des impressionnistes américains les plus réputés.

Sourd depuis son enfance, Granville Redmond a étudié à l'Académie Julian puis est retournée vivre à Los Angeles. Il peint des paysages lumineux, reconnaissables par leurs parterres de fleurs aux couleurs vives qui dénotent avec l'ensemble, d'une teinte plus pâle. Ses toiles donnent l'impression d'avoir subi une vive saturation. Le peintre s'est consacré exclusivement aux paysages calmes, exempts de bruit et de tourment. Admiré par Charlie Chaplin pour son expressivité gestuelle, Redmond donnera à l'acteur des conseils pour perfectionner son art de la pantomime.

Avec huit autres peintres, Frank Weston Benson et Thomas Wilmer Dewing, firent sécession en 1897 avec la National Academy of Design, l'équivalent des Beaux-Arts. Déjà, avant eux, Mary Cassatt, James Whistler, Thomas Eakins et Winslow Homer s'en était détaché. Les « Ten », qui comprenaient entre autres William Merritt Chase, Childe Hassame et Edmund Charles Tarbell, inaugurèrent leur affiliation en 1898, lors d'une exposition à la galerie Durand-Ruel, qui fut un succès. Leur groupe se maintint une vingtaine d'année, le temps que le public passe à autre chose. Si leur démarche était de promouvoir une peinture progressiste et rejetée par l'académie, seules quelques toiles se démarquent du paysage contemporain. Chez Edward Simmons, la mousse des vagues se brisant ardemment contre les roches présentent une variété de teintes blanches prédominantes qui inspirent le goût du sel (High sea, 1895). Cadrée de dos, William Merrit Chase peint l'unique et denière note de piano jouée par une jeune femme en bleu ne se résignant pas à quitter le banc, malgré une pose qui indique un départ indécis (The Keynote, 1915). Childe Hassam peint une vue sur mer ultracolorée avec seul un voilier noir à l'horizon, sans lequel la toile paraîtrait abstraite, et dont les touches font penser au pointillisme d'un Paul Signac (Sunset at Sea, 1911).

Dissection de l'homme moderne

LA CONQUÊTE DE L'OUEST touchant à sa fin, l'Amérique connait une grande période de prospérité : la « Gilded Age ». Marquée par ses métros, gratte-ciels et chemins de fer traversant le continent ; par son monopole internationale sur la production de coton ; par sa main d'œuvre bon marché constituée d'immigrés non syndiqués, la côte Est donne à voir un paysage moderne en contraste avec celui, rural, qui domine encore le pays. Avec les marines de Winslow Homer, contemplatives ou prises dans l'action, le gai folklore d'Eastman Johnson, dont les scènes composées sont parmi les plus représentives de son temps, et les portraits distingués de la Haute par John Singer Sargent, les germes d'un genre voit progressivement le jour en ce dernier quart de siècle : le réalisme.

Tout le long de sa vie, le corps humain sera l'objet d'étude de l'artiste Thomas Eakins, qui alterna entre la peinture, influencé par le baroque espagnol José de Ribera, et la photographie, aux côté d'un pionnier de la décomposition du mouvement, Eadweard Muybrige. Directeur de la Pennsylvania Academy of Fine Arts depuis 1882, ses ateliers controversés le mèneront à son renvoi quatre ans plus tard. Au lieu des moulages en plâtre, il pratique le dessin de modèle vivant et la dissection. Eakins ne connaissait pas la pudeur : un jour, il invita dans son atelier une jeune étudiante et se déshabilla devant elle pour répondre à une question d'anatomie qu'elle lui avait posée. Sa mauvaise réputation fut gonflée par sa supposée homosexualité, peut-être dû à ses baigneurs à la virilité sensuelle qui se prélassent au bord d'une rivière, laissant apparaître toutes les dimensions d'un jeune corps masculin (The Swimming Hole, 1885) ou à ses lutteurs nus encastrés l'un dans l'autre, donnant aux corps une forme et une texture de roches sédimentaires (Wrestlers, 1899). De son vivant,
Eakins de fut pas très populaire, mais il est considéré depuis sa mort comme un des plus grands réalistes de son époque.

Lors du scandale que provoqua Eakins en dévoilant le corps nu d'un homme à un atelier composé exclusivement de femmes, une pétition circula pour le renvoie du professeur, l'accusant de « conduite indigne d'un gentleman et discréditable envers cette organisation ». Thomas Pollock Anshutz, l'un de ses élèves, cosigna la lettre. Son œuvre, distinguée et proche des grands noms de sa génération comme Chase ou Tarbell, est faite de jolies femmes apprêtées posant en intérieur. Comme un écrou rouillé enfoui dans un pot-pourri au parfum de Calendula, une toile vient pourtant nuancer l'ensemble de son œuvre. Dans cette toile, les ouvriers d'une fonderie de Virginie-Occidentale profitent de leur pause pour s'étirer et sentir l'air sur leur peau (The Ironworkers’ Noontime, 1880). Les postures et la composition des corps partiellement dénudés rappellent l'œuvre d'Eakins, et Anshutz s'est servi de la technique de son professeur, consistant à travailler d'après photo. Pour un peintre enraciné dans une esthétique à la mode, Anshutz a su produire une unique toile, extraordinaire dans son contexte artistique mais très à propos dans cette époque industrielle (on peut y ajouter Steamboat on the Ohio, v. 1896), anticipant un réalisme social qui s'épanouira deux décennies plus tard — c'est à n'y rien comprendre. Lorsqu'il devint professeur après Eakins, il eut pour élèves de jeunes peintres qui allaient faire le pont entre une peinture quelque peu anachronique et les premiers pas vers une modernité aux tendances sociales. Ces futures rebelles se regrouperaient sous le nom d'Aschcan School. Ils s'appelaient George Luks, John French Sloan, Everett Shinn, William Glackens et Robert Henri était leur chef de file.

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_Niko360_
Niveau 10
07 mars 2021 à 15:01:04

Merci beaucoup de partager ça, c'était excessivement intéressant à lire, surtout quand on a, comme moi, peu voire aucune connaissance sur le sujet. Tes descriptions sont claires, bien rédigées (quelques erreurs d'inattention si on veut chipoter) et l'article correctement structuré. Tu m'as réellement donné l'envie de m'intéresser aux artistes dont tu parles, et j'ai essayé de regarder les œuvres que tu mentionnes pendant la lecture. J'ai notamment bien aimé découvrir les atmosphères nocturnes que peint Blakelock.

Une question, la première partie du XIXème siècle est-elle moins intéressante que la seconde ? Juste pour que je comprenne pourquoi tu commences ton article par cette période.

Moholy-Nagy
Niveau 3
07 mars 2021 à 20:09:50

C'est moi qui te remercie ! Ca fait très plaisir de voir que mon intérêt pour le sujet puisse être reçu- c'est pas un intérêt soudain mais je le développe depuis deux semaines.

A la base j'étais parti du début du XIXe siècle pour écrire une sorte d'« histoire de la lumière en Amérique » (je mentionne d'ailleurs l'Hudson River School et les luministes dans l'article, qui sont les mouvements principaux du début du XIXe). Mais c'est une peinture qui ne m'inspire pas. Je pense pouvoir affirmer que, oui, la seconde partie du XIXe est bien plus intéressante et offre des personnalités singulières (Albert P. Ryder, dont j'ai écrit un article) qui influenceront la modernité au XXe siècle (je compte faire des liens entre certains artistes de la première partie du XXe siècle et celle-ci, alors que je ne pourrais pas le faire avec la première moitié du XIXe). Je regrette un peu de ne pas avoir intégré les peintres folkloriques George Caleb Bingham, Edward Hicks et George Catlin, mais l'idée était de montrer l'influence de la peinture française et surtout d'annoncer la modernité en Amérique, dont ça n'aurait pas eut tellement de cohérence d'intégrer une peinture très classique de la première moitié du XIXe.

J'en suis encore au stade de recherches pour la suite de l'article, mais je compte écrire trois parties qui s'étendent des années 1900 aux années 1950. C'est-à-dire des premiers modernes, à une peinture plus nationaliste, ou du moins folklorique, pour finir sur l'abstraction qui a dominé la scène internationale.

_Niko360_
Niveau 10
07 mars 2021 à 22:17:25

D'accord, merci pour les explications ! J'irai regarder les peintres folkloriques que tu mentionnes ; quant à l'article au sujet d'Albert P. Ryder dont tu parles, y'a moyen de le trouver quelque part ? Comme je disais je n'y connais rien mais je serais pas contre étayer ma pauvre culture picturale. :hap:

Moholy-Nagy
Niveau 3
07 mars 2021 à 22:36:50

C'est en fait à partir de cet article de Ryder que j'ai été amené à développer le sujet. J'ai écrit des sortes de notes à la première personne, en m'inspirant de son œuvre et sa vie. Voici le texte :
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LE SAUVAGE DE NEW BEDFORD

LES QUAKERS DES MERS Entre la Guerre de Sept ans et celle de Sécession, il n’était pas rare, à New Bedford, que l’on pratique la chasse à la baleine. La ville vivait son âge d’or, dans le sens où elle était la plus riche du monde en nombre d'habitants, et la communauté y était cosmopolite. Vous pouviez reconnaitre en longeant les quais les voix d’un Quaker à l’accent ghanéen discutant avec un natif en portugais sans vous arrêter, interloqué, et ensuite raconter à vos copains autour d'un café à l'Herman's Dick la scène pittoresque à laquelle vous veniez d'assister ; en effet, ça n'aurait étonné personne et on vous aurait trouvé bizarre à relever ce qui fait le charme évident de la « Whaling City ». À l'origine, les terres de New Bedford étaient occupées par les Wampanoag, mais au XVIIe siècle elles furent cédées aux Quakers, à l’issue d’un accord où une partie était au fait du concept de propriété privée et l’autre non. Ce qui entraîna quelques heurts. On raconte que les Quakers marquèrent la ville de leurs idéaux pendant des décennies. Ce serait grâce à leur influence que la ville devint une destination du Chemin de fer clandestin, accueillant ainsi beaucoup d'esclaves en fuite. On raconte aussi que l'embauche y était facile, et qu'un Noir pouvait devenir capitaine de baleinier. Parmi les invités d'honneur qui sont passés dans le coin, on retiendra Mr Douglass, un ancien esclave qui deviendra un célèbre abolitionniste, Mr Cunningham, un riche immigré irlandais, inventeur fou d’une torpille qu’il testa un jour dans la rue, Mme Equi, une anarchiste lesbienne, médecin des pauvres, et bien sûr, le VIEUX PEINTRE RUSTRE.

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L'Ombre de Clarks Cove

Né en 1847 à New Bedford, ville portuaire de l'état du Massachussetts, Ryder restera marqué par la vie maritime qu'il connue dans sa jeunesse. Dans ses peintures de la mer, un duel entre la brume et la lumière se jouait. Avec ses techniques barbares (cire de bougie, bitume, mélange de résine et de vernis...) et avec le temps, la surface de ses toiles se craquelait, s’assombrissait. Il passa la fin de sa vie à tenter de retrouver la première lumière de ses toiles, la première illumination.

VU DU PORT, une nuit où les marchands déchargeaient l’ambre gris et le spermaceti tout frais, on pouvait distinguer sur l’autre rive une ombre qui semblait engloutir la falaise. La lune, plus joyeuse qu’à son habitude, était vêtue d’une lourde robe qui s’échouait sur la crique. Mais cette ombre... était-ce Mère baleine, qui se reposait de sa lutte quotidienne contre les hommes ? était-ce l’apparition de ce vieux navire hollandais, qui donne aux marins des sommeils agités ? ou était-ce mes deux globules qui saturaient d’avoir avalé toute la journée le sel marin ? Cette nuit que je passais à peindre à la lueur d’une bougie, au milieu des pêcheurs trébuchant sur mon chevalet et sur ma barbe qui trainait sur le ponton, je l’emporterai sous le bras pour le reste de mes jours, de Suisse en Toscane, de Paris à New York.

Ah, quel noir éclatant ! Quand je m’endormais, le soir, dans cette chambre à l’est du Washington Square, bien des années après cette scène de ma jeunesse ; je voyais cette tache changer de forme de seulement quelques millimètres, mais je la sentais vibrer, manger une partie du ciel et noyer le large sous le sable ; je m’empressais de mettre la main sur cette vieille peinture qui trainait quelque part avant que ces visions ne m’échappent. Cette cérémonie se prolongerait au-delà du siècle à venir.

L'Esprit de West Wind Shores

Avant qu'il ne s'installe définitivement à New York en 1870 pour y étudier à la National Academy of Design, Ryder commença par peindre des scènes pastorales. Quand il lui arrivait de représenter des hommes dans ses paysages, il le faisait à grand coup de couteau, sans cerner les contours ni les visages, comme s'il s'agissait de brèves apparitions qu'il n'eut pas le temps de figer sur ses toiles.

IL EXISTE À PLYMOUTH un petit village troué d’une multitude d’étangs aux reflets aussi larges que le ciel. Durant l'automne 68 je m’y rendais chaque matin pour y passer la journée et je retournais à New Bedford avant les premières teintes du soir. Déjà à cet âge, ma vue ne me permettait pas de m’aventurer trop tard, bien que j’empruntasse les mêmes sentiers quotidiennement. A l’époque, le pâturage où je plantais mon chevalet était peu fréquenté des peintres ; on n’y trouvait que quelques silhouettes de bergers qui ne prêtaient pas attention à mon activité consistant à leur offrir, peut-être, une petite immortalité anonyme.

La nuit singulière que je tenterai de rapporter ici n’aurait pas eu lieu si cet après-midi-là, qui présentait un temps plus trouble et électrique que d’ordinaire, je m’étais résolu à ranger mon matériel et à quitter les lieux à temps avant que le ciel ne se ternisse. Au lieu de quoi je restais sans voir les heures défiler pour ne rien manquer de ce spectacle, à transpirer devant ma toile comme un général confédéré devant un régiment de nègres. Quand je me résignais à rentrer, la nuit était déjà tombée et, après quelques miles parcourus, pensant m’orienter grâce aux étoiles, j’admettais que j’étais perdu. Je m’arrêtai sur le bord de la route dans l’espoir qu’une âme passe par là et m'indique la bonne direction. Bientôt, je tombais dans un demi sommeil, souvent interrompu par les petits bruits des bêtes qui profitent de notre repos pour investir les lieux en douce.

Ma tête tanguait sur mon tronc quand je fus réveillé par des pas lointains qui faisaient penser à ceux d’un cheval. Quand les bruits de sabots arrivèrent à mon niveau je pus me présenter. Je ne savais à qui je m’adressais ; seul le blanc des yeux de l’animal m'était distingable. Au son de ma voix ce dernier s’arrêta, mais je ne reçus aucune réponse de la part de son maître. La présence émettait une très forte odeur d’algues qui, étonnamment, ne m’était pas désagréable, mais il m’était impossible de cerner la silhouette ni du cheval ni de son maître. Devant ce silence, qui dura bien deux minutes et qui n'avait rien de rassurant, je n’osai pas sortir un mot de plus et préférai faire quelques pas en arrière en espérant me dissimuler dans le noir. Une brindille craqua sous mon pieds et le cheval émit un soupir gras ; je pris la fuite à travers le champs qui se trouvait dans mon dos, abandonnant toute ma peinture sur le sentier. L’opacité de l’air ne me permettait pas de me situer, mais je courrais, au centre de nulle part, jusqu’à ce que j'aperçoive deux petites lumières rouge au loin. Je continuais dans cette direction, espérant y trouver une trace de civilisation, et j'eus l'impression de traverser tout le Massachussetts.
Comme un harpon soudainement planté dans le cœur d’un cachalot, l'empreinte d'une paume barra ma trajectoire et coupa ma respiration. Je m’échouai dans la terre humide. Allongé là, l'univers m'apparaissait comme un large trou au-dessus duquel j'étais suspendu. Parmi les étoiles, il y en avait deux, d’un rouge tranchant, qui semblaient pénétrer notre atmosphère. Je fermai les yeux, espérant que tout ceci ne fut qu’un cauchemar, mais l'odeur des algues que je sentis plus tôt remontait à la surface et un poids brûlant s’enfonça contre mon bassin. Ma bouche était prête à hurler et mon corps à s’échapper mais je fus prit de paralysie. Toute mon énergie était absorbée par ce parfum aigre, dans ce corps visqueux qui m’enveloppait et dont les extrémités vibraient comme les doigts d’une araignée qui habille son futur dîner. Un cri que je ne pus anticiper sorti enfin du fond de mes entrailles en même temps qu’un grave hennissement qui fit vibrer la terre. Je sentis son souffle directement dans mes tympans et je croyais entendre prononcé le prénom de Desdémone. La seconde d’après, le calme nocturne était revenu. Je n’eus pas la force de me relever et m’endormis, les membres tout engourdis, pendant que les sauterelles de West Wind Shores se ciraient les pompes en cœur.

À mon réveil, les épis de maïs, soufflés par la brise, striaient la clarté du ciel. Après avoir repris mes esprits, je n’eus pas de mal à retrouver mon matériel de peinture et à reprendre la route vers New Bedford. Les semaines qui suivirent, quand je passais par ce même sentier en fin d'après-midi, il m'arriva d'entendre encore le prénom qui s'était glissé dans mon oreille lors de cette nuit étrange. Je l'entendais dans le vent, dans les arbres, dans la terre. La première inquiétude était progressivement nuancée par une excitation qui parcourait la surface de ma peau, et je me mettais à la recherche de la moindre aspérité que pouvait présenter l’horizon, dans l'espoir irrationnel de découvrir quelle était la forme de ce souffle, de cette odeur, de cette brûlure qui m'avait fait me sentir plus vivant que jamais. Mais j’ai souvent parcouru les terres de West Wind Shores et je devais admettre que j’étais seul au milieu de ces champs. De toute ma vie, jamais je n'ai rencontré de femme s'appeler Desdémone.

Moholy-Nagy
Niveau 3
07 mars 2021 à 22:39:21

La Matière noire de Merzouga

Dans les années 1880, Ryder commençait à exposer, à être reconnu et à se lier à d'autres peintres qui, comme lui, étaient rejeté de l'Académie, qu'ils rejetaient en retour. Cette période fut la plus productive du peintre, qui visita l'Italie, la France et l'Afrique du Nord. Bien qu'il refusât qu'on l'associe à un courant en particulier, on sait que lors de ses voyages en Europe il fut en contact avec l'École de Barbizon et celle de la Haye, dont l'influence est notable. En revanche, il ne cacha pas ses inspirations extérieures à la peinture. On retrouve dans ses toiles des personnages de la Bible, Shakespeare ou encore Wagner. Le monde spirituel de notre misanthrope prenait ainsi sa source dans ce grouillement d'images et de rencontres.

UNE NUIT, j'ai dormi dans le désert de Merzouga. J’étais allé trop loin de la petite ville où j’avais atterri mais, par un heureux hasard, je croisai la route d’un touareg. Ne sachant pas où je cherchais à me rendre, je ne lui demandais pas mon chemin. Son nom était Yûnus. Il m’offrit une galette trempée dans un lait relevé et une place sous son toit. Sa conversation était très agréable. Toute la soirée nous bûmes de la liqueur d’orange pour nous éviter de chercher à comprendre ce que disait l’autre. Ce qui me convenait : sa langue m’évoquait celle d’une sage créature d’outre espace. Je lui récitais des poèmes de Wordsworth et j’aimais à penser qu’il me répondait dans le même registre. Quand nous nous décidâmes à dormir, il me laissa occuper la tente en sa compagnie.

La Terre portait mon empreinte cette nuit-là, et je la sentais directement sous ma peau. Je n’avais aucune pensée pour le lendemain, trop pris dans l’appréciation de ce léger vent qui m’enveloppait ; ce vent préservé de toute particule industrielle, que j’imaginais semblable à celui qu’on respirait aux premiers siècles. Yûnus ronflait comme un béluga et, dans mon léger sommeil, je m’imaginais dans le ventre de la bête, bercé par le rythme de sa digestion, sans aucune peur. Dans cette pleine sérénité, je ne fus pas surpris quand je devinai des silhouettes au travers de la tente. Un homme monté sur un dromadaire discutait avec trois jeunes filles sans remarquer, me semblait-il, notre présence. Ce qui me parut étrange est qu’ils parlaient une langue qui m’était presque intelligible. L’homme se vantait d’une matière noire qu’il avait trouvée dans le désert, loin d’ici, et qu’il ferait fortune une fois arrivé à Tanger. Les jeunes filles le prévenaient que cet or noir qu’il possédait lui ferait connaître une tragédie s’il ne s’en débarrassait pas au plus vite, ce qui fit rire l’aventurier qui se badigeonna la peau de son trésor. L’instant d’après, une ombre envahit toute la surface de la tente tandis que les parois se mirent à onduler vivement. Il me fut impossible de suivre ce qui se joua par la suite et, dans ma confusion, je fus secoué par Yûnus qui me signifiait qu’il était l’heure de prendre la route avant que le soleil ne se lève.

Le soir-même, une fois arrivé à Tanger, je me trouvais au marché à négocier quelque article odorant avec un poissonnier, quand j'aperçus plus loin un homme qui se tenait droit au milieu de la foule indifférente. Il était recouvert d'une matière sombre et brillante. Je m'approchais, intrigué, abandonnant le poissonnier dans la partie que nous avions entamée, et visiblement j'étais le seul à trouver étrange cette performance, qu'hommes et femmes contournaient tout naturellement. Je vis l'homme peinturluré de noir craquer une allumette et me dévoiler toutes ses dents, y compris celles du fond. Une douce lumière lavande se mit à parcourir son corps de bas en haut et, après quelques instants, une lourde fumée stagna au sol, avant d'être avalée sous terre. Il ne restait plus rien de lui. Pendant que des sensations épileptiques m'évoquant la nuit passée me revenaient dans un léger vertige, toute la population s'attroupait autour du nuage. Ce soir-là, les commerçants ne vendirent plus rien et les passants se dévorèrent les uns les autres dans l'espoir de pouvoir tremper un doigt dans la flaque noire qu'avait laissé derrière lui le damné.

La Punaise de Greenwich

En 1913, New York accueillait la plus grande exposition d’art moderne qui s’était jamais tenue sur le continent : l’Armory Show. À côtés des toiles de Cézanne, Kandinsky et Hopper étaient accrochées celles du vieux Ryder. Pendant ce temps, alors que collectionneurs et faussaires spéculaient sur son œuvre, le peintre, indifférent à toute cette pagaille, vivait ses dernières années au cœur de la bohème, dans une solitude à l'image de ses toiles : couverte de nombreuses couches de poussière qu'il ne se décidait pas à sacrifier.

TOUT LE MONDE au Village la connaissait de réputation, mais peu eurent la chance de la rencontrer dans leurs draps ! La première chose que je remarquai en sa compagnie est qu'elle n'était pas si loquace que ça. Après tout ce qu'on racontait à son sujet : ces nuits blanches « au gouffre de la vie » à siffler des airs du Bayou, à débattre sur l'avenir du socialisme en Amérique ou à se demander ce que manigançaient tous ces immigrés qui implantent de gigantesques lanternes magiques au fin fond de la Californie… Ce premier tête-à-tête dénotait avec tout ce que j’avais pu entendre.

Vers quatre ou cinq heures ce matin, je fus réveillé par une forte démangeaison au niveau de la cuisse. Je découvrais une petite créature au teint basané, assise sur le rebord de mon matelas, les pattes se balançant dans le vide et le regard lui aussi dans le vide. À son allure, ça ne pouvait être que la Punaise de Greenwich qui décuvait d'une de ces folles nuits dont elle a le secret. Je lui demandai comment elle était entrée mais elle ne sembla pas entendre. Profitant de sa présence fortuite, j’allai à la cuisine me préparer un café et lui en proposai un également. Elle ne répondit pas. Allongée sur sa carapace, elle fixait un détail du plafond. Ah ! quelle situation embarrassante que de se retrouver là, hôte de la reine des bohémiens, et que celle-ci ne démontre aucune considération à votre égard !

C'est quand son regard se porta enfin sur le mien que je compris : dans ses minuscules yeux brûlants se devinait un profond blues. Un autre détail du plafond attirait maintenant son attention. Je bus mon café sans chercher à l'incommoder davantage. Les premiers rayons du jour commençaient à s'infiltrer par les persiennes de la chambre et j'assistais à un tourbillon de minuscules traits blancs enfermés dans des parcelles de vide. Je jetai un œil par la fenêtre de la cuisine ; la même chorégraphie que la veille se jouait dans la rue. Les toiles entassés ça et là dans la cuisine ne m''apportaient aucune chaleur. Le fond de la tasse était froid. Je me tournai vers la chambre et me mis à observer cette légende qui dormait dans mon lit. C'était apaisant de l’avoir près de moi ce matin-là. •

https://www.zupimages.nett/viewer.php?id=21/09/mwam.jpg

_Niko360_
Niveau 10
08 mars 2021 à 15:28:24

C'est original, ces courts épisodes racontés à la première personne et teintés d'un peu de surréalisme. On a l'impression que les perceptions de Ryder évoluent au fil de l'article et du temps, que ses visions prennent de l'ampleur et qu'il finit par les accepter (ça doit être apaisant d'avoir dans son lit une punaise qui a le blues). Est-ce qu'il souffrait réellement d'hallucinations de ce genre ? En tout cas c'est drôlement agréable à lire !

CashRoyal
Niveau 10
10 mars 2021 à 12:27:42

Très enrichissant et très agréable à lire. :ok:

Rien que pour avoir évoqué le tonalisme, qui est mon mouvement préféré, et pourtant si peu connu, tu mérites tout le respect :ok:

Moholy-Nagy
Niveau 3
10 mars 2021 à 14:06:29

Pfou, vous me faites immensément plaisir, merci ! Merci d'avoir pris le temps de lire et de m'avoir partagé votre ressenti.

_Niko360_ : Belle interprétation, je n'y avais pas pensé, consciemment en tout cas. De tout ce que j'ai pu lire sur Ryder, rien ne me fait penser qu'il était sujet aux hallucinations. Mais le peu d'éléments biographiques trouvables sur internet ne m'incitait pas partir dans une direction réaliste. Et aussi, sa peinture étant si surnaturelle, même dans ses marines ou ses scènes campagnardes, que j'ai voulu mettre ça en avant : "à quel point pouvait-il être absorbé par son sujet quand il le peignait pendant des années, avec un tel acharnement, un rapport à la matière aussi brutal et une telle luminosité ?" Les deux éléments biographiques sur lesquels je suis parti c'est finalement sa mauvaise vue (enfin, mauvaise, dans quel sens ?), sa solitude, et les lieux qu'il a fréquenté (je me suis permis des libertés pour le désert de Merzouga et West Wind Shores, mais ça reste plausible qu'il soit passé dans les environs). Mais une grande partie du texte évoque ses peintures.

CashRoyal : ça fait plaisir, encore une fois, de trouver un lecteur qui porte certainement un plus grand intérêt à cette peinture, que je ne connaissais pas il y a un mois, lol.

Moholy-Nagy
Niveau 3
26 mars 2021 à 22:53:21

Finalement j'ai retiré la première partie du journal, que je trouve trop naïve et bancale. Cette Histoire de la peinture américaine devrait commencer avec deux petites parties qui commencent dans les années 1850 pour finir en 1908, quand huit peintres firent sécession de l'Académie pour monter leur propre exposition. Ce sont ces peintres dont il est question dans la partie qui suit. Merci pour vos éventuels retours :coeur:

Lien vers la page du journal : https://zupimages.net/viewer.php?id=21/12/dmel.jpg

UN RÉALISME PITTORESQUE

Au tournant du siècle, l'Amérique entière est remuée par les muckrakers, ces nombreux journalistes qui dévoilent les zones noires de la société, allant de la corruption en politique à la vie déplorable dans les taudis. Alors que la tendance est aux écrivains et photojournalistes qui mettent les pieds dans la boue pour faire réagir, la peinture bourgeoise et immaculée est encore dans les goûts. C'est la vaste descendance d’Henri qui vient, à son tour, ajouter une couche à cette peinture d'une Amérique marginale, populaire, souterraine. La critique les appellera parfois les « apôtres de la laideur ». L'Histoire les retiendra sous le nom d'Ashcan School, ou « École de la poubelle ».

L’Encre rouge

L’Immigré Hollandais, l’utopiste, l’anonyme... on ne sait pas grand-chose sur Piet Vlag : à peine débarqué à New York qu’il le désertait. On le vit pour la dernière fois en 1911 dans un bureau de fortune avec ses chaussettes étendues à la fenêtre et des chiures de gomme collées au front. Il taillait un crayon jusqu’à l’ongle sans s’en rendre compte tout en faisant de grands gestes. Il avait l’air de vivre l’ultime tourmente qu’un homme peut connaître quand il voit sa petite entreprise s’effondrer. Tout ce que voulait Piet était de faire entendre la voix prolétarienne par le biais d’un journal gratuit et illustré. Il l’avait appelé The Masses. Mais il devait se rendre à l’évidence que son idée de coopérative était tombée à l’eau...

C’est pourquoi, après cinq numéros, il quittait son bureau et se lançait dans un projet d’une autre envergure : gagner la Floride pour y faire on ne sait quoi. S’il y est parvenu, c’est une autre affaire. D’après des témoignages plus ou moins sûrs s’étalant sur tout le siècle et en divers États on aurait aperçu, depuis cette date, une silhouette sillonnant le long des voies ferrées qui parcourent la côte Est. Tous l’auraient identifiée en de mêmes termes : ils affirment avoir vu un Hollandais révolté courant à toute allure, ou au ralenti — les sources se contredisent — comme dans un mouvement perpétuel. C’était peut-être son destin de n’exister sur aucun point géographique et de ne laisser derrière lui qu’une identité aussi sommaire que « Piet, le socialiste excentrique qui nous a légué ses chaussettes humides et les germes du journal le plus insolent de Greenwich ».

En effet, après son départ, une poignée d’activistes en devenir allaient honorer les ambitions du Hollandais en propageant leurs idées dérangeantes à travers le pays. Poésies, reportages et illustrations servirent les causes du féminisme, des Noirs et des grévistes. Mais quand The Masses s’opposa ouvertement à la conscription lors de l’entrée en guerre, c’en fut de trop et un procès fut intenté envers ses rédacteurs. Après des délibérations confuses et un boycott des diffuseurs, la revue grinçante de Greenwich finit par s’éteindre. Entre temps, les écrivains Jack London et Upton Sinclair avaient soumis leurs proses aux Masses, ainsi que le communiste John Reed, la réformatrice catholique Dorothea Day et l’illustrateur Art Young.

En 1913, l’insoutenable aliénation des mineurs de Ludlow, dans le Colorado, conduit à une longue grève violemment étouffée par la garde nationale et les regards quelque peu contrariés des Rockefeller qui possèdent les mines de charbons. Le « Massacre de Ludlow » fait la une des Masses, qui choisit pour illustrer sa couverture un dessin de Sloan. Présent aux toutes premières heures des Masses, le peintre de l’Ashcan School n’en est pas à sa première contribution bénévole pour la revue. Adhérant au parti socialiste, il travaille pour la revue aux côtés de Bellows, qui fréquente la gauche radicale, et d’Henri. Sous l’influence de ce dernier, qui enseigna la peinture à Edward Hopper, Joseph Stella et Rockwell Kent, ils ont pour ambition d’écraser l’impressionnisme ambiant, qu’ils désignent comme un art bourgeois, et de descendre dans la rue pour capturer, avec un trait lâche, rapidement exécuté, la vie d’une population qu’on n’avait pas encore représentée en Amérique.

Moholy-Nagy
Niveau 3
26 mars 2021 à 22:57:56

Le Charme discret des encombrants

Numberless crowded streets —
high growths of iron, slender, strong,
light, splendidly uprising toward clear skies…
Immigrants arriving,
fifteen or twenty thousand in a week;
The carts hauling goods—
the manly race of drivers of horses—
the brown-faced sailors...

Walt WHITMAN, Mannahatta, 1860.

Cousin éloigné de Mary Cassatt, Robert Henri étudie à la fin des années 1880 à l’Académie Julian et s’intéresse à l’impressionnisme. Ayant pour modèles Zola, Thoreau, et Whitman ainsi que ce peintre qui rapporta une motte de terre de Barbizon sur le continent, Henri et ses copains de Philadelphie, Sloan et Luks, voulaient que la peinture s’apparente au journalisme, qu’on sente la boue et la transpiration. Si quelques-unes de ses toiles révèlent l’âme silencieuse des rues newyorkaises, ce sont les sujets, plus que leur milieu, qui intéressent Henri, et il se distingue plus par le choix de ses portraits — gamins des rues, Noirs et Amérindiens — que par son approche picturale. Il rejette la peinture sophistiquée d’un John S. Sargent qui exécute à la même époque les portraits, mentons relevés, de Rockefeller et des présidents Teddy Roosevelt et Woody Wilson — mais il s’éloigne tout autant du réalisme rigoureux d’Eakins —, et leur préfère les marginaux choisis par Géricault un siècle plus tôt. Dans un des portraits d’Henri (Laughing Boy, 1907), le rire du garçon se lit dans tous les gestes du peintre. Plus expressionniste que réaliste, il fait converger les traits du visage comme une toile d’araignée vers le coin de l’œil, en juxtaposant des tons chauds et blancs ; il ne reste que la chair explosant sur un fond noir — l’impressionnisme n’était déjà plus pour lui qu’un « nouvel académisme ».

Contrairement à Henri, les figures intéressent moins George B. Luks que l’esprit de communauté, qu’il entrevit déjà, enfant, lorsqu’il côtoyait les mineurs de charbon à Pottsville, en Pennsylvanie. Après avoir quitté, dans les dernières années du XIXe siècle, les planches du populaire Yellow Kid, Luks ne perdit pas de temps pour s’intéresser aux immigrés entassés dans les rues ou aux fumées industrielles donnant à New York des airs de cendriers pleins à craquer. Suivant la doctrine de son mentor selon laquelle
« une chose qui est finie est morte », les visages de Luks ne sont faits que d’un large coup de pinceau et il donne à ses toiles un aspect de vitrage opaque qui dénote avec la ligne claire qu’il employait dans les comics de sa précédente carrière. Un siècle plus tard, on peut être pris par le désir inassouvi d’en savoir plus sur ce monsieur au chapeau qui lit le journal tête baissée, assis au pied du perron d’un immeuble, sur ces fillettes qui s’amusent sans un jouet dans l’escalier, et sur ces femmes qui les surveillent, sans trop oser s’éloigner de la porte d’entrée dont le noir intérieur ne nous laisse que le fantasme d’une vie plus grande encore (On the Steps).

À une autre extrémité mais dans le même Lower East Side, Jerome Myers construit un monde féérique à partir d’enfants qui s’amusent dans les rues, qu’il met en scène comme des poupées articulées vivant leur vie parallèlement au monde terre à terre de leurs parents. Tandis qu’un photographe comme Jacob Riis met le spectateur face à une réalité ouvertement dérangeante en pénétrant dans les chambres délabrées des quartiers d’immigrés et en dévoilant les visages défaits des gamins délaissés, Myers, qui s’intéresse aux mêmes quartiers, en donne une version pittoresque et amoureuse : « D’autres y ont vu la laideur et la dégradation, j’y ai vu la poésie et la beauté. » Mais paradoxalement, ces enfants-poupées, que le peintre devait trouver attendrissants, peuvent paraître effrayants tant leur accoutrement et leur petit monde joyeux paraissent factice.

Les visages abjects de la foule, les figures déformées des joueurs ; l’immense appétence qu’elles ont de se rencontrer, de se heurter, de se confondre : avec ses corps de boxeurs peints comme de la viande rouge ou du Bacon, ses spectateurs qui semblent sortir d’une illustration de Daumier et ses lithographies charbonneuses pour les Masses, George Wesley Bellows présentait, au contraire de Myers, l’une des peintures les plus viriles que l’Amérique ait connue. Son nom et sa gueule de gangster sympathique à la George Raft en attestent. Alors que certaines de ses peintures sont rugueuses, prises dans l’action — même quand il n’y en a pas —comme un de Kooning qui aurait oublié d’être abstrait, d’autres au contraire, qui mettent en scène des arrestations de voyageurs clandestins ou les violences civiles des Allemands pendant la guerre, se rapprochent d’un Benton par leur presque maniérisme — on ressent en tous cas le savoir-faire d’un illustrateur de presse.

Avec les mêmes couleurs que Bellows, mais la brutalité en moins, John French Sloan s’intéresse autant aux restaurants fréquentés par la petite bourgeoisie que par la vie domestique et les bistrots. Il se place, comme Myers, dans une recherche de gaieté du quotidien, et se défend d’avoir pu faire transparaitre dans ses peintures, au contraire de ses publications dans les Masses, une certaine conscience sociale. Une des différences entre la peinture de Hopper, qui refusa qu’on l’associe à l’Ashcan School, et celle de Sloan, est que chez le premier l’air stagne et ne vient pas déranger la stabilité des éléments, quand chez le second on sent un léger souffle qui fait se gondoler l’ensemble. Le tout est souvent accompagné de troupeaux de pigeons qui s’envolent au-dessus des toits du monde. Ses métros aériens, ses lumières des gratte-ciels au loin ou ses cours d’immeubles se rapprochent de l’idéal enfantin d’un New York en pâte à modeler et pastel qu’on retrouve dans le dessin-animé Hey Arnold !

La fougue des premières années s’étant dissipée, Sloan s’intéressera particulièrement, à partir des années 1920, aux paysages du Nouveau-Mexique pour le reste de sa vie. Comme un enfant à qui on aurait donné ses premiers crayons de couleurs, il est si émerveillé par les montagnes, la végétation et la culture des Pueblos que sa peinture finit par surpasser la naïveté de certains peintres de l’Ouest du siècle précédent 2. — Ne sachant pas se décider entre le rouge et le noir, les montagnes se séparent, aidées par la traversée d’une rivière orangée. Un homme apparait, sur un sentier, monté à cheval. Par moment, on peut trouver du vert. L’homme est l’énième aventurier solitaire de l’Ouest. La route qui lui reste à parcourir paraît sans fin (Chamma Running Red, 1925). Bellows, lui aussi, s’éloignera de la vie urbaine et préfèrera les marines et la vie domestique. Il sera très demandé en tant que portraitiste et sera même élu à l’Académie. Il s’éteint, assez jeune, en 1925. Luks, qui était un fin connaisseur de bières et de rixes de comptoirs, et qui aimait à se considérer comme le « mauvais garçon de la peinture américaine », fut retrouvé blessé à mort dans une rue, par un matin d’hiver, en 1933. Henri poursuivra ses portraits sans distinction de classe et Myers, imperturbable lui aussi face à la modernité, ne changera rien à sa peinture.

Les Rebelles conservateurs

Si leurs ambitions étaient loin d’être aussi modernes que celles de leur contemporains européens, ni aussi réformatrices que celles de certains photographes, les peintres de ce début de siècle se distinguent peut-être par leur documentation assez large de la ville moderne. Déjà, une génération plus tôt, des peintres dits « naturalistes » avaient représenté les travailleurs avec un trait plus précis et dans des teintes plus crues et que celles, plutôt édulcorées, de l’Ashcan School3. Leurs sujets étaient les paysans et leurs décors étaient les champs et les tavernes. Avec l’Ashcan School, une nouvelle population est représentée, celle des immigrés vivant dans les quartiers populaires, fréquentant les cinémas, les bistrots, les rings et travaillant sur les quais. On peut se demander si les sujets qui s’offraient à eux n’étaient finalement pas plus ancrés dans le nouveau siècle que leur peinture.

Stuart Davis, qui incarne la première génération de peintres modernes américains et qui fut l’élève d’Henri, dira de l’Ashcan School qu’elle n’avait fait que déconstruire l’académisme pour ne rien bâtir dessus. On pourrait nuancer ce jugement, louable concernant les peintures en elles-mêmes, en rappelant qu’Henri contribua à promouvoir le premier mouvement abstrait d’Amérique, le synchromisme ; que Bellows était directeur associé de la Society of Independent Artists, aux côtés de Duchamp — mais il était trop conservateur pour accepter d’exposer son Urinoir —, Man Ray, Marin et Sloan ; et que ce dernier, qui devint directeur de la Society jusqu’à sa fermeture, fit connaître à New York l’art amérindien et les muralistes Rivera et Orozco.

Quand la fusion des Eight et de l’Ashcan School présente, en 1910, quelques 500 œuvres d’artistes américains dans un local loué à New York, c’est une nouvelle fois une victoire remportée sur l’Académie tant le public newyorkais répond présent, mais aussi un nouvel échec en termes de ventes. Trois années après cette exposition, Walt Kuhn, l’un des organisateurs, sera à l’origine d’une exposition d’art moderne qui allait défigurer pour toujours la peinture américaine qui, jusque-là, ne s’étaient pas confrontée, ou si peu, aux fauves, aux expressionnistes et aux cubistes. •

.....

1. « D’innombrables rues surpeuplées — de fortes croissances de fer, élancées, solides, légères, se révoltant vers un ciel dégagé ; Immigrants arrivant, quinze ou vingt mille en une semaine ; Les charrettes transportant des marchandises — la race virile des conducteurs de chevaux - le visage brun des marins... »
2. Frederic REMINGTON, Harvey DUNN.
3. Jules BASTIEN-LEPAGE, Vincent VAN GOGH, Jules BRETON, Julien DUPRÉ, Léon LHERMITE, Daniel RIDGWAY KNIGHT pour leurs scènes paysannes ; Constantin MEUNIER pour ses ouvriers à l'usine.

_Niko360_
Niveau 10
03 avril 2021 à 22:22:37

Je me permets d'up, j'ai encore une fois beaucoup aimé ton dernier article sur l'Ashcan School ! Et puis ça rend vraiment bien dans le format journal.

Moholy-Nagy
Niveau 3
23 avril 2021 à 01:15:20

Merci Niko, ça fait plaisir. Je fais une pause dans l'écriture en ce moment et finalement je ne garderai rien de ce que j'ai posté à part le texte sur Albert P. Ryder. Si je continue, je m'écarterai le plus possible de l'approche informative et descriptive ; à mesure que je lis sur le sujet je me rends compte que je peux pas prétendre à vulgariser une histoire de la peinture américaine sans tomber dans l'inexactitude, le superficiel, et les raccourcis que je serais incapable de développer.
Le dernier petit truc que j'ai écrit devrait s'insérer - ou non - dans le chapitre qui suit l'Aschcan School : les avant-gardes des années 1910. Je ne sais pas encore comment écrire là-dessus, j'ai juste écrit une lettre qu'aurait pu écrire un peintre que j'aime beaucoup, Patrick Henry Bruce.
L'introduction est censé être une entrée amenant au chapitre. Confus tout ça :(

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georgia & alfred Montagnes et hippocampes, spirales et éclats de lumière ; un pigment au creux de la terre. Avant de devenir une icône du féminisme et de se faire connaître par son Nouveau Mexique tortueux et ses pétales de fleurs sinueux, Georgia O’keeffe dessinait d’humbles petites choses humides. En 1916, alors qu’elle enseignait à l’université de Caroline du Sud, elle apprit qu’une galerie newyorkaise exposait ses aquarelles à son insu. Le marchand, en recevant ses œuvres par une amie de l’artiste, aurait dit qu’elles étaient « les choses les plus pures, les plus belles et les plus sincères » qu’il ait vu dans sa galerie depuis longtemps, et n’aurait pas pu attendre un jour de plus pour partager son enthousiasme. Huit ans plus tard, Georgia et lui se mariaient. Il s’appelait Alfred Stieglitz, portait une lourde moustache et était photographe. Quand il inaugura en 1908 sa galerie 291 dans la Cinquième Avenue, Alfred entendait établir un dialogue entre la photographie, la sculpture et la peinture des différents continents ; entre les avant-gardes et les arts primitifs. Son entreprise était assez inédite : à l’époque où il ouvrit sa galerie, personne ou presque en Amérique n’exposait Picasso, Matisse, Cézanne, ni les modernistes américains. La photographie, quant à elle, était plus considérée comme un support documentaire que comme un moyen d’expression. La grande aventure de 291 durerait jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis, et se clôturerait par une exposition consacrée à la jeune Georgia. L’année précédant sa fermeture, la galerie promouvait également, avec l’apport de dix-sept artistes, la peinture moderne en Amérique. La tendance était alors au « synchromisme », un mouvement d’avant-garde qui ne fit pas long feu. Deux peintres, pourtant, s’y accrochèrent pour faire entendre leurs innovations picturales face aux récents ismes européens. Ils s’étaient lancé dans une « course sourde au brevet ».

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STILL LIFE & VERONAL

Après avoir brièvement été l’élève de Henri, Patrick Henry Bruce s’installe à Paris, en 1903, où il fréquente le cercle intime des Stein et suit des cours à l’Académie Matisse. Régulièrement exposé dans la capitale mais quasiment anonyme dans son pays, le peintre originaire de Virginie devient l’un des seuls Américains à être reconnu par les avant-gardes. Au Salon d’Automne de 1914, ses toiles inspirées de ses amis les Delaunay sont remarquées par Apollinaire. Deux ans plus tard, les leçons cubo-synchro-orphistes étant digérées, Bruce trouvait sa propre recette, qu’il garderait jusqu’à sa mort.

Ma douce Madeleine, je n’ai pas dormi de la nuit et c’est à toi que je le dois. Durant toutes ces heures, pas moins de sept natures mortes me sont apparues dans le noir total de mon atelier. Je pense m’être enfin détaché de l’emprise cézanienne et être parvenu à construire des volumes qui tiennent comme il faut dans notre siècle — ou, plus humblement, dans les bas-fond de ton abdomen. Oui, Marcel, Sonia et Robert ont loué mes efforts pour que je devienne l’un de ces dociles copistes américains incapable de s’affirmer par leur propre verbe, mais je ne pouvais plus me contenter de reproduire des pommes vertes qui ne sont pas les miennes. Je pense enfin avoir saisi le sens de ma peinture et il est possible que cette nouvelle direction en laisse quelques uns sur la chaussée.

Cette nuit, Maddy, j’ai vu ce que Cézanne n’aurait pu voir. J’ai éclaté ton corps en une multitude de morceaux lisses et solidement encastrés les uns dans les autres ; je les ai raboté à l’aide d’un fil de fer fermement tendu entre mes poignées et, à mesure que ton odeur me faisait défaut, des chutes de métal aux surfaces parfaites et aux extrémités saillantes jaillissaient dans l’obscurité, comme pour me maintenir en vie après ton départ. Je t’ai habillée de noir et de blanc et de quelques couleurs discrètes ; je t’ai recouverte de tons et de matières que tu ne trouverais pas chez nos meilleurs couturiers... C’est sans doute le manque de sommeil, mais j’ai l’intuition que mes prochaines compositions, si elles ne sont pas célébrées de mon vivant, le seront en tout cas, inconsciemment, dans les modes futures. Je rêve à une jeunesse de fin de siècle qui transpirerait dans les formes et les couleurs que je t’ai prêtées cette nuit !

Durant les deux décennies suivantes, Bruce allait en effet affirmer son style en peignant une longue série de natures mortes géométriques, qu’il appelait ses « formes ». Il perdait par la même occasion l’enthousiasme de ses premiers admirateurs, et vécut apparemment tout ce temps dans une solitude qui lui arracha son humanité ; une solitude faite de centaines de petits volumes abstraits et froids entassés dans son atelier, dont peu de personnes furent témoins. En 1936, le peintre retournait à New York et s’éteignait, quelques mois plus tard, avec un goût dégueulasse sur la langue. Il avait détruit de son œuvre tout ce qui était en sa possession, ne laissant derrière lui qu’une centaine de toiles.

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Sujet : Essai sur l'Histoire de la peinture américaine
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