L'autre fois j'ai croisé Stanislas au bar du quartier.
J'étais assis avec un ami d'enfance qui est devenu gendarme et pratique la gonflette. Stanislas s'est pointé alors que je fixais les biceps totalement disproportionnés de mon ami d'enfance. Ses bras étaient plus gros que sa tête, alors avec la perspective, même Stanislas paraissait minuscule, par rapport aux bras de mon pote.
J'ai directement reconnu Stanislas. Personne n'a cette tête à part lui, donc c'était lui, bien sûr. Nos regards se sont croisés, j'ai souris. Il a dévié la trajectoire de ses yeux, a longé le bar vers la terrasse comme un étranger. Il était accompagné de deux garçons à peu près comme lui, avec le même look de garçon bien élevé, des petites chaussures, un petit manteau, une petite mèche au vent bien comme il faut.
Alors, tu me réponds, m'as dis mon pote, comme je ne l'écoutais plus et que je regardais Stanislas se défiler comme ça, comme si lui et moi n'avions jamais rien vécu. J'ai demandé à mon pote de répéter ce qu'il venait de dire - mon ami Arnaud- et il répéta un propos dégoûtant sur mon début de calvitie. C'était fort peu à propos surtout venant de lui, il faut savoir que les spots du bar éclairaient ses golfes proéminents... bref un combat de dégarnis.
Mais revenons-en à Stanislas, le beau chevelu et joufflu aussi. Des lèvres épaisses et pulpeuses, comme botoxées. Une petite écharpe à carreau, enfin, vous voyez. Il s'avère que nous étions dans la même classe en CE2, dans une école primaire catholique, Saint-Jean-Bosco. Cette année-là, une classe verte a été organisé. Comme une classe de neige, mais sans la neige, dans les montagnes, perdu quelque part. Randonnée, escalade, des grands espaces, des gîtes... quelques souvenirs épars, un centre éducatif avec des dortoirs, vraiment un truc montagneux que je ne peux plus situer. C'est hors du temps, hors de l'espace, dans mes souvenirs.
Stanislas et moi nous étions retrouvés dans la même chambre. Je ne comprends pas pourquoi, parce que si mes souvenirs sont bons, nous n'étions pas fan l'un de l'autre. A mon avis, le destin a voulu qu'on se retrouve ensemble, alors que dans la cour on traînait rarement à deux. Je me rappelle vaguement d'une sensation, un trouble affectif, un petit pincement qui vous prend quand vous vous rendez compte que finalement personne n'a vraiment voulu de vous et que par voie de fait, vous vous retrouvez avec l'autre type dont personne n'a voulu.
C'est difficile de disséquer des rapports d'enfants, à l'aune de mes trente-et-un ans, pourtant j'y arrive sans peine, cette sensation elle est encore vivace, dans ma chaire, toujours aussi violente, peut-être même que les années passants, elle devient plus violente encore, cette sensation. Ni lui, ni moi n'étions dupes, on savait tous les deux très bien pourquoi on se retrouvait ici, dans cette chambre avec deux lits superposés, au milieu de la montagne. Nous sommes pourtant restés cordiaux, plutôt que de faire ressurgir notre frustration quant à nos solitudes d'enfants, plutôt que de nous comparer à Benjamin Hendrix qui gagnait chaque année le prix de l'amitié.
Petite parenthèse, j'étais vraiment dans une école qui organisait chaque année des "prix", comme des awards, pour récompenser des valeurs tels que l'amitié, le travail... c'est notamment lors de l'une de ses cérémonies que j'ai pris conscience de l'absurdité du monde dans lequel on vit, tout petit mon cœur se serrait, il venait au bord de mes lèvres tellement j'étais triste de ne rien recevoir, je n'étais rien, je n'étais personne, je rêvais de briller, je rêvais d'être Benjamin Hendrix, ça me brisait et à mon avis ça en brisait d'autres, les adultes s'employaient à la destruction des générations futures avec ferveur, tout en arborant des cravates fantaisies. Je les encules !
Avec Stanislas, donc, l'ambiance était calme, on jouait au Mikado, comme deux êtres sociaux bardés de fêlures juvéniles inqualifiables. Quelque chose de tacite s'est dessiné autour de notre cohabitation. Ce jour où les gens se sont appropriés leurs chambres, allant par affinités, les uns avec les autres et que nous nous sommes retrouvés face à face, tout plein de nigauderie, affreux, stupides, malade mental alors qu'on avait à peine huit ans, tellement la société était imbuvable à notre encontre... on a compris que la vie serait dure pour nous et que pour tout le monde en général, c'était un calvaire. Lui, par contre, il était vraiment paumé, je m'en rendais compte, je ne sais pas ce que lui faisait subir ses parents, mais putain, ça devait être hard, ils devaient lui préférer sa petite sœur, ou un truc comme ça.
Si bien qu'une étrange relation s'est nouée entre nous, sans que je ne le veuille vraiment. Après tout, qui aurait voulu devenir la mère d'un enfant de huit ans, avec constamment la morve au nez ? Il agitait sans cesse ce mouchoir en tissu immonde, quand il le déroulait ça faisait un bruit de scratch, il y avait au moins deux kilos de mickeys là-dedans ! Mais c'est bien ça que j'étais pour lui durant cette semaine : sa mère. Je le consolais, il avait vraiment une vie de merde. C'est difficile, quand on a sept ou huit ans, de mettre des mots sur des concepts tels que le manque d'amour, la déréliction. Mais ça se voyait, il me foutait le cafard...
Pour évacuer ma propre tristesse, je l'imaginais crouler sous une montagne de problèmes insurmontables. Pour m'endormir le soir je rêvais que sa mère le battait, le forçait à manger des choux de Bruxelles et d'autres sales trucs, bidouillés à partir d'informations que j'entendais ça et là, sans doute au vingt-heures ; on parlait souvent des pédophiles dans l'Eglise, déjà à l'époque, et moi j'avais l'impression de vivre dans une Eglise, dans mon école il y en avait une, on était obligés d'aller se confesser, mais j'avais rien fait alors j'inventais des conneries, comme par exemple une fois j'ai dis que j'avais volé des stylos dans une trousse qui n'était pas la mienne, c'était totalement faux, juste pour faire bander ce fils de pute de curé, je me demande ce qu'il faisait en rentrant chez lui, celui-là, sans doute ses courses au magasin comme tout le monde, mais après ? mais après ? C'est ça que je voulais savoir !
En gros, si j'avais été plus pervers, Stanislas aurait pu devenir ma chienne. Je l'aurais réduis en esclavage, sous couvert de lui donner un peu d'affection. Mais non, j'étais un gamin cool, sans aucune once de méchanceté en moi. J'étais un bon camarade, bien meilleur que Benjamin Hendrix. J'aimais déjà les gens, j'étais loyal. Je mettais le doigt sur des choses qui semblaient sans doute totalement abstraites aux autres gamins de mon âge. Bizarre fossé, en plus on ne pouvait pas dire que j'étais surdoué, à l'époque je me persuadais qu'un carré pouvait rentrer dans un triangle, j'allais un peu loin dans l'abstraction, entre un retardé et un surdoué franchement la frontière est poreuse, voire inexistante.
J'essayais donc de réveiller sa force, de lui faire prendre confiance en lui. Vas-y Stan, tu peux y arriver ! Tu sais faire des choses ! Tu as un talent en toi, je ne sais pas lequel, mais il est là, il ne demande qu'à être exploiter ! Je ne lui disais pas ça texto, mais j'adoptais ce type d'attitude qui confine à l'éveil de soi. Mais il y avait du boulot... Stanislas, tes lacets. Stanislas, tu as mis ta chaussure gauche sur ton pied droit et tu arrives quand même à marcher ? - Ah c'est pour ça que j'ai mal depuis tout à l'heure ? A la ramasse, ce petit garçon, vraiment...