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Sujet : [Roman] Mes années sauvages
1
Ed_Wick
Niveau 10
06 août 2022 à 03:44:44

Bonjour tout le monde !
J'ai décidé de commencer à partager avec vous le roman que je suis en train d'écrire. J'ai déjà pas mal avancé, et me suis beaucoup relu, il est temps d'avoir des avis extérieurs, raison pour laquelle je viens vers vous. Merci d'avance !

Mes années sauvages,

Prologue, ou Anaïs,

1.

J'aime les décisions stupides et impulsives. Elles me donnent l'impression d'avoir le contrôle. Le temps que ça dure, j'envoie la raison se faire foutre. Je remplace le banal par l'événement, je change la trajectoire attendue en virage douteux. C'est l'idée que je me fais de ce que peut être la liberté : la capacité de tout changer, par une décision soudaine et radicale - aussi stupide soit-elle. C'est cette sensation de liberté qui m'a traversé, le mois d'août dernier, quand j'ai raté mon avion pour rentrer en France. On a appelé mon nom plusieurs fois, mais je n'ai pas bougé. Je suis resté assis dans le terminal - en souriant. Ce sourire du type qui est en train de faire une connerie, qui le sait, mais qui pense : rien à foutre. En quittant l'aéroport j'ai rejoint mon frère et sa femme sur la plage, avec mes valises et deux shots de tequila dans le gosier. Ils ont pris ça à la rigolade : après tout, c'était du Jules tout craché.

Et qu'importe que je ne sois resté qu'un mois de plus, tombant à moitié amoureux d'une mexicaine qui était fiancée et que j'ai vu en cachette quelques fois seulement. Au contraire c'était même mieux : il n'y avait pas de grand destin qui m'attendait, pas de grand bouleversement dans mon existence. Mais juste une course incertaine, un tourbillon de non sens qui, s'il pouvait me faire passer pour un idiot ou un inconscient, était la preuve la plus pure et la plus sincère de ce que j'étais au plus profond de moi. Si je devais être celui qui court, tombe, se perd ; à rebours et à l'envers, peu importe, au moins j'étais vivant et j'envoyais un message fort à l'univers : ni tous tes labyrinthes ni tous tes pièges mal intentionnés ne me font peur, car moi, en un clignement d'yeux, en un claquement de doigts, je peux m'élever au-dessus de tout ça et changer le cours de ma vie. Je peux reprendre le contrôle, je peux contrôler ; je contrôle.

Je plonge dans l'ivresse. N'est-ce pas contradictoire pour quelqu'un qui accorde tant d'importance à son sacro-saint contrôle ? Non, car dans mes nuits d'ivresse je n'ai jamais cherché qu'une seule chose, qu'un seul instant : celui où frappé d'une sorte de révélation, je m'éprends de la dérision. Je me moque des gens qui sont autour de moi, comme de ces lieux grossiers et hideux qui nous accompagnent ; et je me moque de moi-même et des mots qui sortent de ma bouche. Enfin je me moque du présent, qui avance à tâtons, maladroit, et surtout si minuscule en comparaison du passé. Le passé est grandiose, irremplaçable, le présent n'est qu'une vaine tentative de lui ressembler, toujours plus ridicule à mesure qu'il s'écrit. Et chaque instant qui passe m'éloigne encore plus de cet instant - originel, omnipotent - qui a préfiguré tout ce que je suis aujourd'hui. Maudit présent, dérisoire, qui ne peut ni s'arrêter ni ressembler.

C'est comme ça, je crois, que devraient commencer mes années sauvages : par une ivresse éperdue où j'évoquerais un souvenir flou et lointain qui agirait comme une malédiction - m'ayant attrapé et me tenant pris au piège. Mais peut-être qu'elle n'était qu'un mensonge ; une image cruelle, certes, mais inventée de toute pièce. Une image tronquée, un faux souvenir, une prophétie du malheur que j'aimerais me répéter et qui ne servirait au fond qu'à justifier de mon insoutenable déraison.

2.

On était le 30 juin 2014. Il faisait une chaleur étouffante. Dans le train qui le ramenait à Montpellier, Jules la trouvait insupportable. Mais plus insupportable encore était son esprit agité, ne tenant pas en place et ne lui laissant aucun répit. La période des doutes et des incertitudes était terminée. Les deux jours qu'il venait de passer à Strasbourg avaient répondu à toutes ses questions. Pourtant, il n'y avait en lui ni calme ni sérénité, mais au contraire une boule de haine et de tristesse, confuse, exaltée, qu'il trouvait répugnante. C'était précisément à ce moment-là, répugné, dans la chaleur étouffante et insupportable d'un après-midi de juin, à l'intérieur d'un train qui le ramenait à Montpellier dans la tristesse et la confusion, que commencèrent les années sauvages.

Mais avant de les décrire, et de plonger dans leur tourbillon infernal, il fallait revenir quelques mois en arrière. À une époque où les doutes et les incertitudes étaient encore lointains. À une époque où Jules, loin de s'imaginer les affres du 30 juin, se prélassait gaiement comme on se prélasse aux premiers jours du printemps. Sans le moindre souci en tête et le cœur léger, animé par la conviction d'être heureux. Il venait de terminer sa troisième année d'études. Son diplôme en poche, pour la première fois depuis qu'il était entré dans le supérieur son avenir était incertain. Plutôt que de l'inquiéter, il s'en réjouissait, embrassant cette étape floue et transitoire. Comme seule certitude future, un voyage aux États-Unis qu'il avait programmé pour l'été. Lui qui avait peu voyagé, et jamais seul, il était extrêmement enthousiaste.

Cet état d'esprit euphorique qui l'habitait à cette époque, et qui aurait pu le faire passer pour un jeune homme épanoui, était tout à fait récent. Il avait peu de fois connu de tels états dans sa vie, cette dernière s'étant d'ailleurs plutôt dessinée sous des aspects sombres et maussades. Pour le comprendre, il fallait revenir à l'enfance. Période que beaucoup chérissaient comme un âge de joie et d'innocence, mais qui à ses yeux n'était qu'une chimère. C'était l'âge auquel il avait été frappé d'une terrible révélation. Apparue de manière hasardeuse, elle n'avait par la suite jamais cessé de le hanter. C'était sa propre image, son reflet dans le miroir, dont il doutait et qu'il trouvait grotesque et incomplet, qui était la cause de tous ses maux. Parfois le rejet était tel qu'il en venait à rejeter l'existence en elle-même. De sa stupide futilité à ces vains travestissements, chaque parole, chaque acte, lui semblaient d'une parfaite médiocrité. Il voyait le monde comme un immense mensonge et, de ses yeux d'enfant, appréhendait les instants de bonheur comme des pièges, des leurres dont il ne se satisfaisait jamais.

Inutile de préciser qu'il avait ainsi vécu une vie solitaire. Ni réellement seul ni totalement malheureux, mais au fond convaincu de ne pas pouvoir être compris et de ne jamais pouvoir comprendre qui que ce soit non plus. Pour lui la vie était un échec dont il fallait ignorer le sens profond, forcément perdu, et se contenter des rares moments de joie. Il avait grandi et avait vécu avec cette idée en tête, pas toujours aussi prégnante, mais jamais oubliée, selon laquelle son passage sur terre était si bref et si insignifiant qu'il fallait se limiter au mensonge et au paraître, car sa vérité aurait été trop envahissante et aurait causé trop de souffrances.

C'était par conséquent tout à fait exceptionnel qu'il se retrouve, au printemps de ses 22 ans, parcouru d'une étrange sérénité. Rien ne pesait sur son âme jusque-là suspicieuse et agitée. Le voile s'était comme dissipé, laissant apparaître un jeune homme qui aurait troqué mines froides et sérieuses en sourires sincères. De nature casanière, il sortait davantage, se baladant dans le centre-ville de Montpellier. Au hasard de ses sorties il prêtait son attention à des choses qu'il avait jusque-là ignorées. Il avait en quelque sorte l'impression de vivre un éveil cathartique, une seconde naissance qui lui permettait de voir le monde sous un nouvel angle. Plus doux, plus optimiste, il était aussi empreint d'une sympathie singulière pour les personnes qu'il croisait. Il regardait les gens autrement, avec une empathie relevant presque du divin. Le monde, les autres, lui ayant toujours paru abscons et incompréhensibles, prenaient sens, et tous les doutes qui l'avaient accompagné depuis son enfance s'évaporaient un à un. Au point de lui paraître, avec le recul, idiots et immatures.

Comment, en quelques semaines, des idées vieilles comme son enfance pouvaient devenir désuètes ? Il ne se l'expliquait pas, mais ne s'en préoccupait pas non plus. Il aimait la personne qu'il se sentait devenir. Et il y avait une chose, plus que les autres, qui semblait l'entraîner en avant, avec hardiesse et euphorie. C'était une promesse, celle d'une rencontre. Avec une fille qu'il avait commencé à côtoyer par hasard, sur un site internet. C'était un site d'échanges autour du cinéma, de la musique et de la littérature. Il ne se souvenait plus comment il s'était mis à discuter avec elle. Mais plus les mois avaient passé et plus leurs discussions étaient devenues régulières. Ils s'étaient découverts une sensibilité commune, et de film en film, de musique en musique, s'étaient mis à partager une même bulle, autour de l'art, coupée de leurs réalités respectives. Lui, il était fasciné par ce lien qui s'était mis à les unir discrètement. Il ne l'avait jamais vu, elle ne l'avait jamais vu, ils vivaient à des centaines de kilomètres l'un de l'autre, et cependant ils partageaient une forme d'intimité. Il ne savait pas grand chose d'elle, elle ne savait pas grand chose de lui. Après tous ces mois à avoir échangé derrière leurs écrans, ils en avaient fini par convenir d'une rencontre.

Pour Jules, ce n'était pas la première fois qu'il rencontrait quelqu'un par le biais de ce site. Le premier, Guillaume, il l'avait rencontré en décembre ; le second, Jérémy, en mars. Ils étaient tous dans la même fac, et la même filière, celle de cinéma. Guillaume était en master, Jérémy, comme Jules, en dernière année de licence. Ils s'entendaient bien, et Jérémy et lui s'étaient même mis à nouer des liens assez forts. Il s'était rendu compte qu'il aimait rencontrer des gens en échangeant autour d'une passion commune. C'était moins banal et, il en était convaincu, plus personnel, plus intime, surtout lorsqu'il était question d'art. À mesure qu'ils parlaient de leurs films préférés, ils exprimaient une sensibilité propre qui donnaient des clés pour déchiffrer les personnes qu'ils étaient, capables de les rendre sympathiques et attachants par cette seule démarche.

Néanmoins, avec Anaïs, la fille de la promesse, il y avait une appréhension. Sans trop y songer, trop submergé par le bonheur et la tranquillité de cette période, il lui arrivait de s'interroger. Il se demandait si la rencontre physique allait gâcher l'alchimie qu'ils avaient. Les questions qu'il se posait étaient puériles mais inévitables : est-ce qu'ils se plairaient ? Est-ce qu'il y aurait autre chose que de l'amitié qui viendrait s'immiscer dans leur relation ? Ou bien leur complicité s'estomperait-elle aussitôt ? Ces questions ne le hantaient pas, ne lui passaient que rarement par la tête mais, quand il se focalisait dessus, lui faisaient peur. Il n'était jamais tombé amoureux, n'avait jamais connu la passion amoureuse telle qu'il la ressentait en lisant l'intensité de certains paragraphes de ses romans préférés. L'amour était encore un sentiment inconnu, fantasmé, idolâtré, et l'idée qu'il puisse plonger dedans avec cette fille-là lui paraissait plutôt inquiétante.

Il essayait d'y penser le moins possible et pour cela Jérémy était un compagnon idéal. Ensemble ils passaient des journées entières au cinéma, ou en terrasse à discuter de cinéma. Toutes leurs discussions tournaient autour de ça. Abreuvés de trois années de cours autour de leur passion, ils n'étaient toujours pas rassasiés. Il fallait qu'ils aillent voir des films, qu'ils en discutent. Que ce soit le dernier film sorti au cinéma, de qualité douteuse, ou une œuvre obscure des années 20. C'était là toute la beauté de leur relation : ensemble ils découvraient des choses, ils voyageaient au fil des images et se bâtissaient une solide amitié. Quelques fois ils parlaient de leurs propres désirs, en tant que faiseurs de cinéma (l'un se fantasmait scénariste, l'autre réalisateur), mais aussi en tant qu'hommes, et apprenaient ainsi à se découvrir encore davantage, le plus souvent dans l'intimité timide d'une salle de cinéma.

Cependant, le 12 mai, il n'y avait plus de distraction possible, aucune barrière qui puisse s'ériger devant les doutes qui l'enfiévraient parfois. C'était l'après-midi et, quelques heures plus tard, il allait enfin rencontrer Anaïs. Elle était de passage à Montpellier avec sa mère, pour une soirée seulement. Il essayait de s'occuper, de ne pas y penser jusqu'au moment où il devrait sortir pour la rejoindre dans le centre. Mais chaque idée, chaque initiative, retombaient aussitôt, et reprenait alors de plus belle dans son esprit l'enfièvrement angoissé. Il savait qu'il ne devait pas se laisser gouverner par l'inquiétude, mais déjà il se sentait perdre ses moyens, dépourvu de contrôle sur lui-même et incapable de vider son esprit. Il écoutait la même chanson de manière répétée. Il l'avait découverte dans le film qu'il avait vu la veille, et avait été aussitôt frappé par sa beauté et sa profondeur. Les sonorités oniriques qu'elle possédait et la voix plaintive du chanteur correspondaient parfaitement à son état d'esprit du moment.

Il était persuadé que, parfois, certaines œuvres nous rencontraient au moment idéal. Comme si deux trajectoires parallèles, intimement liées, entraient soudain en connivence. Et alors on s'appropriait l'oeuvre en question, comme si elle n'avait été destinée à personne d'autre que nous. Dans l'angoisse de l'après-midi du 12 mai 2014, Jules avait rencontré cette oeuvre-là et elle était devenue, à ce moment précis, sienne. À la fois reflet et incarnation. Et longtemps, longtemps, elle serait le symbole de ce qu'il avait de plus déchirant au fond du cœur. Elle serait l'hymne mélancolique de ses années sauvages. Pour le moment, dans l'instant de cet après-midi, dans le flou d'une rencontre à venir encore imprévisible, elle n'était qu'une chanson qui correspondait curieusement à son état d'esprit du moment.

En tout cas, une seule chose était certaine : il n'y avait plus de distraction ni de barrière possible. Pour dire vrai, il n'y avait même plus de temps : l'attente, qui était devenue le dernier obstacle, baissa elle-même les armes. C'était l'heure de refermer la porte et de descendre les escaliers et de prendre le chemin qui l'entrainerait jusqu'à Anaïs. Il n'y avait plus de temps ni d'obstacles ni de distractions : il fonçait tout droit au cœur des années sauvages.

Supervielle
Niveau 10
06 août 2022 à 12:27:00

1. Une entrée courte mais que j’apprécie par goût personnel, j’ai toujours eu un faible pour les incipits statiques, faisant le dévoilement de la pensée du personnage.

Du 1. Au 2. : pourquoi passer à la troisième personne ? Surtout si c’est pour garder un ton similaire à celui de la première personne

2.
« Il aimait la personne qu'il se sentait devenir. » et c’est peut-être là le problème pour notre roman :hap : à ce moment-là on se demande : mais alors, que va-t-on nous raconter ? Et là vient le One boy meets one girl, c’est commun, non pas décevant mais un poil rebutant avant de s’engager dans la suite, surtout au vu d’une écriture globalement maîtrisée.

« Après tous ces mois à avoir échangé » > après tous ces mois d’échange ?
« …ils en avaient fini par convenir d'une rencontre. »

« À mesure qu'ils parlaient de leurs films préférés, ils exprimaient une sensibilité propre qui donnaient des clés pour déchiffrer les personnes qu'ils étaient, » Oui, l’exploration de l’autre par la culture, quelque chose de plaisant à faire !

« Et longtemps, longtemps, elle serait le symbole de ce qu'il avait de plus déchirant au fond du cœur. »

« il fonçait tout droit au cœur des années sauvages. » la transition de chapitre est bien amenée en tant que fin de chapitre, moins en tant que fin de l’un de tes chapitres de ton roman : à ce stade, Anaïs est désincarnée, il me semble que tu n’as pas réussi à la particulariser.
De manière plus général, le cadre est stéréotypé, de là le risque de tomber dans un schéma et des modèles universaux. A toi de savoir si tu vois cela comme une erreur ou une volonté.
Les camarades de Jules sont-ils nécessaires ? Faut-il obligatoirement former un trio ? Guillaume n’est que mentionné, doit-il servir par la suite ? Leur présentation est soutenue par un effet de réel (mois et circonstances de rencontre…) mais s’effrite à défaut d’être réellement identifié : par leur passion pour le cinéma, ce trio ne nous apparaît que comme des clones pour l’instant.

Avis général :
J’attends la suite. L’écriture est plaisante. Je veux voir comment tu vas diriger l’intrigue (en espérant, je le précise, qu’on s’éloignera un peu de l’esprit Fic par le schéma que j’évoquais plus haut)

Ed_Wick
Niveau 10
06 août 2022 à 14:06:21

Salut ! Merci pour ta lecture et ton retour aussi rapides. 🙏

Pour la transition de la première à la troisième personne, j'avoue que j'y suis arrivé sans trop réfléchir. Mais, avec le recul, j'aime la liberté que ça me donne pour écrire. Avec des chapitres relativement longs et linéaires, entrecoupés de petits chapitres plus confus, moins datés, centrés autour du monde intérieur du personnage. Pour que ce soit plus lisible, je mets le chapitres à la première personne en italique, mais impossible à faire sur JVC. 😅

Merci pour les quelques corrections, je vais modifier. Je garde juste la répétition de "longtemps" que j'aime bien.

C'est vrai que balancé comme ça, le personnage de Guillaume paraît un peu inutile. Je vais y réfléchir. Soit je vais développer un peu plus sur ces rencontres, soit supprimer.

Pour les autres points soulevés, j'attends que tu aies un peu plus de contenu pour développer, sans avoir l'impression de spoiler. 😉

Je vais attendre lundi pour poster la suite, histoire de pas vous assomer de textes.

Ed_Wick
Niveau 10
06 août 2022 à 17:43:15

Bon après tout je peux poster, et chacun lira à son rythme. 😅
Donc voici la suite.

3.

- Oh, le garçon aux valises !
Me dit-elle en passant devant moi. Elle est à l'arrière d'un pick-up. Je suis assis en terrasse. J'ai l'air triste, je le sais. Je lui souris quand même. On s'est croisés tout à l'heure : elle était déjà à l'arrière du pick-up et moi, je marchais avec mes valises. Le pick-up s'éloigne et elle continue de me regarder d'un air mêlant amusement et gentillesse. C'est vrai que je dois avoir l'air un peu pathétique, assis en terrasse devant une bière encore pleine, mes valises à mes pieds, recouvertes de sable. Je prends une gorgée. Bientôt le barman vient me parler : il ne va pas tarder à fermer, il est minuit passé. Lui aussi trouve ma présence curieuse. Quelques gorgées plus tard, je me sens triste. Tellement triste.

Pourtant, deux heures plus tôt, j'étais l'homme le plus heureux du monde : j'étais debout dans l'eau, à quelques mètres du rivage ; je regardais les remous lumineux clignoter sur mon chemin. Quel fascinant spectacle, que ce festival de lumières dans l'obscurité des nuits d'Holbox. Avant d'arriver jusque-là j'avais longé la côte, à pied puis à vélo. J'étais passé devant les paillotes pleines à craquer de touristes profitant du coucher de soleil. Je m'étais baigné jusqu'aux derniers rayons. Le ciel était si beau, la mer était si paisible, l'horizon d'une douceur picturale. Il y avait une quiétude dans ce décor qui m'enveloppait tout entier et apaisait mon âme.

À la pointe de l'île, dans la nuit noire, les jambes immergées, encerclé de petits éclats lumineux qui semblaient sauter hors de l'eau, et guidé par une lune voilée à peine perceptible, j'étais l'homme le plus heureux du monde. Dans le silence, dans la solitude, dans cet endroit étrange qui me paraissait être le bout du monde, j'étais heureux. J'avais cherché à me perdre et je m'étais perdu. Si quelqu'un passait au loin sur le rivage, il aurait peut-être aperçu ma silhouette immobile. Il aurait vu cet homme debout dans la mer, accoutré de brefs éclats lumineux, le regard profond et l'air pensif. Et j'espérais qu'il eût vu, et compris, qu'il était l'homme le plus heureux du monde.

J'avais cherché à me perdre et je m'étais perdu. 2021, cette année avait été jusque-là une course frénétique, un amas de bruits et de bêtises, et, pour la première fois depuis longtemps, je profitais d'un réel instant de solitude - enveloppé par la douceur picturale et enivré par le clapotis lumineux de l'eau. Je regardais devant moi : le bout du monde. En regardant le bout du monde j'étais loin du bruit et de la bêtise, loin des touristes et de leur énième coucher de soleil, loin du pick-up rouge et de cette fille qui m'appellerait le garçon aux valises ; loin du barman qui me proposerait de dormir chez lui ; loin du récit de ses péripéties italiennes quand je descendrai la cinquième bière ; loin de la chaleur infernale d'une nuit sans sommeil et loin du soleil étourdissant qui me raccompagnerait jusqu'à Merida. J'étais loin, j'étais perdu ; je l'avais cherché et désormais j'étais l'homme le plus heureux du monde.

4.

Nerveux, les mains moites, il attendait devant le cinéma. Le soleil était bas dans le ciel. La lumière avait perdu son éclat aveuglant de l'après-midi. Elle était timide, discrète, comme un cri devenu murmure. Et c'était dans cette même discrétion, dans un mouvement doux et silencieux, qu'elle s'approcha de lui. Une longue chevelure blonde et de grands yeux bleus, et des rougeurs sur les joues qui trahissaient sa timidité. Elle souriait. En croisant son regard, il se sentit rougir lui aussi.
- Jules.
- Anaïs.
Elle avait bu, un verre ou deux, sans doute pour vaincre l'appréhension. Ils commencèrent à marcher. Leur discussion était maladroite, leurs regards hésitants. Ils remontèrent la rue de la Loge, qui faisait se rejoindre la place de la Comédie à la rue Foch. De cet endroit on pouvait apercevoir l'église Sainte-Anne, dépassant des autres bâtiments, pointée vers le ciel. Anaïs, qui n'était jamais venue à Montpellier, eut envie d'aller la voir. Alors ils se mirent à emprunter les petites rues qui permettaient de s'y rendre. Le temps qu'ils y arrivent, la nuit était tombée. Sur la place où se trouvait l'église, il n'y avait pas grand monde. Ils décidèrent de s'asseoir sur les marches du conservatoire, situées juste en face. Dans la brise d'un soir de printemps, assis sur les marches d'une place déserte, devant une église verticale pointée en direction du ciel, ils eurent leurs premiers instants de complicité.

Parfois, alors qu'ils parlaient, il sentait qu'elle observait simplement son visage, pour en percevoir les détails. Elle était dans la découverte, le garçon avec qui elle parlait depuis des mois et qu'elle n'avait jamais vu prenait vie devant elle. Son regard à lui aussi s'appesantissait sur des détails. La manière qu'elle avait de se tenir sur les marches, le début de sourire qui se formait sur son visage lorsqu'elle était sur le point de rire, et surtout son regard, tendre et mystérieux, parfois d'une simplicité enfantine à déchiffrer, d'autres fois d'une complexité déroutante, au point d'en devenir intimidant.

Leur conversation partait dans toutes les directions. Ils avaient tant de choses à se dire et si peu de temps devant eux. Jules était partagé, entre s'abandonner dans l'instant et profiter de ce moment avec elle, comme réfléchir à l'effet qu'il pouvait lui produire ou l'impression qu'il pouvait laisser. Anaïs lui paraissait correspondre à l'image qu'il s'était fait d'elle depuis qu'il avait commencé à lui parler. Au premier abord d'une nature simple et agréable, avec qui il était facile d'échanger, et en profondeur une fille traversée par l'envie d'échapper à la banalité, dépassée par ses propres folies, qu'elle n'arrivait ni à canaliser ni à exprimer. Comme si étaient cadenassés en elle des états et des envies qui n'avaient jamais pu être libérés. Elle insistait beaucoup là-dessus, sur son incapacité à se satisfaire du chemin qui s'était jusque-là tracé devant elle. Une vie moyenne, prévisible, qui plutôt que de la rassurer lui faisait peur. Elle voulait échapper à ça, et il comprit que c'était en grande partie pour cette raison qu'elle l'avait cherché, lui.

Dans une période de sa vie où elle se sentait emprisonnée, prise au piège au point de ressentir un profond mal-être, plonger dans l'art et dans ces discussions avec un inconnu lui avaient insufflé un espoir. L'espoir que peut-être, derrière, il y avait autre chose, une alternative à son quotidien qui ne lui apportait plus aucune surprise malgré son jeune âge. Jules ne comprenait qu'à moitié pourquoi elle voyait tout ça en lui. Il savait, au fond, que c'était commode pour elle de s'imaginer qu'une brèche de liberté et d'espoirs l'attendaient forcément chez un inconnu vivant à l'autre bout de la France. Il en était malgré tout flatté, et cette sensibilité qu'elle dévoilait, il s'y reconnaissait aussi. De manière différente mais, après tout, il avait si longtemps eu le sentiment que rien n'avait de sens et que tout était vain. Leur rencontre lui avait offert la possibilité d'un autre point de vue et, en somme, d'un ailleurs - réel ou fantasmé - où les choses feraient sens, prendraient forme et lui permettraient d'être heureux. Alors il ne la jugeait pas, et ne doutait pas de la sincérité de son enthousiasme vis-à-vis d'eux, de leur rencontre. Même si ses folies la rendaient mystérieuse et imprévisible, il était prêt à les découvrir, à les partager.

Il n'y avait rien de brisé, cette rencontre semblait au contraire s'inscrire dans la parfaite continuité de son état du moment. Tout son monde était en train de devenir plus doux. Et la légèreté qui l'irriguait depuis le début du printemps, déjà singulière, se teintait désormais d'espoirs, non plus fugaces et fantasmés comme avant leur rencontre, mais dorénavant bien réels, tangibles. L'espoir dans tout ce qu'il pouvait avoir d'euphorisant avait pris l'apparence d'un visage ; de deux grands yeux bleus qui semblaient contenir tout le bonheur qu'on pouvait trouver sur terre. Jules ne le savait pas encore, et il ne le comprendrait qu'en se retrouvant seul après l'avoir raccompagnée, mais il venait, dans un mouvement indicible, de tomber amoureux pour la première fois de sa vie.

Les jours qui suivirent furent donc particulièrement intenses. Du sentiment euphorisant lié à leur rencontre, et de cet intérêt désormais bien réel qu'il lui portait, naquit une obsession. Comme lors de l'après-midi du 12 mai, ses pensées étaient toutes entières tournées vers Anaïs. Il n'y avait rien qui pouvait l'en détourner, et les journées se mirent alors à lui paraître interminables. Il se sentait coincé par son propre élan amoureux. Tout le reste avait perdu le moindre attrait et le moindre intérêt. Ni les sorties à la plage, ni les soirées au cinéma, ni même l'idée de son futur voyage aux États-Unis n'arrivaient à interrompre la transe amoureuse dans laquelle il était plongé. Il infligeait à son frère et à ses amis le même monologue, centré sur lui-même et ses sentiments. Un monologue égoïste, il en était conscient, mais qu'il ne pouvait contenir, qu'il était contraint de laisser s'échapper de lui. C'était ça, ou tourner en rond dans sa chambre, à réécouter les mêmes musiques qui étaient peut-être le seul remède face à son âme agitée.

Avec Anaïs, il ne laissait rien paraître. Il était devenu laconique dans ses réponses, écourtant leurs échanges, faisant semblant d'être trop occupé pour pouvoir discuter plus longtemps. Il ne voulait surtout pas trahir ses émotions, et relisait toujours les réponses qu'il lui adressait de peur d'avoir laissé échapper un indice quelconque. De son côté, elle n'avait pas perdu son enthousiasme, et il semblait même avoir redoublé. Elle l'avait invité à passer une semaine chez elle, dans un village près de Strasbourg. L'excuse, c'était de se connaître davantage avant de partir aux États-Unis, puisqu'elle s'était greffée au voyage quelques semaines plus tôt. Mais il comprenait, dans la démarche, cette envie qu'elle avait de le retrouver, de continuer à le découvrir et de s'éloigner encore un peu plus de la personne qu'elle était quelques mois en arrière. Il aurait aimé partager cet enthousiasme, garder l'innocence qui était la sienne avant de la rencontrer. Mais il n'y arrivait pas. L'inexpérience le rendait fragile, et alors il se moquait de lui-même. Après avoir tourné en dérision pendant des semaines le protagoniste de Premier Amour de Tourgueniev, voilà qu'il était atteint du même mal. Il trouvait ça bête et cocasse, et y voyait presque un piège du destin, une leçon de vie bien méritée.

Les semaines d'après la rencontre furent ainsi similaires en tout point. Jules disait à Anaïs qu'il était très occupé et qu'il faisait plein de choses, alors qu'en réalité la seule chose qu'il faisait était de penser à elle. Il n'était plus animé par le moindre désir autre que de s'imaginer la retrouver. Progressivement, elle se mit à changer aussi. Peut-être n'était-ce que dans son esprit à lui, devenu si tourmenté qu'il interprétait chaque détail comme un signe, comme une menace. Mais elle paraissait moins présente, moins engagée dans sa direction, et ce constat, qu'il craignait de n'être pas dû à sa paranoïa naissante, le troublait avec autant de force que ne pouvait le troubler l'amour qu'il s'était mis à lui porter.

Une seule chose le rassurait : ils allaient bientôt se retrouver. Elle devait aller quelques jours à Aix-en-Provence afin de passer un examen pour la fac, et lui avait proposé de venir avec elle. Il avait hâte de la revoir, hâte que cette période floue et obsédante s'arrête, hâte que l'incertitude liée aux discussions qu'ils avaient à distance soit évacuée par ces retrouvailles. C'était ainsi soulagé, quoi que toujours un peu anxieux et angoissé, qu'il prit le train pour la rejoindre à Aix-en-Provence.

Il faisait déjà nuit lorsqu'il arriva devant l'hôtel qu'ils avaient réservé. Elle l'attendait assise sur la terrasse, fumant une cigarette. Au début il n'était pas sûr que ce soit bien elle, la lumière étant trop faible pour qu'il parvienne à distinguer clairement la personne qui se trouvait là. Mais plus il s'approcha, plus il lui sembla la reconnaître. Et quand elle le reconnut à son tour, elle lui lança le même sourire que lors de leur première rencontre. Un sourire tendre et affectueux, auquel il répondit par une bise maladroite et quelques mots banals. Elle lui montra d'abord la chambre, où il posa rapidement ses affaires avant qu'ils ne ressortent dehors. Ils commencèrent à se promener dans les rues vides d'Aix-en-Provence. Jules avait un drôle de sentiment. Il ne savait pas si c'était dû au trajet, à la découverte d'une ville qu'il ne connaissait pas, ou juste aux semaines anxiogènes qu'il venait de vivre, mais il se sentait en décalage. On était à quelques jours du début de l'été, l'air était sec et agréable, les lieux qu'ils parcouraient calmes et silencieux, Anaïs parlait avec douceur, et parfois avec entrain, dans une parfaite mesure ; pourtant il sentait un malaise poindre en lui. Derrière ce moment en apparence idéal, que rien ne venait entacher, il voyait une certaine laideur. Il n'aurait pas su la définir, ni l'expliquer, mais elle lui noircissait le tableau et lui gâchait ces instants. Quand ils furent rentrés dans la chambre, ça allait un peu mieux. L'intimité qu'ils se mirent à partager, les discussions plus basses, plus sensibles, les regards échangés sur le balcon exigu, lui redonnèrent cette innocence qu'il avait perdu ces dernières semaines, et l'impression de laideur disparut elle aussi.

Anaïs parlait beaucoup, de plein de choses. Elle lui en disait plus sur sa vie, son adolescence, sa famille, son milieu, et ses relations amoureuses. Elle avait quitté son copain en mars, après cinq ans de relation. C'était avec lui qu'elle avait fini par se sentir étouffée. Elle n'avait plus supporté les crises de jalousie intempestives, l'enfermement dans le couple, et voulait être libre, indépendante, voyager, rencontrer des gens et retrouver un bonheur qui s'était mis à la fuir. Elle lui répétait souvent que sa sensibilité, sa manière de voir le monde, l'avait inspirée pour prendre des décisions importantes, qu'il lui avait servie, sans le savoir, de déclic pour reprendre sa vie en mains. Jules incarnait à ses yeux ce personnage un peu poète, un peu téméraire, sensible, différent, qui lui donnait l'espoir d'une trajectoire en dehors de la banalité. Elle le trouvait libre. Il en rigolait intérieurement. Il ne s'était jamais senti aussi peu libre de sa vie. Mais il répondait, sans trop s'épancher, lui offrant sa vision du monde qui, il est vrai, détonnait de celle des personnes qu'elle avait jusque-là rencontrées. Lui-même n'était pas sûr, et il le lui disait : son envie d'ailleurs, ses aspirations artistiques, ses errances sentimentales, ce n'était pas un projet clair et précis, il n'était même pas sûr que c'était réellement lui. Mais c'était par élimination, par rejet de ce qu'il savait ne pas lui convenir, qu'il était devenu cette personne qui essayait au maximum de vivre en dehors des carcans habituels et des idées préétablies. Bien que cela lui causait beaucoup d'angoisses et d'incertitudes, il ne se voyait plus changer de route, et il semblait livré tout entier à ce mode de vie fait d'hésitations, de tâtonnements, à la recherche de rares instants de grâce.

Ed_Wick
Niveau 10
06 août 2022 à 17:43:26

En discutant de tout ça avec elle, et de bien d'autres choses, de souvenirs d'enfance, de voyages fantasmés, de problèmes familiaux, de parcours professionnels, de livres, de films, il en oubliait presque qu'il était amoureux d'elle. L'innocence retrouvée, il parlait avec elle avec la même sincérité et la même franchise comme ça pouvait être le cas sur internet avant leur rencontre. Ils étaient de nouveau, à ce moment-là, deux personnes qui n'attendaient rien l'une de l'autre, si ce n'est partager leur sensibilité et leurs états d'âme, comme deux confidents dans la nuit, déconnectés du monde réel. L'esprit apaisé et le cœur plus léger, il commença à s'endormir, et elle aussi, juste à côté de lui. Tout allait bien jusqu'à ce qu'il sente un mouvement, incertain, hésitant. La main d'Anaïs venait de frôler la sienne, et il la sentait encore. Elle le touchait. Il en fut terriblement gêné. Il ne savait pas si elle s'était déjà endormie, alors il retira sa main. Dans l'obscurité, après ce mouvement de retrait fébrile, il entendit sa voix. Elle lui dit simplement :
- Bonne nuit.
Ce moment, cette main qui vint toucher la sienne et ces mots anodins en guise de ponctuation, réveilla en lui de nouveau tous les doutes et toutes les frayeurs, avec une intensité encore plus forte, dévastatrice. Sans bouger, paralysé, transi, il ne dormit pas de la nuit, rejouant dans son esprit toute la soirée qu'il venait de passer avec elle. Jusqu'à ce moment fatidique où leurs mains s'étaient touchées et où, semblait-il, un nouveau piège s'était dressé devant lui.

Le noir de la nuit devint bleu foncé, puis bleu pâle, puis les premières lueurs du jour apparurent. Jules restait immobile, pensif, les yeux ouverts. Le chant des oiseaux vint se mêler à la respiration d'Anaïs, qui elle semblait profondément endormie. Il attendait que le temps passe, qu'elle finisse par se réveiller. Il n'osait pas bouger, à peine respirer. Depuis l'instant où leurs mains s'étaient touchées, il était comme figé. Les nuances de bleu avaient glissé les unes sur les autres derrière les rideaux transparents qui couvraient la baie vitrée. Cette succession de couleurs était le seul témoin du passage du temps. Autrement, Jules n'aurait su dire s'il s'était écoulé des minutes ou des heures. Peut-être qu'il avait fini par s'assoupir un peu. Quand Anaïs se réveilla et alla se doucher, il eut pourtant la désagréable impression que toute cette nuit ne s'était déroulée qu'en un seul instant. Il ne se sentait pas fatigué, et après qu'il se soit douché à son tour il était même curieusement reposé.

C'était un dimanche. Le dimanche 15 juin 2014. Tout était calme, sans bruit. Ils s'installèrent sur le balcon. Il n'y avait que le chant des oiseaux. L'air était, comme la veille, doux. Anaïs fumait une cigarette. Jules buvait un café. Ils se rendirent compte qu'ils ne s'étaient jamais vus à la lumière du jour. Brièvement à Montpellier, mais une lumière déjà crépusculaire, pas la lumière blanche de cette matinée du 15 juin. Jules trouvait le visage d'Anaïs différent. Il paraissait plus sérieux avec cette lumière, son regard plus éteint, il y avait quelque chose de changé. Plutôt que de parler ils se mirent à écouter de la musique, allongés sur le lit. Elle le regardait parfois comme si elle essayait de le comprendre, de percer un mystère. Lui fuyait ses regards, toujours aussi troublé et transi. Cette matinée était étrange, brumeuse, puis il se mit à pleuvoir. Quand la pluie cessa, ils décidèrent de sortir.

Dans l'après-midi de ce dimanche, ils se baladèrent de nouveau dans les rues du centre d'Aix-en-Provence. Anaïs portait une robe noire avec des fleurs rouges. Ses longs cheveux blonds qui tombaient le long de sa robe lui donnaient beaucoup de charme. Et il comprit pour la première fois l'effet qu'elle pouvait produire aux passants. Les hommes la regardaient beaucoup, se retournaient, et même certaines femmes. Il y avait dans sa silhouette, dans son style, dans sa démarche, une singularité qui attirait l'attention. Une attention étonnée, surprise par tant de charme et d'élégance. Ou bien ce n'était que dans son esprit mais il la trouvait, avec cette robe noire à fleurs rouges, singulièrement attirante. Il ne se souvenait pas d'avoir eu cette impression auparavant, ni à Montpellier, ni la veille. Encore une fois : il y avait quelque chose de changé.

Le soir ils allèrent manger dans une pizzeria. Ils furent installés à l'étage, où ils étaient seuls. La serveuse qui s'occupait d'eux les regardait d'un air attendri. De ses yeux, elle voyait un jeune couple. Une jeune blonde aux yeux bleus et un jeune brun aux yeux verts, qui partageaient une pizza en se parlant à voix basse. Anaïs disait se sentir bien, pas stressée par son examen du lendemain. Elle lui avoua aussi qu'elle était contente d'être là avec lui, de partager ces moments, plutôt que d'être venue seule. Toute la journée il s'était senti étrange, troublé. Maintenant que la nuit était tombée, cette étrangeté s'était lentement évanouie. Il aimait l'entendre dire qu'elle se sentait bien, qu'elle était contente. Ça lui rappelait combien, derrière les doutes intérieurs, les hésitations, les élans amoureux contenus, il y avait une relation pure, sincère, qui n'était pas totalement rayée par cette passion qu'il réprimait et taisait du mieux qu'il pouvait. Quelque part, il se disait que c'était un espoir. Il était encore trop tôt pour avouer ses sentiments. Mais il sentait qu'avec plus de temps, en se connaissant mieux, allait naturellement jaillir l'instant propice, adéquat, qui rendrait désuètes et ridicules ses angoisses actuelles.

Cette nuit-là, il s'endormit rapidement. Ce week-end avait été ponctué d'états si intenses et contradictoires qu'il en était exténué. Mais il s'endormit également l'esprit serein, apaisé par cette dernière soirée avec elle. Le lendemain, quand il prit le train pour rentrer à Montpellier, il était même proche de l'euphorie. Une euphorie qui lui rappelait l'état qui avait été le sien juste après voir quitté Anaïs le 12 mai dernier. Une euphorie pleine d'espoirs. Et quand il découvrit, à l'intérieur du livre qu'il avait amené à Aix-en-Provence, une fleur qu'elle avait glissé en cachette, il eut une réaction béate, il sentit un sourire amoureux se dessiner sur son visage. Pendant les quelques heures qui suivirent son retour, il fut ainsi plongé dans cet état de bonheur euphorique.

Mais comme toujours depuis maintenant un mois, le piège mal intentionné le guettait, l'attendait. Lui, l'amoureux ingénu, pour la première fois parcouru par les élans de la passion romanesque, avait beau sourire bêtement, dans une béatitude exaltée, le train avançait quand même. Et il avançait très vite, de plus en plus vite, en direction des années sauvages.

Supervielle
Niveau 10
08 août 2022 à 20:30:41

Extrait 3.
C’est la seule référence que j’évoquerai ici -promis, je me retiendrai : ce passage me fait penser à un mélange entre Noces et Le Premier Homme de Camus. Je suis obligé de faire cette référence car dans ce chapitre j’ai imaginé ton personnage avec les traits que j’applique à Meursault. En somme, tu mêles des impressions infiniment humaines tout en les contrastant avec ce sentiment d’étrangeté propre aux rapports avec autrui.
Un extrait efficace.

Extrait 4.

« Il sentait qu'elle observait […]
Peut-être faudrait-il profiter de la troisième personne pour écrire l’intériorité d’Anaïs au discours indirect libre : l’expression que tu utilises ici (il sentait…. Son regard à lui aussi….) ne la présente qu’à travers les émotions du personnage, la rendant ainsi distante du lecteur.
« dépassée par ses propres folies, qu'elle n'arrivait ni à canaliser ni à exprimer. » Hormis le verre pris en amont pour se donner du courage, rien n’appuie cela
« Même si ses folies la rendaient mystérieuse et imprévisible […] Même remarque

« mais il venait, dans un mouvement indicible, de tomber amoureux pour la première fois de sa vie. »
Ce mouvement paraît tout aussi indicible pour le lecteur ; nous n’avons rien de particulier pour appuyer ce sentiment -non pas qu’il faille un discours de la méthode pour justifier un premier amour mais, ici, la cible nous paraît inconnue.

« ni même l'idée de son futur voyage aux États-Unis…. »
« L'excuse, c'était de se connaître davantage avant de partir aux États-Unis, puisqu'elle s'était greffée au voyage quelques semaines plus tôt. »
Ces deux segments me semblent entrer en contradiction dans la mesure oU ils se trouvent dans deux paragraphes qui se suivent On comprend que la narration balaie une large durée mais l’enchainement de ces informations me paraît maladroit

« ce n'était pas un projet clair et précis, il n'était même pas sûr que c'était réellement lui. »
prise de recul nécessaire et intéressante

« Et il avançait très vite, de plus en plus vite, en direction des années sauvages. »
Une annonce nécessaire concernant le rythme, le nœud doit commencer à se matérialiser, il faut engager le lecteur.

Avis :
Un passage peut-être long mais qui se lit rapidement : je n’indique l’impression de longueur qu’au vu des extraits précédents, peut-être est-ce une allure que tu garderas par la suite et qui, de ce fait, ne pose pas problème.
Je reviens rapidement au vu de mes commentaires ci-dessus : il me semble qu’Anaïs n’est pas assez caractérisée. Qu’elle comporte des zones d’ombre, c’est normal, nous la rencontrons à peine et, comme tu le sous-entends avec élégance, le personnage ne la connaît que dans la pénombre, la découvre seulement sous la lumière du jour à la fin de notre extrait. Toutefois, je relève cela au vu d’indications que tu donnes et que j’ai relevées plus haut : dire qu’un personnage a ses petites folies, une part de mystère, cela ne suffit pas, il faut montrer plutôt que dire et, pour l’instant, rien n’indique clairement les traits que tu lui prêtes.
J’apprécie ta manière de sentir, c’est une impression qui grandissait au fur et à mesure de ma lecture et je ne l’ai vraiment réalisé qu’au moment de la scène du dimanche matin au balcon.

Ed_Wick
Niveau 10
08 août 2022 à 21:15:43

Alors encore une fois merci pour ton retour ! J'apprécie vraiment, surtout que je trouve toutes tes remarques pertinentes et utiles. Ça va m'aider à repenser certains passages.

Pour Anaïs, c'était ma plus grande inquiétude quand j'ai écrit : que malgré l'utilisation de la troisième personne, ça reste un récit trop autocentré. Je vais essayer de réfléchir et de retravailler. C'est aussi un peu difficile car, les seules choses que j'ai su/vu d'elle, c'était ce qu'elle me disait. Bref, je vais y penser.

J'avais aussi peur que ce soit un peu chiant à lire et que ma sensibilité paraisse superficielle et/ou ridicule. Ça a pas l'air d'être trop le cas, donc je suis soulagé.

Je posterai la suite et fin du prologue dans la nuit. 🙏

Ed_Wick
Niveau 10
09 août 2022 à 00:24:57

Re ! Suite et fin du prologue :

5.

Il s'est mis à pleuvoir. J'attends Lou à la terrasse d'un bar. Elle a absolument voulu aller chercher son jeu de société. Elle revient avec ses talons glissants et son rouge à lèvres qui ne lui va pas. Et son jeu de société dans les mains. Je lui dis qu'on dirait un enfant qui porte un manteau trois fois trop grand. Elle a l'air de s'en foutre et commence une partie. Je ne comprends rien à son jeu ; je ne comprends déjà jamais rien aux jeux de sociétés, mais en plus je suis bourré. Essayer de me concentrer m'est particulièrement désagréable - j'ai pas signé pour ça - alors j'abandonne vite l'idée de pouvoir en comprendre les règles. Elle me lance des explications que je n'écoute pas. Je pense à ses talons glissants et à son rouge à lèvres qui lui fait une tête de folle. Il pleut encore et elle disparaît à l'angle d'une rue, son jeu - rangé et refermé - dans les mains. Je marche jusqu'à la gare et je monte dans un train pour Toulouse. Une fois arrivé, il fait nuit et j'ai décuvé. Il n'y a plus rien d'ouvert à cause du covid. J'ai rien d'autre à faire que de prendre une chambre d'hôtel. Je m'ennuie. J'ai envie de voir Alma mais elle ne répond pas.

Je la verrai quelques semaines plus tard. Elle viendra à Montpellier, on passera la soirée ensemble. Je dirai bonzour à un serveur et elle se moquera de moi. On ira à la plage, et en revenant on se baladera de nuit, jusqu'à s'asseoir devant la fac de médecine. Elle fera une remarque sur ses tours. On continuera la soirée sur mon balcon, et elle ira dormir dans la chambre au lever du jour. Le lendemain on ira manger une pizza et je la raccompagnerai à la gare. Et quand elle partira elle m'enverra un message pour me dire qu'elle aura eu des larmes en quittant la ville. Je devrai partir pour le Mexique quelques jours plus tard et elle réagira comme si on allait plus jamais se revoir. Ce sera impossible à prévoir à ce moment-là mais, effectivement, on ne se reverra plus jamais.

Mais avant l'apparition évanescente d'Alma, avant le train de nuit et l'ennui d'une chambre d'hôtel, avant Lou et ses talons glissants, son rouge à lèvres et son jeu stupide, avant même que je boive la première bière, j'étais assis sur les marches devant l'église de la place Sainte-Anne. Après toutes ces années, c'était toujours un rituel. Et ce rituel commençait à me taper sur les nerfs, j'étais donc allé m'installer à la terrasse du bar d'à côté. J'avais longtemps attendu avant que la serveuse ne vienne prendre ma commande. J'avais décidé d'arrêter l'alcool, mais quand elle m'avait demandé ce que je voulais, j'avais machinalement répondu : une bière. Après tout : rien à foutre. Et alors il s'était mis à pleuvoir.

6.
Quand il raconta l'impression que lui avait laissé ce week-end à Aix-en-Provence, Jules se rendit compte que son récit paraissait bien pauvre en comparaison des émotions qu'il avait ressenti. Et il comprit à travers le regard à moitié moqueur que lui adressa son frère, que ce qui s'était joué dans son esprit durant ces deux jours n'appartenait à personne d'autre que lui. Qu'il n'y avait au fond rien de factuel, rien de consistant, qui permette d'y voir plus clair. Le nuage épais de sa relation avec Anaïs, qui avec le temps semblait devenir de plus en plus difficile à décrire et à interpréter, n'avait fait que de s'épaissir à Aix-en-Provence. Il s'y était rendu en pensant atténuer les doutes, convaincu qu'une nouvelle rencontre, que de nouveaux moments passés ensemble, allaient l'aider à répondre à ses questions, mais n'en était rentré qu'avec un maigre récit d'états d'âme confus et aucune réponse qui rendrait plus tangible leur relation.

Son récit commençait à tourner en rond, à en devenir presque ridicule, parfois parcouru d'espoirs, mais le plus souvent rattrapé par l'inquiétude ; et bien que ceux qui l'écoutaient le faisaient avec l'indulgence qu'on peut avoir à l'égard d'un jeune premier, il se sentait devenir fragile et agaçant. Alors il se referma sur lui-même, cessant de ressasser cette histoire dont il avait fait l'unique sujet de conversation depuis des semaines. Il devint plus silencieux, plus mesuré, essayant de regagner une dignité qu'il s'était senti perdre au fil du temps. Son obsession pour Anaïs demeurait aussi intense, et même plus encore, mais il en était désormais le seul témoin. Et il attendait. Il attendait qu'un événement bouscule ce quotidien étouffant où il ne se passait plus rien, où ses pensées elles-mêmes étaient las de jongler d'un sentiment à un autre sans aucune certitude sur laquelle se reposer.

Ce premier événement finit par arriver. Anaïs lui envoya un message en plein milieu de la nuit. Un message confus, bizarre, où elle évoquait de graves problèmes avec sa mère qui venaient mettre en péril tous leurs projets. Elle disait être saoule et désespérée. Pourtant, lorsque dans la foulée il l'appela au téléphone, elle semblait beaucoup trop sobre et cohérente par rapport au message qu'elle venait d'envoyer. Leur conversation ne dura pas longtemps. Jules, méfiant, essaya néanmoins de la rassurer. Mais il avait la désagréable impression de jouer un rôle auprès d'une personne qui jouait un rôle. Plus que jamais il se sentait détaché d'elle, et plus que jamais leur histoire devenait suspecte et incompréhensible. Pour la première fois une pensée réellement désagréable lui traversa l'esprit, une pensée négative au sujet d'Anaïs. De la méfiance avait découlé une certaine forme de mépris. Il méprisait l'idée qu'elle puisse mentir, et il méprisait aussi l'idée qu'il puisse croire en ce mensonge. Ce mépris, qui se mélangeait pour la première fois aux doutes et aux incertitudes, raviva l'impression de laideur qu'il avait étrangement ressenti le premier soir à Aix-en-Provence.

Derrière le souvenir de chaque sourire, de chaque parole, de chaque regard, venait s'immiscer ce mépris naissant. Et plus il y pensait, plus il allait en grandissant. Au point de devenir, à la fin de cette nouvelle nuit sans sommeil, énorme, comme une immense tâche noire sur un tableau immaculé. Quand il y réfléchissait, il se demandait à quel moment les choses avaient basculé. À quel moment leur relation s'était mise à devenir aussi compliquée. Ils ne se parlaient même plus sur le site où ils s'étaient rencontrés, il n'y avait plus d'échanges intimes, et il avait cette douloureuse sensation qu'ils faisaient les choses à l'envers. Qu'après s'être autant livrés, ils redevenaient petit à petit des étrangers l'un pour l'autre. C'était là la plus grande peur de Jules : qu'après avoir eu un aperçu de bonheur, de complicité, et même d'amour, tout lui soit soudainement arraché et qu'il se retrouve seul, perdu, égaré dans un monde dépourvu d'espoirs et d'optimisme. Il avait peur que cette relation s'arrête, que ses désirs se brisent, que toute son euphorie du printemps vole en éclats et qu'il ne reste de lui qu'un fantôme qui n'aurait connu qu'une seule soirée de véritable bonheur ; comme un fragment déchirant de ce qui aurait pu être mais qui ne serait jamais. Il recommençait à croire en ses malaises de jeunesse, en sa triste prophétie enfantine, sur l'absurdité du monde, le grotesque de son être et l'incapacité d'être heureux ; en définitive sur le malheur irrémédiable et la laideur absolue.

Ses tourments avaient gagné en intensité. Il ne s'agissait plus de doutes autour de la réciprocité des sentiments, ni d'hésitations quant au moment où il devrait avouer les siens. Il était désormais question de doutes plus profonds encore, sur la nature même d'Anaïs, sur sa sincérité, sur les éléments qui la rendaient suspecte à ses yeux. Et il doutait même de ses propres sentiments, non pas de leur véracité ou de leur ingénuité, mais plutôt de leur caractère possiblement ridicule. Il craignait d'être pathétique, d'une transparence absurde, puisque malgré tout résolue à essayer de se dissimuler. Un amoureux transi médiocre, appelant moquerie et indifférence par sa seule incapacité à aimer correctement ; trop froid, trop maladroit, trop inexpérimenté, et peut-être trop amoureux au point de faire peur en plus de faire pitié. Ce n'était pas seulement Anaïs qui réveillait un soupçon de mépris, c'était aussi lui-même. Il pressentait la fin de leur relation comme l'échec de ses sentiments. Et s'il devait y avoir échec des sentiments il fallait que l'erreur soit humaine, qu'elle soit grossière, qu'elle se transforme en une boule de haine confuse et exaltée ; il fallait qu'Anaïs soit méprisable et détestable, qu'elle soit menteuse, manipulatrice, qu'elle soit folle. Et il fallait que lui soit stupide, pathétique, minable, incapable d'amour, qu'il soit un corps froid et repoussant, aussi hideux que le reflet dans le miroir de son enfance.

Il était sévère, parfois injuste. Il jugeait de manière trop pessimiste l'état de leur relation qui, dans les faits, ne méritait pas un tel rejet. Il était avant tout épuisé par ces semaines d'emprise, frustré, coincé entre toutes ces questions qui ne trouvaient aucune réponse. Le deuxième événement qui devait faire basculer les choses arriva à ce moment-là, lorsque ses pensées étaient au sommet de leur impertinence. Il devait revoir Anaïs à Strasbourg, du 28 au 30 juin. La semaine dans son village s'était transformée en rencontre fugace dans la capitale alsacienne. Résidaient, dans cette ville-là, lors de cette troisième et dernière rencontre, dans un hôtel froid et impersonnel où ils auraient leur chambre, les réponses à toutes ses questions. Écrites noir sur blanc, à l'intérieur d'un petit cahier posé sur la table de chevet, dont chaque page serait plus coupante que le plus aiguisé des couteaux.

Strasbourg, pour Jules, c'était le Nord. Factuellement, c'était l'Est. C'était là qu'était née Anaïs et qu'elle avait grandi. Non pas à Strasbourg même, mais dans un village environnant. En arrivant à la gare, il sentait qu'il allait découvrir quelque chose de nouveau. Après la Anaïs de Montpellier et celle d'Aix-en-Provence, toutes deux furtives et versatiles, il allait retrouver la Anaïs alsacienne, dans son élément, justifiant enfin cette longue chevelure blonde et ces grands yeux bleus. Installé depuis une semaine, l'été avait succédé au printemps ; ce dernier s'était éteint en silence, laissant le soleil cramoisi faire son apparition, amorce d'un mois de juillet accablant. Leur hôtel n'avait pas le charme de celui d'Aix-en-Provence. Il était froid, banal, impersonnel. Assis en terrasse, devant la cathédrale qui n'avait pas non plus le charme de la petite église étriquée de Montpellier, Jules écoutait Anaïs parler. Il s'ennuyait un peu, elle le sentait peut-être, et elle s'ennuyait sans doute elle aussi. Il n'y avait d'enthousiasme d'aucune part. Ses retrouvailles en plein après-midi, devant une cathédrale envahissante et sous un soleil trop grand, étaient ratées.

Cependant, lorsque le soleil commença à descendre dans le ciel et qu'ils marchèrent au cœur de la ville, il sentit, et elle sentit aussi, une brève lueur d'espoir. Elle apparaissait par vagues, entre deux phrases suspendues, derrière un sourire ou un éclat de rire ; le plus souvent elle jaillissait quand leurs regards se croisaient et que se bousculaient, au milieu, une tendresse et une timidité en forme de réminiscences de leur toute première rencontre. Jules tombait en adoration devant Strasbourg, ou plus précisément devant ce quartier qu'on appelait curieusement la Petite France. Ses rues pavées, ses ponts enjambant les divers canaux, et son architecture qui n'avait rien de semblable à ce qu'il avait connu l'émerveillaient. Ce décor semblait sorti d'un rêve, le cadre était presque trop parfait. Si parfait qu'il parvenait à raviver des espoirs lointains, oubliés, qui plus tôt dans l'après-midi paraissaient définitivement perdus. Jules savait qu'il ne fallait plus se laisser avoir par ces brefs instants de bonheur ou d'euphorie. Mais il arrivait que sa prudence et sa raison soient rattrapées par les élans de son cœur, purs et bien intentionnés, qui ne voyaient pas où pouvait être le mal à profiter de ces moments de complicité. Entre les rues feutrées et les ponts audacieux subsistaient ses sentiments, trop intenses pour ne pas envahir son cœur, trop timides pour s'exprimer autrement qu'en pensées. Cette soirée à Strasbourg c'était donc ça : un rêve, une réminiscence, un souvenir instantané, où était concentrée toute la contradiction de son amour pour Anaïs. L'avait-elle remarqué, ou au moins soupçonné, il n'en savait rien et, à vrai dire, s'en fichait un peu. Pour une fois il aimait pour lui, sans rien avoir à prouver et sans rien attendre en retour, seulement convaincu que cet amour-là, bien que son temps était imparti, restait pur et sincère ; c'était tout ce qui comptait.

Dans la chambre, avant de dormir, ils décidèrent de regarder un film qu'ils avaient toujours voulu voir ensemble. Il était tard, Anaïs s'endormit avant la fin. Jules coupa le son mais continua d'observer les images. Il se souvenait du jour exact où il l'avait découvert au cinéma. C'était le 19 mars, deux jours avant le début du printemps. Il avait en quelque sorte marqué le début de sa période euphorique. Ce film l'avait touché, et lui avait communiqué cette envie de se reconnecter aux autres, au monde, avec en filigrane cette future rencontre avec Anaïs. Dans le silence de cette chambre froide et impersonnelle, il ne rayonnait pas comme il avait pu rayonner le 19 mars dernier. Jules s'amusa du contraste en continuant de regarder les images défiler, avec un mélange de fatigue et de lassitude. Puis il éteignit la télé et s'endormit à son tour.

Quand il se réveilla, Anaïs dormait encore. Il regardait son visage. Il se demandait pourquoi c'était ce visage, cette fille, et pas une autre, pas n'importe quelle autre. Il se le demandait pour la première fois, interrogeant son coeur sur les raisons de son choix et sur le degré de son intensité. En même temps qu'il se posait ses questions, un peu absurdes, la réponse semblait évidente. Bien sûr que c'était elle. Il ne ressentit jamais autant d'amour à son égard qu'à ce moment-là. Il l'aimait profondément, sans raison, sans mesure. Elle ouvrit les yeux. Surprise, elle releva la tête vers lui en souriant. C'était Anaïs, avec ses grands yeux bleus et ses longs cheveux blonds, qui le regardait en souriant un matin de l'été de ses 22 ans. Pendant ces quelques secondes, peu importe ce qui avait précédé et ce qui suivra, il en était convaincu : ils étaient éperdument amoureux. Et aucun regard ni aucun sourire d'aucune fille, jamais, jamais plus, ne saura effleurer l'effet qu'avait eu sur lui ce regard du matin du 29 juin 2014. Ce regard qui lui avait fait sentir que pour une fois, pour une seule fois, il était à la place adéquate dans l'univers ; que tout faisait sens, que tout prenait forme, et qu'il était heureux.

Anaïs se leva pour aller se doucher et Jules tourna la tête. Il le vit, sur la table de chevet, minuscule, presque invisible. Le petit cahier d'Anaïs. Son journal intime qu'elle avait apporté et dont elle lui avait lu quelques passages la veille. Un journal intime en 2014, quelle idée. Jules étendit le bras et attrapa le petit cahier minuscule, presque invisible. Il tremblait. Il l'ouvrit et commença à en lire une page.

Quelques minutes plus tard, il referma le cahier, le reposant soigneusement sur la table de chevet. Il redevint tout petit, minuscule, presque invisible.

Ed_Wick
Niveau 10
09 août 2022 à 00:25:29

- Ça veut dire quoi ?
Lui demanda Anaïs alors qu'ils écoutaient une chanson.
- De quoi ?
- Ce passage, "you're gonna miss me when I'm gone" ?
Jules lui expliqua, sans pour autant douter un seul instant qu'elle n'avait pas besoin qu'il lui en fasse la traduction. Puis ils sortirent manger. Et ils se baladèrent. Et avant la tombée de la nuit, ils allèrent dans un bar. Il but de l'alcool pour la première fois de sa vie. De la bière, ou des mojitos. Il n'aimait ni l'un ni l'autre. Quand Anaïs alla aux toilettes, il regarda le verre devant lui. Il le regardait avec un sentiment de dégoût. Sur le chemin du retour, il en ressentait les effets, qu'il trouvait stupides, tandis qu'elle ramassait une rose. Dans la chambre, il renversa un peu de vin sur les draps. Elle posa la rose sur la table de chevet, à côté du petit cahier.

- Ça nous représente plutôt bien, non ?
Sembla-t-elle affirmer en désignant la rose. Il faisait jour, la rose avait fané. Jules ne répondit pas et prit la rose dans sa main. Il accompagna Anaïs à la gare, la rose toujours dans sa main. Il regarda le train partir. De l'intérieur du wagon elle lui jeta un dernier regard furtif, son visage déformée par les reflets de la vitre. Le train disparut et il su qu'il ne la reverrait plus jamais, que c'était la dernière fois de sa vie qu'il avait vu son visage ; déformée par les reflets de la vitre, lui jetant un regard furtif.

Il serra la rose dans sa main. Et se mit à écouter cette chanson.

"I feel the heat, I see the light."

"We were innocent and young."

"You're gonna miss me when I'm gone."

"You're gonna miss me when I'm gone."

Il était parti. Il ne serait plus jamais celui qu'il avait été avant Anaïs, ni pendant Anaïs ; il serait autre. Dans le train qui le ramènerait à Montpellier, dans la chaleur étouffante du 30 juin, s'accomplirait un pacte, une promesse, une prophétie, le transformant en quelqu'un qu'il ne reconnaîtrait plus. Une partie de lui allait mourir dans ce train et une autre serait sur le point de naître ; dans l'ivresse, la violence et l'absurdité.

ViceeJoker
Niveau 9
09 août 2022 à 10:29:21

Bon.
Bon bon bon bon bon.
Bon.

Par où commencer ?
Alors, franchement, c'est bien écrit. Pour moi les passages à la première personne sont vraiment efficaces. Celle à la troisième personne sont trop centrées sur le narrateur peut-être, il faudrait qu'Anaïs ait son mot à dire, d'autant plus qu'on est dans une relation très plate, voire platonique (pas de sexe ??) et que notre Jules, qui souffre d'un trouble de la personnalité (parce que oui, aimer et penser sans cesse à quelqu'un et lui répondre par des phrases laconiques manifestant un manque d'intérêt, ce n'est pas de la peur ou de la fragilité, c'est un trouble émotionnel) n'est pas franchement crédible. En plus, il n'est pas très attachant. Pas très drôle, trop romantique pour être vrai, tout en fêlure, trop. J'ai aimé par contre l'aspect "tout envoyer en l'air et puis s'en foutre, rien qu'un moment, pour enfin apprécier un espace de liberté". J'ai adoré aussi l'usage savant que tu fais de certains adjectifs (les ponts audacieux par exemple, très joli) on sent que tu as vraiment un sens de l'esthétique qui se développe et se solidifie.

C'est intéressant, d'autant plus que tu situes cette pensée dans l'aéroport, quand il décide de ne pas prendre son avion pour finalement retourner se faire cuire le cul sur une plage à gogos. ça illustre selon moi toute la douleur des rebelles sans cause, cet espèce de spleen bourgeois qui fait passer pour punk un retour à l'hyperconsommation la plus crasse (tourisme ou backpacking, destruction de l'écosystème, avions, buffet gratuit all inclusive...)

En fait, je ne sais pas ou tu en es dans l'écriture, mais je voudrais comprendre comment une relation si brève qui trouve son origine sur senscritique, peut-être aussi destructrice.

Sinon, quel style ! C'est moins pompeux que ce que tu as fais pendant pas mal d'années après ta première incursion à la tarantino que j'avais adoré (ok j'arrête de te saoûler avec ça :rire: ) , même si c'est toujours cette même histoire de rebelle sans cause au cœur blessé qui picole au Mexique :hap:

Bon le format est très classique, donc pas évident à lire sur jv.com, j'ai lu un peu le com de Supervielle qui parle de longueurs dans les scènes avec Anaïs, je pense pas que c'est long, je passe quand c'est plat et que ça manque de piquant, scène de sexe, scène rigolote ou une serveuse lui renverse un bouteille de vin sur le visage, enfin plus de scène d'action entre les scènes descriptives ce ne serait pas trop mal.

Voilà voilà pour ce sympathique prologue, j'attends la suite :oui:

Ed_Wick
Niveau 10
09 août 2022 à 16:02:57

Salut ! Alors merci pour ton retour. Je ne pensais pas tomber sur quelqu'un qui était déjà là en 2013-2016, ça fait plaisir ! Même si j'ai l'impression qu'à chaque fois que je reviens tu as un pseudo différent mdr.

En tout cas, vous semblez tous les deux pointer du doigt le manque d'incarnation d'Anaïs. Il va vraiment falloir que j'essaie de lui faire plus de place, d'utiliser la troisième personne un peu plus à bon escient. Je retravaillerai le prologue dans ce sens.

C'est vrai que je trouve aussi le style, comme tu dis, moins pompeux que ce que j'ai pu écrire en 2015-2016. Je pense que j'avais pas encore assez de matière et de recul, du coup je forçais les choses

Après c'est difficile pour moi de répondre à certaines remarques, car j'aurais l'impression de trop en révéler sur la suite. 😅
Mais ce que je peux dire, c'est que peut-être le personnage avait vécu si peu de choses et avait été si sombre, que cette rencontre c'était presque comme un éveil à la vie. Et que du coup Anaïs était spéciale pas forcément en elle-même mais en tout ce qu'elle représentait pour lui.

Je comprends aussi qu'il puisse être agaçant, sans humour, trop sensible. Ce qui est un peu dommage d'autant que j'aime ça, l'humour, la dérision, etc. Mais pour l'instant j'arrive pas à l'intégrer dans le roman, peut-être par la suite, dans des parties qui s'y prêteront davantage.

Pour l'instant, le tout manque d'action (un vrai écrivain saurait mêler aux réflexions des moments d'action qui rendraient à la fois plus crédibles et plus attachants les personnages, mais j'avoue que ça ne me vient pas). Pareil, je pense que la suite s'y prêtera davantage.

PS : par contre je crois pas que mon personnage fasse particulièrement bourgeois. Certes il y a ce vécu au Mexique, mais c'est le pays où il est né, où il a grandi, où il va vivre pendant quelques années (spoil !). C'est pas l'influenceur d'Instagram en vacances à Tulum quoi. 😜

Bref, encore merci pour ce retour (Hugo ? 🤔😅). D'ailleurs j'ai commencé ton roman l'autre jour, j'ai pas répondu car j'ai trouvé les retours de Supervielle très efficaces, mais maintenant que je sais que c'est toi, je vais faire un petit effort. 🙏

Ed_Wick
Niveau 10
15 août 2022 à 03:27:58

Petite update : je suis en train d'écrire la seconde partie, qui possède 12 chapitres. J'en ai déjà écrit 8, j'avance plutôt bien. Je la publierai ici dans une ou deux semaines (le temps d'écrire les quatre derniers chapitres, de relire encore, de corriger, et de valider).

Je vous remercie pour vos remarques autour du prologue qui m'ont réellement, je le répète, mais c'est vrai, beaucoup aidé pour envisager des modifications ultérieures, que je ferai lors de la grande relecture et correction finale.

Il faut savoir que ce roman n'est en aucun cas pensé pour être envoyé à une maison d'édition. C'est avant tout un exercice thérapeutique. L'écriture, je ne m'y étais plus intéressé depuis longtemps, ça me permet donc de retrouver cette passion-là tout en sondant mes propres souvenirs et émotions. Je prends un plaisir fou à l'écrire. Je le ferai évidemment lire aux personnes de mon entourage qui sont intéressées par ce projet (15-20 personnes, pas plus). Je veux donc néanmoins produire une oeuvre certes sincère, mais aussi pas totalement dépourvue de qualité stylistique ou de portée émotionnelle. J'espère pouvoir livrer une part de moi, sensible et intéressante, à ces gens-là. C'est du coup très gentil à vous de m'aider à produire le meilleur résultat possible grâce à vos remarques et corrections. 🙏

ViceeJoker
Niveau 9
17 août 2022 à 11:57:55

Le 15 août 2022 à 03:27:58 :
Petite update : je suis en train d'écrire la seconde partie, qui possède 12 chapitres. J'en ai déjà écrit 8, j'avance plutôt bien. Je la publierai ici dans une ou deux semaines (le temps d'écrire les quatre derniers chapitres, de relire encore, de corriger, et de valider).

Je vous remercie pour vos remarques autour du prologue qui m'ont réellement, je le répète, mais c'est vrai, beaucoup aidé pour envisager des modifications ultérieures, que je ferai lors de la grande relecture et correction finale.

Il faut savoir que ce roman n'est en aucun cas pensé pour être envoyé à une maison d'édition. C'est avant tout un exercice thérapeutique. L'écriture, je ne m'y étais plus intéressé depuis longtemps, ça me permet donc de retrouver cette passion-là tout en sondant mes propres souvenirs et émotions. Je prends un plaisir fou à l'écrire. Je le ferai évidemment lire aux personnes de mon entourage qui sont intéressées par ce projet (15-20 personnes, pas plus). Je veux donc néanmoins produire une oeuvre certes sincère, mais aussi pas totalement dépourvue de qualité stylistique ou de portée émotionnelle. J'espère pouvoir livrer une part de moi, sensible et intéressante, à ces gens-là. C'est du coup très gentil à vous de m'aider à produire le meilleur résultat possible grâce à vos remarques et corrections. 🙏

si tu veux quand même avoir un bel objet, il y a des services d'édition à la demande qui sont de belles factures. J'attends la suite donc :oui:

Ed_Wick
Niveau 10
18 août 2022 à 04:24:14

Ah, intéressant, j'y pensais justement. Genre relié et tout avec une belle mise en forme ? J'aimerais trop haha.

ViceeJoker
Niveau 9
18 août 2022 à 10:52:59

Le 18 août 2022 à 04:24:14 :
Ah, intéressant, j'y pensais justement. Genre relié et tout avec une belle mise en forme ? J'aimerais trop haha.

Oui, même sur le service kdp amazon aujourd'hui ils proposent de jolies couvertures cartonnées avec reliure etc :oui:

Ed_Wick
Niveau 10
29 août 2022 à 05:40:05

Re !
J'ai fini la deuxième partie de mon roman, que je vais partager avec vous progressivement. Je remercie d'avance ceux qui prendront le temps de lire et de commenter. 🙏

7.

Je déteste ce que je suis devenu. Mais je ne peux pas m'arrêter. M'arrêter maintenant, ce serait renoncer. La radicalité ne peut pas être sage, la folie ne peut pas être inconséquente. Si je marquais une pause, adoptais un air grave et m'excusais, j'aurais eu l'audace d'un lâche. Alors je continue, entêté, jouant mon personnage minutieusement. Il faut que je sois laid, exécrable, que l'on voit en moi l'absence d'espoirs, l'abandon de l'âme ; que mon corps gesticule comme une ombre disgracieuse et que mes yeux soient vides. Que mon sourire fasse froid dans le dos. Et alors quand j'aurai rencontré le dégoût dans votre regard, la crainte, le mépris, je pourrai choisir de renoncer.

Lorsque je suis debout sur le rebord du balcon, incliné légèrement en avant, le regard dirigé vers le sol en contrebas, la peur faisant trembler mes jambes, je ne peux pas redescendre. Il faut que je reste, que je sois tétanisé, que je sois partagé entre l'angoisse de la chute et la tentation du saut. Que je sois tout entier alimenté par l'idée du choc, par le désir pervers d'imaginer mon crâne se briser et se répartir sur la chaussée en giclées de sang. Je voudrais que le choc soit silencieux, que les gouttes n'éclaboussent pas le bitume mais qu'elles le caressent. Pour que dans un dernier mouvement brutal et absurde, la violence devienne douce, poétique. Qu'elle soit un indice que derrière les turpitudes demeurait encore, malgré tout, un fond d'innocence. C'est lorsque je me mets à imaginer ma mort comme étant plutôt douce et poétique, ni brutale ni dégoûtante, que je descends du balcon. Le jour où je n'aurai plus cette idée de douceur, peut-être que je pourrai choisir de renoncer.

Je pleure de tendresse, une tendresse qui enserre mon âme affectueusement, soulagée de ne s'être pas tout à fait abandonnée. J'ai subitement l'espoir que mon corps cessera un jour d'être une ombre disgracieuse, et que mes yeux cesseront de renvoyer les tourments de l'enfer ; qu'ils regarderont le ciel en réfléchissant le bonheur qu'ils y verront.

Ed_Wick
Niveau 10
29 août 2022 à 05:42:56

8.

La chaleur de juillet lui étant devenue trop pénible, Jules sortait surtout la nuit. Le plus souvent il prenait son vélo et roulait jusqu'à la plage. Il affectionnait le trajet, longeant les rives du Lez avec le fleuve d'un côté et la verdure de l'autre. Aux heures tardives auxquelles il partait, il ne croisait personne. Il avait donc tout le loisir de mettre sa musique à n'importe quel volume, de zigzaguer à toute vitesse, de s'arrêter où bon lui semblait, de s'allonger dans l'herbe à côté du chemin ; ayant l'impression que cette piste cyclable qu'il empruntait presque tous les soirs, si familière, s'était mise à lui appartenir. Il passait devant un enclos de chevaux vers la fin du parcours, auprès duquel il s'arrêtait toujours pour saluer les animaux gentiment, avant de s'engager plus loin sur une route étroite, embrassée par de nombreux arbres biscornus d'où pouvaient quelquefois jaillir des chauves-souris virevoltantes. Pour arriver sur la plage il devait traverser la petite station balnéaire de Palavas-les-Flots, d'abord en circulant dans des rues désertes, autour desquelles reposaient quelques maisons endormies, après en franchissant un parking jouxtant une fête foraine bruyante et lumineuse, enfin en empruntant une allée jonchée de commerces estivaux. Après avoir profité du silence du trajet, l'agitation des touristes et leur vacarme inévitable avaient tendance à l'agacer. Heureusement, une fois sur la plage, son vélo jeté sur le sable, et lui plus loin bien avancé dans la mer, le silence revenait, l'obscurité reprenait ses droits, et ne restaient de l'hystérie festive de Palavas que de brèves et lointaines lumières.

Parfois il n'allait pas jusqu'au bout du trajet, il s'arrêtait au bord de la route, se laissant tomber dans l'herbe et se reposant en écoutant des chansons sur son mp3. Quand il remontait sur le vélo, il n'avait plus envie ni de voir la mer ni de se baigner, alors il rentrait. À grands coups de pédale, soudain déterminé à avaler les kilomètres, poussant avec ses jambes dans une rage vigoureuse, à peine contrôlée. Ce qu'il aimait dans ces nuits de juillet, au-delà d'éviter la chaleur accablante et les multiples promeneurs, c'était les idées qu'il pouvait projeter dans l'obscurité. La nature devenait mystérieuse, les silences énigmatiques, il rencontrait dans ce décor un reflet de ses états d'âme. Il faisait corps avec lui, la tristesse qui l'envahissait, sa mélancolie, étant toutes deux soulignées par cette ambiance nocturne ; un animal qui filait dans le lointain, des branches qui bringuebalaient sous l'effet du vent, quelque chose qui tombait dans l'eau, tous ces bruits l'accompagnaient dans ses pensées, il s'y sentait intimement, infiniment lié.

La journée, avant de s'échapper jusqu'à la mer, il avait plutôt envie de lire ; peu, mais intensément. John Keats était le poète qui occupait la plupart de ses lectures, il le fascinait. Évidemment, entre deux sessions, bien que persuadé de l'inutilité du geste, il allait vérifier si Anaïs lui avait écrit. Il se figurait désormais avec beaucoup de clarté la dissonance totale entre ses obsessions de la fin du printemps, qui l'empêchaient de vivre, et sa liberté à elle, au contraire vivifiante, faite de sorties, de rencontres, d'évasions l'ayant lui, l'amoureux transi, incapable d'expression, éloigné progressivement. Il lui avait ouvert la porte mais était resté quant à lui enfermé à l'intérieur, spectateur meurtri de ses accès de liberté tandis que se nouaient autour de ses poignets et de ses chevilles de lourdes chaînes. L'image était bancale, imprécise, mais c'était comme ça qu'il imaginait l'échec de leur relation, comme s'ils s'étaient rencontrés, rebondit dessus, et qu'ils avaient à ce moment créé deux nouveaux mondes, diamétralement opposés. Anaïs ayant plongé dans un monde léger et accueillant, où elle était libre et dont elle définissait les règles ; Jules quant à lui étant tombé dans un monde austère, hostile, où il était piégé et au sein duquel il semblait rapetisser, toujours plus faible, plus fragile, et surtout toujours plus inapte à en sortir. Il avait arrêté le temps, elle l'avait accéléré ; ils ne partageaient plus la même réalité. Elle était restée une promesse, lui était devenu un poids. Mais Jules pouvait se confondre en métaphores, chercher signes et réflections dans l'œuvre de John Keats, ou écouter la nuit lui murmurer des mots réconfortants, la vérité ne tenait qu'en une seule phrase, toute simple : c'était l'histoire d'un garçon qui était tombé amoureux d'une fille qui n'était pas tombée amoureuse de lui.

Le mois de juillet se déroula ainsi dans une extrême solitude. Anaïs avait disparu de son horizon, Jérémy avait quitté Montpellier, son frère filait le parfait amour avec son épouse mexicaine venue le rejoindre en France, et son ami d'enfance, Fred, était rarement disponible. Il ne restait à Jules que ses balades solitaires pour combattre l'ennui et le désespoir qui avaient gagné son cœur. Il avait été si longtemps persuadé que la direction que prendrait sa vie serait forcément liée à Anaïs, qu'il était devenu dépendant d'un futur fantasmé. Désormais conscient de l'inexistence de ce futur-là, sa vie semblait de nouveau traversée par l'erreur et la fatalité. Chaque jour qui passait et qui l'éloignait un peu plus de son émerveillement printanier, de son enthousiasme du 12 mai, lui faisait prendre conscience de ce qu'il considérait comme un dérèglement du présent. De nouveau son unique certitude était ce voyage aux États-Unis, auquel il n'avait pas renoncé. Tout le reste était flou, incertain, non pas de manière bienheureuse comme à la fin de sa licence, mais plutôt de manière tragique, comme s'il n'y avait pas d'issues à sa désillusion amoureuse ; l'écoulement du temps n'arrivant pas à en gommer les traits, se mettant même à les grossir de façon abjecte.

Les rares moments où il côtoyait du monde étaient lorsque Fred, au cercle d'amis plus étendu, l'invitait à des soirées. Jules ne s'y sentait pas à l'aise. Il n'avait jamais vraiment été très sociable, ainsi avait-il traversé la vie étudiante sans se faire d'amis avec qui sortir pour faire la fête. Non pas qu'il méprisait cet univers-là, mais il s'en considérait étranger et savait d'avance qu'il ne s'y plairait pas. Il ne buvait pas d'alcool, ne fumait pas, et préférait le silence au bruit, les longues discussions en tête à tête aux chaotiques échanges de groupe. Du coup, sans ressentir de manque, et aussi sans jugement à l'égard des autres, en somme sans malaise et sans misanthropie, il préférait sa vie de solitaire, se satisfaisant amplement des échanges qu'il pouvait avoir avec ses quelques amis, qu'il estimait tous dignes de confiance, avec qui il se sentait capable de se livrer entièrement. Les soirées auxquelles il se mettait à prendre part, entraîné par Fred qui était bien au courant de son désespoir amoureux, le prenant un peu en pitié, étaient toutes nouvelles pour lui. Sans être inadapté socialement, il n'avait pas les codes, ni les réflexes, et sentait qu'il détonait dans ces ambiances ciselées, quelque part parfaitement coordonnées. Il avait du mal à y trouver sa place.

Aussi, ces soirées-là, qui lui faisaient rencontrer beaucoup de monde, ne pouvaient pas, dans son esprit, ne pas être comparées aux moments plus intimes qu'il avait vécu quelques semaines plus tôt avec Anaïs. Il croisait les gens, les saluait, discutait un peu avec eux, rigolait quand les situations s'y prêtaient, et parfois même il arrivait qu'il sente l'intérêt d'une fille à son égard, plutôt mignonne, plutôt agréable. Mais bien qu'il fasse des efforts pour être lui-même agréable et sympathique, il n'arrivait pas à ôter de son esprit que tous ces gens, tous ces échanges et toutes ces situations étaient bien fades. Il savait que le problème venait de lui, et non pas d'eux, mais le résultat était le même : ces soirées lui semblaient vaines, désincarnées, et l'amusement général qui frisait avec l'euphorie collective lui paraissait décalé, presque de mauvais goût. Il le savait, c'était encore ce sentiment de dérèglement du présent, depossédant les moments qu'il vivait de toute substance. Il rentrait chez lui avec une légère frustration, il sentait un blocage : l'inexpérience sociale le rendait étrange, et la fadeur qu'il éprouvait en société le rendait froid. Quand on était étrange et froid, on ne se faisait pas beaucoup d'amis. Et les filles, au début attirées, puis troublées, semblaient par la suite se vexer, encaissant l'étrangeté de Jules et son désintérêt manifeste comme un affront, comme une humiliation.

Il avait pensé à boire de l'alcool pour combattre son introversion, et aussi pour oublier ce fameux dérèglement. Mais l'ivresse de Strasbourg était encore trop ancrée en lui : le dégoût, la stupidité. Pourtant, il s'y essaya malgré tout une fois. Quand il repensa à sa promesse dans le train, du 30 juin dernier, et à son idée de changer radicalement, d'abandonner ce qu'il était, de n'être plus celui qui souffrirait. Il se dit soudain : rien à foutre. Quelques bières et il se sentait léger, plus de dégoût ni de stupidité, juste une légèreté joyeuse, et d'autant plus joyeuse qu'elle était inattendue, inenvisageable encore quelques minutes auparavant. Et puis l'excès, la perte de contrôle, le tourbillon infernal et, honteusement, le vomi, les larmes, les hurlements silencieux. Il décida alors qu'il n'avait pas besoin de ça. Changer, oui, mais changer raisonnablement, avec parcimonie, de manière réfléchie ; se maquiller et non pas se défigurer. Bien sûr, cela ne fonctionnerait pas, et il se retrouverait totalement défiguré. Mais au moins au début, au tout début des années sauvages, en juillet 2014, il avait eu l'idée, et même la détermination, d'être raisonnable. Que par la suite cette idée se perdrait et qu'il en oublierait tous les contours, c'était une autre histoire.

*

Août guettait, attendait, arrivait, avec dans son sillage le voyage aux États-Unis. L'infernal mois de juillet touchait à sa fin, et Jules, qui s'était habitué à se complaire dans la mélancolie de ses errances nocturnes, fut investi d'une nouvelle idée à mesure que la date de son départ approchait. Cette idée, c'était de trouver dans l'ailleurs, dans l'inconnu, une forme de guérison. Elle devait passer par l'expérience, par la découverte, qui seraient non seulement capables d'atténuer la douleur, mais aussi de la transformer, de lui donner un nouveau relief, plus profond, moins désagréable. Il espérait que cette aventure à l'autre bout du monde aurait sur lui un effet cathartique, venant donner un sens à toute cette histoire. Il se réappropriait ce voyage. D'abord imaginé en solitaire, il était devenu beaucoup trop lié à Anaïs à tel point qu'il s'en était désintéressé. Désormais, il redevenait entièrement sien, et sans pour autant retrouver l'enthousiasme d'alors, il avait néanmoins cette envie de partir, fantasmant un périple spirituel et poétique qui saurait l'aider à affronter ses déceptions et les changements qu'elles allaient engendrer. À quelques jours de partir, l'idée du voyage était devenu sa seule alliée ; sa seule certitude, son seul espoir de guérison, son unique fantasme poétique, en même temps qu'elle était plus nébuleuse que jamais : tout était imaginable, tout était possible ; la Californie l'attendait, dans toute sa grandeur, regorgeant de surprises et de singularités. Il avait hâte de les découvrir, de s'enduire de leurs secrets et de leurs mystères comme on dessine avec nos yeux une silhouette qui approche au loin : entre l'imagination et le concret, entre le fantasme et la réalité, entre le faux et le vrai.

Il y avait le monde palpable, la valise, le train, l'aéroport, le terminal, et il y avait le monde imaginaire. C'était ce monde-là qui le guidait, délié du reste, encapsulé dans son esprit, lui donnant l'impression, tandis que l'avion filait sur la piste et qu'il s'apprêtait à décoller, que s'ouvrait devant lui un passage, une faille : à travers sa mémoire, à travers son imagination, à la recherche d'un endroit paisible et lointain, à l'épreuve du temps, de la souffrance, garant d'un bonheur exutoire que rien ne pourrait saccager ; pas même les années sauvages. C'était ainsi qu'il atterrit à San Francisco, habité par la conviction qu'un monde en avait supplanté un autre. Inédit, dorénavant imprégné de mille poussières de lui ; ou de mille poussières de quelqu'un qui lui ressemblait encore un peu.

Ed_Wick
Niveau 10
12 septembre 2022 à 04:45:23

Comme prévu, je poste les deux chapitres suivants. Aucune réaction aux deux précédents mais le forum est un peu calme en ce moment. Même moi j'ai dû mal à poursuivre mes lectures.

9.

La vie c'est une folie, et la folie ça se danse. On est le 1er août ; 2018, 2019, ou 2020. C'est l'autre versant de l'été qui commence. Je me souviens de cette idée, insufflée par Jean-René Huguenin, que j'avais découvert à San Francisco. L'autre versant de l'été, c'est un beau concept. C'est comme le rayon vert après un coucher de soleil. Il apparaît, fugace, gracile, on peut l'ignorer, le manquer, mais quand on le rencontre il est capable d'ébranler tout notre être. Cet autre versant, ce rayon vert estival, j'essaie de le croiser, toutes ces années je lui cours après, mais je ne le trouve pas.

Est-ce que Pierre, lui aussi, cherchait le rayon vert quand il a sombré dans l'autre versant de l'été ? Peut-être l'avait-il même trouvé. Peut-être l'avait-il accueilli en dansant. Pierre, après tout, c'est un prénom romanesque. Et je l'ai vu sombrer, avec la même impuissance que j'avais vu sombrer des personnages de roman. Je pouvais uniquement faire défiler les pages, pas les corriger. Lui qui me rappelait l'Alsace, la trivialité, la gaieté, le jeu, représentait à présent l'erreur, l'échec, l'abandon. C'était ça, l'autre versant de Pierre.

C'est la première fois que je bois de l'alcool avec mon frère. D'abord sur la place en terrasse, ensuite dans une cave où nous sommes accoudés au comptoir. "On est bien là", il me dit. Et puis la tequila. Deux pour moi, une pour lui ; évidemment. Mon frère qui boit de l'alcool, qui devient ivre, riant aux éclats. C'est une drôle d'image, mais je le respecte trop pour l'associer à l'ivresse. Et je crois qu'il est trop heureux pour être associé à l'ivresse. Laissez-moi être celui qui boit, qui est triste, qui cherche le rayon vert au fond d'un verre de bière, qui embrasse l'autre versant de l'été en quête de ses écumes affriolantes. Laissez-moi jouer ce rôle, il me va à la perfection. Alors oui, deux pour moi, une pour lui, évidemment.

Je ne suis ni Pierre, ni mon frère ; je ne suis ni la déraison, ni la raison. Je me noie au milieu. Et chaque 1er août je regarde au fond d'un verre de bière, me demandant si je vais un jour définitivement tomber d'un côté ou de l'autre. Mais mon regard se trouble, se perd ;

il y a tant de vagues et de fumée,
que je n'arrive plus à distinguer,
le faux du vrai.

Ed_Wick
Niveau 10
12 septembre 2022 à 04:57:59

Impossible de poster le chapitre 10, pour une problème de caractères (mais jvc ne dit pas lesquels, flemme).

Revoltin
Niveau 9
12 septembre 2022 à 10:12:56

Le 12 septembre 2022 à 04:57:59 :
Impossible de poster le chapitre 10, pour une problème de caractères (mais jvc ne dit pas lesquels, flemme).

ah, toi aussi ça t'arrive ce truc de caractères et impossible de savoir lequel.
Autant j'étais optimiste par le passé, mais là ce genre de mesure ça enterre définitivement écriture. Faut voir avec Mandoulis ce qu'on peut faire remonter au niveau de l'administration.
Je lis bientôt promis :oui:

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Sujet : [Roman] Mes années sauvages
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