Un type barbu lui ouvrit la porte. Le tabac qu’il fumait cacha à Ellis son visage pendant un moment. Il l’étudiait de la tête aux pieds. Le boutiquier devait avoir dans les 60 ans, ne mesurait pas plus d’un mètre septante. Bien qu’il eût un aspect peu engageant, cela ne suffisait pas à gêner la perception positive - et intéressée - qu’Ellis avait de lui. Roy Jones était un homme correctement fortuné et fort enclin à employer un homme sachant compter, de ce qu’on lui avait renseigné. En vérité, c’était un ami de beuverie, Ralf Boone, qui l’avait recommandé. L’homme qui se tenait sur le seuil lui avait été présenté comme le gérant de la meilleure boutique de paris d’East End, mais aussi et le plus considérable aux yeux du jeune homme, comme un homme enclin à engager un comptable. Bien qu’il ne le fut pas le moins du monde, - il avait arrêté l’école très tôt - il se considérait comme ayant une certaine commodité avec les chiffres. Ils se saluèrent et le vieil homme l’invita à prendre place sur le fauteuil installé au centre du bureau, il prit place et remercia l’homme pour le verre de whisky qu’il lui servit sur la table en bois humide qui les séparait. Ellis lui tendit son dossier. Le boutiquier le lui prit et commença à l’examiner d’un œil faiblement intéressé.
Ellis n’y prêta pas plus d’attention pour le moment. Il observait l’environnement si particulier qui l’entourait.
La boutique de paris était un endroit échevelé, les tables étaient bondées de documents parfois rongés par l’humidité. Elle était de toute évidence le théâtre d’une effervescence rare les jours de course - Ellis ne pariait jamais sur les courses de chevaux, il ne pouvait pas se le permettre - Il s’imaginait baigner dans cette effervescence fertile en baladant son regard interrogateur sur les tableaux décorés de chiffres à la craie dont l’odeur régnait en parfaite égalité avec celle du tabac froid dont son interlocuteur était certainement la cause, enfin pas la seule.
« Alors, Ellis Avery. 20 ans, vous avez travaillé au pensionnat pour garçon de Brick Lane »
Oui, monsieur, confirma t-il, mais je suis à l’usine maintenant, monsieur.
Pour quelle raison n’êtes vous plus au pensionnat ?
Bagarre avec un collègue, monsieur.
Ellis sentit le regard inquisiteur de son potentiel employeur se poser sur son visage. Il fut regardé d’une manière plus méticuleuse qu’à sa présentation sur le pas de la porte. « Je vois. » . L’impétueuse oeillade du vieil homme se rabattait sur la feuille jaunie qu’il tenait dans les mains écornées et jaunies par le toucher des pièces d’or. Il y eut un silence embarrassant. Les deux hommes échangèrent un regard communicatif. Chacun avait compris qu’il n’y aurait pas de suite à cette entrevue. Sans doute les accès de violence d’Ellis lui portaient préjudice. Après tout, le milieu du pari était un milieu éduqué, réfléchi et bien différent de celui du jeune docker. « Savez vous lire, écrire ? »
Je sais compter, je suis pas mauvais avec les chiffres, monsieur.
Et pour l’orthographe ? La grammaire ?
J’ai arrêté tôt. Je lisais encore du temps ou j’étais en pensionnat et je sais pas mal écrire.
Le gérant posa alors le manuscrit à plat sur la table. Il sorti son stylo et biffa d’un coup net les informations remplies d’une écriture gauche et maladroite. Ellis se retint d’avoir l’air déçu. Il garderait sa fierté même dans cet échec qu’il voyait arriver gros comme un ferry sur les quais d’East End. La porte s’ouvrit à nouveau et un homme passa le seuil pour se retrouver dans la salle ouverte où ils s’entretenaient dans un climat bien particulier. Soucieux de ne pas les déranger, il chuchota.
Je serais à côté Boss, on commence avec la course du nord ce matin. Des clients sont déjà passés ce matin. Un français a misé gros notamment. Je vais dans mon bureau si vous avez besoin de moi.
Très bien Charlie, acquiesça-t-il.
Il y eut un bruit qui ramena l’attention du vieil homme sur son entretien. Il vit Ellis ranger son chapeau dans sa poche.
Sachant déjà qu’il ne pourrait aider ce voyou des rues, il entreprit de finir en vitesse la conversation pénible qu’il avait avec le jeune homme à la mine déconfite qui se tenait face à lui.
Écoutez, je ne peux pas vous prendre. Vous n’avez pas l’éducation qu’il faut pour ce genre d’occupation rigoureuse.
Mais j’ai de la rigueur, protesta Ellis, qui avait presque décollé de son siège - il était de nature impulsive - et se retrouvait à quelques centimètres du visage d’un homme qui tentait de cacher sa stupéfaction.
Charlie se retourna et lança un regard à son boss.
Tout va bien, Charlie. Nous avons fini, intima t’il en regardant Ellis dans les yeux.
Ellis sortit son chapeau de sa poche et le visa sur sa tête. Il se leva, serra la main de l’homme et tourna les talons.
La porte se referma derrière lui et il put enfin le sortir de sa poche et l’examiner : son butin. Alors que le vieil homme l’avait délaissé pour regarder Charlie, il en avait profité pour glisser dans son chapeau les fournitures qui trainaient sur la table. Un stylo en or et un titre de pari au nom de César Sailly. Il se remémora les paroles de l’employé. Des clients sont déjà passés ce matin. Un français a misé gros. Le nom de Sailly lui semblait bel et bien venir d’outre manche. Il n’avait pas connu beaucoup de français, bien qu’il en ait éventuellement rencontré sur les docs. Certains venaient au pays pour faire des affaires. Il avait entendu que beaucoup de chrétiens français s’étaient résolus à épouser l’Angleterre suite à la promulgation de la loi de décembre 1905 : La loi met fin au concordat Napoléonien. Ellis n’avait pas saisi grand-chose à l’explication qu’ils lui avaient donnée - leur accent était le plus ordinairement effroyable - mais il avait néanmoins saisi le tenant et aboutissant de cette ardue explication : La France était devenue laïque, au plus grand déplaisir de certains fervents catholiques. Sailly donc. Ellis tenta de se remémorer ce que le type lui avait dit. Il avait parlé d’une course dans le nord. Il y avait bien l'hippodrome de Sandown Park à Esher, dans la banlieue londonienne. Soit. Il conclut qu’il s’y rendrait afin de retrouver et de faire affaire avec ce malheureux. La note manuscrite au dos du ticket annonçait la somme de 11500 livres. C’est ce qu’il gagne en 2 ans, avec de la chance et la bénédiction de la couronne ! N’ayant fait qu’un avec l’indigence toute sa vie, Ellis savait qu’il tenait entre ses mains de voleur, de menteur, mais de dur travailleur tout de même, la chance de prendre sa revanche sur la vie. Un homme assez stupide pour égarer un ticket de cette valeur ne pouvait qu’être facile à écornifler. Il ricana en rangeant le ticket dans son pantalon troué.