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Sujet : [Nouvelle] Kapitale Cité ou les prolégomènes dialogués d'Hymnus
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ihjkali
Niveau 16
22 novembre 2022 à 02:29:18

A Kapitale cité le ciel est gris et les singeommes sont tristes. Dans l’un des bars de la ville, Joe, accoudé au comptoir, regardait le fond de son verre à la recherche de dieu sait quoi. Il buvait par petites gorgées, pour étendre le temps, avec goût de la répétition du geste. C’est que le boire est du faire. Là, Barry entra dans le bar et rejoignit Joe.

Encore là ce soir.

Joe ne répondait même plus par la parole. Un léger mouvement de menton était l’expression la plus exacerbée qu’on pût trouver chez lui, était-ce qu’il avait décidé d’accorder au silence le privilège de l’écoute?

Tu peux pas continuer comme ça, Joe
Je peux continuer que comme ça
Ecoute : et si qu’on faisait pas un dernier braquage, histoire de se barrer de Kapitale cité avec un magot?
C’est toujours le dernier braquage…

Barry laissa Joe et son verre mariner.

Par curiosité, c’est quoi ton filon?
Je retrouve le Joe que j’connais!
Calme-toi. J’discute, c’est tout.

Barry s’approcha de l’oreille droite de Joe et dit à voix basse : une boulangerie.

Et tu dis que c’est moi qui suis au fond du trou? T’en es réduit là, Barry? braquer une boulangerie! Tu veux braquer les fruits du pain, mais t’es devenu fou ma parole.

Barry s’amusa de l’emportement.

Pour quelqu’un de curieux tu sembles prendre très à cœur cette histoire.
J’dis ça comme ça, pour toi.
Je sais, Joe. Et j’te le dis à toi car c’est pour toi aussi.
Ok…
Tu te doutes bien qu’il s’agit pas d’une simple boulangerie. C’pas un nom de code, non plus…
Si tu veux bien m’excuser… j’ai un coup de fil à passer.
Dis-moi : tu serais pas indic’?

Joe se saisit de son téléphone

- Allo?
- Evy, je peux passer ce soir?
- bien sûr mon chéri.
- j’ai besoin de me détendre. Je passe une sale soirée.
- Joe, tu sais que tu n’as pas besoin de demander.

Il raccrocha.

ihjkali
Niveau 16
22 novembre 2022 à 02:33:47

Encore fourré avec ta pute?

Oh… on va se calmer. Evy est une chic fille.

J’dirais plutôt une chiffe molle. Ta chic fille a cinquante ans.

Et alors? c’est quand même une chic fille.

Mouais… tu préférerais pas te poser plutôt que de dépenser ton fric avec Evy qui n’a d’autre intérêt que ton magot? D’ailleurs ton magot doit se rétrécir depuis toutes ces années où qu’tu travailles plus dans le business…

Barry, je t’aime bien. J’veux pas t’insulter pour t’insulter mais tu te trompes à propos d’Evy. Ok, elle me prend des biftons, et alors? Quelle différence ça fait? Moi, tout ce que je veux, c’est passer du temps avec elle et du reste c’est l’une des rares femmes qui veut bien passer son temps avec moi.

Et Jessy? J’croyais que t’avais le béguin pour elle.

C’est compliqué, Barry. Elle me fait tourner la caboche, c’est vrai. Mais tu sais, des fois tout va bien, d’autres fois tout va mal : les vicissitudes de l’amur!...

T’es complètement barré, Joe. Te voilà à nous refaire l’antienne perpétuelle de l’homme tourmenté et indécis entre la putain et l’épouse.

Jessy n’est pas mon épouse… je crache sur les contrats formels.

Tu m’as compris, Joe. T’as trouvé une chic fille : Jess. Et pourtant tu continues à fréquenter ta…
Ta gueule, Barry.

Non mais je dis pas qu’Evy et toi vous passez pas du bon temps mais… tu vas faire quoi? lui proposer de vivre ensemble et le soir tu sortiras de ton appartement transformé en bordel pendant qu’elle se farcira les mectons du coin?

Joe resta silencieux. Il reprit une gorgée de son divin poison.

Me dis pas que…

Je lui ai déjà proposé. Elle veut pas. Et tu sais pourquoi, Barry?

J’ouvre les écoutilles.

Parce qu’elle pense exactement comme toi. Elle me dit que je serais pas heureux comme ça avec elle.
Tu vois !

Vous commencez tous à m’emmerder à vouloir décider ce qui serait bien pour moi. En vrai, j’pense que c’est qu’une excuse destinée à me réconforter. T’as peut-être raison, Barry. J’me fais des histoires avec Evy mais je sais qu’elle en a envie aussi. Elle s’en empêche…

Quand ça marche plus faut prendre un autre chemin, Joe. Les impasses, ça mène nulle part sinon au pied du mur.

Les impasses ne sont-elles pas des sentiers uniques?

Joe, arrête ton baratin. Ça marche pas avec moi. Je te connais trop et depuis longtemps.

Bon, tu m’emmerdes. Je vais rejoindre Evy.

ihjkali
Niveau 16
22 novembre 2022 à 12:19:56

Interlude brève du comptoir

-T’es v’nu comment?
-En ‘ture.
-Bon sang, t’es irrattrapable, Joe. J’vais conduire ta caisse
-Tu te prends pour son maque, maintenant? Remarque, tu te joues protecteur de client. On avait jamais vu ça…

-T’as réponse à tout, à te croire. Ta mauvaise foi te perdra.
-Ouais, ouais… du reste, j’ai pas besoin de toi. Je sais très bien conduire en ayant bu quelques verres. J’conduis jamais aussi prudemment que quand j’ai bu.
-Et quand tu vas t’faire descendre par les flics, qu’est-ce tu diras?
-Enfin!

Joe se leva. Il tangua légèrement.

-Bon sang… et la boulangerie, Joe?
-On discutera de ça demain.

Joe sortit du bar en direction de sa fourgonnette Renault Trafic, garée dans une ruelle sans réverbère.

-Hey Charlie, dit Barry à l’adresse du barman.
-Qu’est-ce qu’y a, Barry?
-Sers-moi un quart de litre de ta bière dégueulasse.
-Sans problème! Ça fera dix euros.
-Ton boui-boui d’escroc fonctionne bien… J’aurais mieux fait d’investir là-dedans.
-A chacun son truc.

Barry but à grandes gorgées sa bière qui sentait le rance et l’eau moisie.

J’te payerai la prochaine, Charlie.
Attends, Barry. On fait pas crédit… même pour les vieux amis.

Barry l’ignora et sortit du bar.

Tss… j’fous un panneau « crédit à mort » et tout le monde l’ignore. Ils veulent me tuer ces enfoirés, conspua Charlie à l’endroit du silence.

ihjkali
Niveau 16
23 novembre 2022 à 11:31:37

Barry monta dans sa vieille Cadillac cabriolet qu’il avait récupérée chez un garagiste à un prix défiant toute concurrence. Pas sûr que sa provenance fut légale mais Barry se souciait peu de ce genre de détails. Il devait se rendre chez Kalane. Il conduisit dans les allées de lumières vives de la nuit. Kalane habitait dans la banlieue de Kapitale Cité, comme un ossuaire silencieux qui entourait la ville aux mille bruits. Barry appuya sur le bouton de la sonnette. Elle produisait un petit air de Pom-pom-pi-dou.

Kalane ouvrit à poil.

Bon sang… mais quand t’ouvres, habille-toi au moins. J’peux attendre 2-3 minutes…

Kalane rit aux éclats.

Te voilà bien pudique, Barry
C’est toi qu’es impudique, ma parole

Kalane éclata de rire.

Toujours aussi drôle, Barry.
Mouais… c’toi qui rigoles pour un rien.

La conversation semblait beaucoup trop longue pour un homme habillé et un homme découvert. Barry entra sans la permission de Kalane.

T’as soif?
Un petit rhum. J’ai besoin de la chaleur des Caraïbes dans cette foutue cité frigorifiée.

Kalane fut prit d’une quinte de rire.

Des fois j’me demande si tu vas pas crever de rire à forcer de t’étouffer de tes cascades diaphragmatiques.
En plus d’être rhumantique, te voilà savant

Kalane revint avec une tasse emplie de rhum des trois rivières.

Un rhum blanc… c’pas terrible.
Monsieur Barry est servi et il trouve encore à se plaindre.
Bon sang, habille-toi je t’en prie.
Si ça te dérange tant que ça…. Ne t’inquiète pas : j’ai pas trempé mon luth dans ta tasse.

Il fut reprit d’un rire inextinguible, s’en allant dans sa chambrée à la recherche d’un déguisement.
Barry observa sa tasse. Il la repoussa sur le côté.
Kalane revint en slip, une perruque rose sur la tête et une paire de seuneglaces à l’endroit du regard.

Purée… j’suis entouré de barjots! Pourquoi qu’dans ce genre d’affaires, je peux pas tomber sur des gens à peu près équilibrés?

Barry, souvent, se posait davantage de questions à lui-même qu’à l’interlocuteur physique qui n’était qu’un prétexte à la poursuite de son dialogue intérieur projeté dans l’apparition-disparition de la parole.

Si on était équilibrés, on f’rait pas c’qu’on fait, Barry. On aurait notre petite nénette, notre petite maison, notre petit jardin, notre petit travail, enfin notre petit train-train

Ouais… on a voulu échapper à cette chimère mais la petite maison, la petite nénette, le petit jardin, c’est pas mal pour la retraite.

Te fais pas si vieux, Barry. On est pas si mal, en vérité.

Parle pour toi. Moi, j’ai envie d’en finir avec cette première vie. Bon, d’ailleurs, j’venais te voir pour discuter du casse…

La boulangerie Hymnus ?

Ouais. Elle pourrait nous sortir de cette mouise jusqu’à la fin de nos jours, si l’on a pas trop le goût du luxe et de l’excès.

Et Joe, il est d’accord pour se joindre à nous ? J’t’ai dit : j’y suis pas s’il le sent pas. Joe sent les bons coups. Pour l’instant il préfère aller voir sa pute. Il a dit qu’il m’en reparlera demain.

ihjkali
Niveau 16
23 novembre 2022 à 11:41:58

L'ombre de l'agence et l'agent Iéroza

Joe avait menti. Il ne se rendait pas chez Evy, ou plutôt faisait-il un détour. Il arriva devant un long building sans nom, aux vitres teintées. Sans regarder - il connaissait le chemin - il s’engouffra dans le hall après que les portes automatiques se fussent ouvertes. L’agent de sécurité le salua :

Agent Iéroza
Salut Lazko
Qu’est-ce que tu viens foutre ici ce soir? On n’a missionné personne.
J’viens pour un dépôt d’information.
Oh… ça faisait un moment qu’t’étais pas v’nu déposer une information à l’agence.
Comme d’habitude?
Tout à fait. Va au 24. Si l’information est confirmée, tu seras reçu.

L’agent Lazko appuya sur le bouton qui déverrouillait la porte de l’ascenseur. Joe y pénétra. Il n’avait aucune commande à actionner. Pour un agent, il avait peu d’initiative à prendre. Il suivait les indications parsemées sur son chemin. Arrivé au 24è, il s’avança devant le bureau de la collecte.

L’IA de reconnaissance dit : vérification identité. Quel est votre matricule ?
Joe Spers, dit Iéroza, n°24353.
Vérification en cours de l’identité de l’agent. Bonjour, agent Iéroza. Quel type d’information venez-vous déposer ?
Information de type 1-bis.
Vérification en cours. Etes-vous sûr, agent Iéroza, de la catégorie de votre information ?
Seuil d’erreur de l’ordre de 5 %. Demande urgence pour dépôt.

La porte se déverrouilla.

Lorsqu’un agent se confrontait à la technique de son agence, il lui arrivait de singer la robotique.

Le bureau était vide à l’exception d’une table sur laquelle était posée une boite, une pile de papiers vierges ainsi qu’un stylo à l’encre bleue. Joe s’avança jusqu’à la table, se munit d’un papier et du stylo. Il écrivit : boulangerie Hymnus projet. La boite disposait d’une étroite fente dans laquelle Joe inséra la feuille. BRRR.

La boite prit la parole : agent Iéroza, votre information est confirmée et Monsieur Agence va vous recevoir. Veuillez vous rendre au 27è étage.

Joe en lui-même se dit : reçu par M. Agence lui-même? J’en demandais pas tant…
Joe n’avait plus été confronté au big boss de l’agence depuis plus de vingt ans, lors de son dernier gros coup : un casse splendide dans une banque où était déposé un joyau unique. Il l’avait refilé à l’agence contre des liasses de biftons et celle-ci s’était chargée de trouver un acheteur à la hauteur. Aucun agent n’avait été mis au courant du montant et qui était le mystérieux acheteur. De nouveau, le joyau de Cassenane était porté disparu. M. Agence, Joe l’avait vu deux ou trois fois. La première fois, lorsque sa candidature d’apprenti agent avait été acceptée : c’est la procédure. Tout nouvel agent est reçu par le big boss qui le félicite. Ensuite, c’est en fonction du mérite.

Il semblerait que Barry ne m’ait pas menti… pour que je sois reçu de la sorte après un dépôt d’information.

Joe arriva au 27è et seule une grande porte se présentait à lui. Il s’approcha : Joe Spers, Iéro… La porte s’ouvrit incontinent. Surpris, il resta fixe durant une seconde avant de pénétrer dans le bureau de Monsieur Agence.

Le bureau de M. Agence était une large salle aux murs vitrés qui permettait de voir sans être vu. La vérification de l’agent n°24353 au seuil du bureau n’était qu’une formalité qui avait sautée. Assis à son bureau, un cigarillo goût vanille aux lèvres, dont l’effluve parfumait l’antre, M. Agence regarda dans les yeux Joe.

ihjkali
Niveau 16
23 novembre 2022 à 12:21:47

Tandis qu’il s’avançait vers M. Agence, ce dernier dit :
M. Spers
Boss.
J’ai vu que vous nous aviez apporté une information de grande qualité.

Joe n’en savait rien.

En effet. Il tentait sa technique de bluffeur.
L’agence me donne-t-elle sa permission? demanda Joe
Saisissez-vous du combiné. Joe vit sur le bureau ledit combiné.
Tapez 24-27.

Il s’exécuta.

Au bout, mais au bout de quoi? une voix féminine demanda : qui est à l’appareil?
La main sur le microphone, Joe demanda à M. Agence : on me demande qui est à l’appareil.
Répondez ciboulette, agent Iéroza.
Ciboulette?
Vous l’avez bien prononcé. Ici, Marocaine spatiale : vous avez le feu vert.
Raccrochez.
Il s’exécuta.

Perplexe, Joe demanda : pourquoi n’est-ce pas vous qui m’avez donné la permission?
M. Agence tendit ses bras en avant, le cigarillo toujours porté à ses lèvres, et prit une pose : je n’ai pas toutes compétences pour déterminer quelles opérations sont souhaitables et acceptables.
Mais vous êtes le big boss.
Je suis le big boss de l’agence mais l’agence répond à certaines exigences et contraintes extérieures.
Eh beh… si je savais ça. J’avais encore des choses à apprendre.
Oui, M. Spers. Notre réseau de receleurs n’est pas autonome, surtout lorsqu’il s’agit d’articles atteignant des sommes inconsidérées.

M. Agence, dites-moi, dans l’ascenseur, je repensais au joyau que je vous avais refilé. Qu’est-il devenu?
Dossier secret, M. Spers.
Un tel joyau!… j’ai pu le contempler avant de vous le refiler : il semblait hors de ce monde.
C’est bien pour cela qu’il a quitté ce monde, M. Spers.

Le langage sibyllin de M. Agence était de coutume. Tous les agents qui l’avaient croisé s’en étaient satisfaits, ou bien ils n’y comprenaient rien ou ils comprenaient mal le sens de ses propos. Les agents s’disaient : il est pas big boss pour rien, il sait garder ses secrets.

Très bien, big boss. Une dernière question, M.Agence.
Je vous écoute, Iéroza.
Après ce coup qui me semble pas mal, j’aimerais prendre la retraite. Pas seulement ne plus venir mais quitter mon statut d’agent.
Ca peut se faire, administrativement. Mais vous savez, M. Spers, on ne cesse jamais vraiment d’être un agent lorsqu’on l’a été.
Certes… a-t-on idée du prix de ma commande?
M. Spers, concentrez-vous sur l’opération. Quant à votre récompense, n’ayez crainte. L’agence saura vous récompenser en conséquence.
D’accord, M. Agence… J’ai déjà un équipier avec qui je travaillerai : Barry Mousse. Il n’est pas agent mais il m’a souvent aidé et je n’ai jamais eu de problème avec lui. J’aimerais monter une équipe hors agence, avec des gens de confiance.
Permission accordée.

Il était rare que M. Agence accorde sa permission sans poser de question. Joe fut intrigué de la rapidité de la réponse. D’ordinaire, cette célérité rimait avec refus.

Une seule chose : l’agence doit être mise au courant de l’identité de tous les membres de cette opération. Veuillez monter votre équipe. Une fois la chose faite, vous viendrez à l’agence faire un dépôt. La permission vous sera alors accordée. Vous savez… c’est une question de procédure.
Qui eût cru que voler exigeait le respect de tant de règles?
Tous nos agents le savent, M. Spers. Voler est un art.

Joe se leva : je reviendrai dans quelques jours. Au revoir, et je dirais même adyeux M. Agence, si c’est la dernière fois que nous nous croisons.
Au revoir, M. Spers.

Joe sortit rapidement du building de l’agence et récupéra sa fourgonnette. Il devait aller rejoindre Evy.

ihjkali
Niveau 16
23 novembre 2022 à 12:43:56

Barry continuait sa conversation avec Kalane :

Joe m’inquiète…
Tu t’inquiètes pour un rien, un cheveu déplacé et tu crois que l’ordre du monde en est bouleversé.

Non, mais je veux dire. Ça fait des années qu’il est plus dans le business. Je sais même pas comment qu’il vit. Il dépense ses derniers deniers, boit des coups au bar de Charlie et passe son temps avec deux femmes.

Ca me semble un bon programme, Barry. Tu devrais faire de même.

Hormis ça, je sais même pas ce qu’il fait de ses journées. Il part jamais de kapitale cité. Bon sang, s’il a arrêté le business, pourquoi qu’il se tire pas de la fondrière? ou même prendre des vacances, je sais pas…

Tu l’as dit. Il est entiché de deux femmes : l’une lui prend de l’argent, l’autre lui prend de l’amour.
C’est ridicule.

Qu’est-ce tu veux? C’est le sens de l’histoire que les hommes tombent dans l’piège. Prends le plus gros loubar aux mille femmes et un jour, tu sais pas pourquoi, il s’entiche d’une. Elle est ni plus jolie, ni meilleure que d’autres, mais le type croit que c’est elle. Il en sait rien : il y croit. Alors il s’engouffre à ses risques et périls.

Ouais… et toi?
Moi, j’préfère être un oiseau sauvage qui n’est fidèle à aucune branche. Le jour où j’sens qu’elle risque de se briser, je m’envole.

Tu m’étonnes… Et pourquoi qu’tu tombes pas dans l’piège?
Je suis Kalane, au rire inextinguible! Je m’accommode très bien de ces changements d’état. Certains voient le tragique, moi, je vois l’comique.

Il fut pris d’un nouveau rire bruyant, inarrêtable, à gorgée déployée, les bras balancés en tous sens, le visage crispée par les zygomatiques et la tête prise de contorsion.

T’es fou, ma parole.

Kalane ne s’arrêtait toujours pas.
Barry lui ficha une droite en pleine joue qui le fit tomber à la renverse. Au sol il continuait de rire et à se tordre en tout sens.

Bon, j’me tire. Tu me fais peur, vraiment, Kalane.
Alors qu’il ouvrit la porte, franchit le seuil de cet étrange cirque et qu’il ferma la porte, il entendait encore Kalane prit dans la folie de son rire.

Ce barjot est compétent mais il fait flipper.

ihjkali
Niveau 16
23 novembre 2022 à 14:21:12

Joe était arrivé devant la baraque d’Evy. Il frappa en rythme 4 mesures à la porte, en bois. C’était l’instrument de reconnaissance entre Evy et Joe. Après une minute, elle n’avait toujours pas ouvert l’huis. Il entra dans sa fourgonnette et patienta. Au bout de quinze minutes, il vit un vieux type, en trench-coat, sortir tout en regardant à gauche et à droite. Joe était dans sa fourgonnette, phares éteints et moteur coupé, en face. Joe le vit mais l’inconnu ne le vit pas. Il attendit cinq minutes puis alla de nouveau toquer à la porte. Quinze secondes plus tard Evy ouvrit. Elle était habillée d’une robe en laine de couleur beige.

Joe, tu es enfin là. Je pensais que t’allais plus venir.
J’avais quelques courses à faire avant.
Plutôt quelques verres à siroter seul dans le bar miteux où tu as tes habitudes.
Aussi.
Eh bien! entre mon chéri. Tu vas pas faire ton timide quand même…

Joe entra et s’installa dans le salon, assis dans un fauteuil en cuir.

Très démodé ton siège.

Sans demander Evy lui apporta un verre de vermouth et s’assit sur ses genoux.

Joe… ça va? T’as pas l’air dans ton assiette.
En ce moment ma caboche me joue des tours, mais avec toi ça va.

Elle se leva et mit de la musique grâce à sa plateforme connectée : un rock psyché-lancinant avec voix féminine. Elle se rassit sur les genoux de Joe, lui prit le verre des mains, but une gorgée puis fit boire à Joe la seconde gorgée de ce trinque à un verre.

Evy, je sais pas ce que tu es mais tu me parais divine. D’habitude les femmes veulent me tirer les verres des mains pour me les balancer à la figure et toi, avec ta grâce, tu accomplis un œuvre de partage. Je suis désolé de n’avoir que ça à partager…

Arrête tes bêtises, Joe. Si tu n’avais que ça, tu me plairais pas. Le nombre de mecs qui boivent, j’en ai à la pelle. Ces types boivent pas, ils gobent et deviennent méchants. Toi, j’sais pas pourquoi tu bois mais ton geste n’est pas brusque, ni répété comme une mécanique, seulement accompli avec abandon. Tu t’abandonnes… à quoi?…

Je sais pas. A moi-même ou à vous autres?

Evy se leva et se ficha devant Joe. Il la regarda puis vit le mouvement de ses bras et de ses hanches qui commençaient à onduler. Joe continuait de la regarder. Il finit en rasade son verre de vermouth sans quitter du regard la scène.

Evy, tu danses!

Il se leva et Evy s’avança vers lui tout en continuant sa danse. Avec ses mains il commença à suivre les contours de son corps, plongea le nez dans son cou, sortit ses dents. Elle se tourna, laissant son dos, ses épaules et sa croupe à la vision de Joe. La danse n’était pas extatique, elle était sacrée par la puissance d’évocation. Cette danse n’était pas d’aujourd’hui. Elle remontait à des temps lointains, lorsque les femmes, à la fois prêtresses, épouses et mères, séduisaient les hommes par quelque charme hérité de la grâce.

Qui est cette créature? je chavire.

Evy sourit. Elle comprenait, mais plus qu’elle comprenait, elle savait.

Evy, ce que je t’ai dit la dernière fois…
Elle le coupa : non, Joe. Je t’ai déjà répondu et tu ne me feras pas changer d’avis.
Je veux pas te faire changer d’avis. Je dis juste que si un jour, par hasard, tu avais cette envie, moi, je serai là.
Evy s’arrêta de danser.
Tu crois qu’il s’agit d’envie? Tu crois qu’on peut faire ce que l’on a envie?
Eh beh… oui, pourquoi pas.
Non, Joe. Tu n’es qu’un enfant qui n’a pas du tout conscience des risques qu’il prend. Je sais que je te rendrai malheureux.
Quand je te vois, que je suis avec toi…
Tais-toi.

Joe se mit à l’embrasser de toutes ses forces, ses mains parcourant tout son corps, il ficha ses deux mains sous la robe et la releva. Il la poussa contre le fauteuil et s’écrasa de tout son poids contre elle, puis commença à lui dévorer les lèvres et le cou. La respiration d’Evy était plus profonde. Il lui déchira le soutien-gorge pour saisir avec sa pogne le douce bombance malléable. Il commença de mordre son sein.

Kalane s’était relevé de son rire.
C’était moins une !
Il vit que Barry n’avait pas touché son verre de rhum. Il s’en saisit et but à grandes gorgées.
Les sources, quelles délices.

ihjkali
Niveau 16
23 novembre 2022 à 14:37:21

Le lendemain matin - il était déjà 11h, certes -, Joe s’éveilla dans le lit d’Evy. Elle était fatiguée, toujours endormie, les yeux clos avec force. Dans quel royaume est-elle plongée? se demanda Joe. Il se leva, discrètement, pour ne pas la réveiller. Dans la cuisine, il appuya sur le bouton de la cafetière qui lui servit un café serré. Dans le salon, il composa le numéro de Barry sur le téléphone fixe d’Evy. Ca sonnait… enfin il décrocha

Allo?…
Retrouve-moi au café dans une heure, du con.
Hein ? Quel café ?
C’est Joe qui te parle.
Ok…

Il se tira, comme il se tirait chaque fois qu’il fût chez Evy.

Joe arriva à la Société des Cafetiers. Barry n’était toujours pas arrivé. Il s’assit au fond de la salle, d’où il pouvait voir la porte d’entrée et l’komptoir. Il songeait à Evy, à cette soirée sans cesse recommencée. Il commençait de se dire : pourquoi? pourquoi? pourquoi? Cette litanie insupportable du pourquoi le prenait de temps en temps. Il avait des réponses, mais il sentait qu’elles n’étaient pas complètes alors le maelström du pourquoi reprenait incontinent en plein milieu d’une journée, durant une discussion, lorsqu’il tournait son verre dans sa main, chaque fois que sa concentration maximale n’était pas sollicitée. Cette méditation qui n’en était pas une, il l’exerçait sans le vouloir à tout instant de la journée et de la nuit. On eût dit une flèche cherchant une cible invisible en direction du ciel mais la loi de nioutone reprenait ses droits, toujours, et c’était de peu que sa tête ne fut transpercée de sa propre flèche. Une telle trépanation ne le soulagerait pas de quelque pression crânienne, seulement ce serait un transpercement qui le soulagerait des contingences de l’existence. Joe se souvint d’une vieille formule : mourir sur le trône écrasé par un ciel de briques. Il en avait oublié l’origine.

ihjkali
Niveau 16
24 novembre 2022 à 09:30:17

Barry entra au sein de la Société à la recherche de Joe. Il était absurde que Barry ne le trouva pas d’instinct, Joe se plaçant avec constance à la même place. Barry aimait répéter ses scènes ou alors il oubliait avec facilité les petites habitudes pour découvrir avec surprise les sempiternelles ritournelles des hommes. Joe n’était-il pas lui-même quelque peu comédien au sein de la Société, assis à la même place, toujours à attendre Barry lorsqu’ils se donnaient rendez-vous? Joe leva la main droite. Barry avança à pas chaloupés.

Hey, Joe.
Écourtons les formalités.
Qu’est-ce t’as? t’es stressé? toujours assis à table en train de dieu sait quoi et l’on voit ta tête qui tourne. T’as une gueule de mappemonde. J’peux toucher?
T’es drôle pour midi, toi.

La salle de la Société était pleine : c’était l’heure du déjeuner des types qui travaillaient dans les bureaux environnants. Les garçons de café servaient les petits plats tout faits et réchauffés, les rogatons de la veille, et couraient de table en table. Une mise en scène amusante dans laquelle Joe et Barry, spectateurs, se fondaient. Si les employés n’étaient pas si enthousiastes à tenir la conversation des déjeuners, ils eussent vu que Barry et Joe maintenaient un dialogue segmenté de silences.

Joe reprit : bon… cette histoire de boulangerie, c’est quoi?
Ah oui, c’est vrai. Alors, crois-moi ou non, mais c’est peut-être le coup du siècle et la farine du boulanger semble receler un trésor enfoui.

Ok, ok. Mais donc c’est quoi?
Paraît qu’le boulanger a un beau bijou ou un joyau… et qu’il le garderait dans l’enceinte de sa boulangerie. Où ça précisément? J’sais pas mais ça nous laisse toute la nuit pour le découvrir.

Un joyau? Dans une boulangerie? Tu me chantes quoi, là?
Ma source a toujours été fiable et j’ai envie de te dire, pour une boulangerie, vu le peu de risques que l’on a à prendre ça vaut le coup d’essayer, non?

Peut-être… Et c’est qui ta source?
Joe, tu sais bien que j’file pas mes filons, sinon comment j’continuerais à vivre?

Ouais, ouais… et pour l’équipe? On est déjà deux et je veux avec nous que des gens de confiance. Pour la vente, j’ai un receleur compétent.
Trois.
Quoi, trois?
On est déjà trois dans l’équipe : toi, moi et Kalane.

Kalane… pourquoi pas. Il nous a jamais fait faux bond même si je dois t’avouer qu’il m’énerve.
J’comprends, moi, il me fait peur parfois. Le reste du temps, par contre, on a rien à lui reprocher.

C’est pas faux. Bon, il faut qu’on soit combien pour cette opération?
Cinq, six. Pas plus. Le bâtiment de la boulangerie est assez grand, c’est pas une boulangerie de quartier ordinaire.

Ok, Barry. Va voir de ton côté. Moi j’pense avoir déjà une idée de qui recruter.
Qui ça ?
Mélio
Barry regarda Joe consterné, les sourcils arqués, les yeux excavés des orbites.
Non, pas Mélio… ce type est un vrai fou. J’peux pas me le fiche en face des yeux.

Joe se leva et dit : on réglera ça plus tard. Il laissa Barry à sa consternation.

ViceeJoker
Niveau 9
26 novembre 2022 à 10:59:21

c'est super cool !

ihjkali
Niveau 16
27 novembre 2022 à 17:49:14

gracias amigo

ihjkali
Niveau 16
30 novembre 2022 à 19:44:05

Barry, resté seul à la Société : j’comprends comment qu’il sauvegarde son magot celui-là… chaque fois il me laisse régler les notes.
Joe monta derechef dans sa fourgonnette, qui disposait d’un téléphone intégré. Il composa le numéro de Mélio. Après quelques secondes de tonalité, la ligne fut décrochée. Silence.

Allo? s’enquérit Joe

Mélio? C’est Joe

Dis quelque chose, enfoiré

Joe raccrocha.

Il savait que les échanges téléphoniques avec Mélio n’avaient pas réellement le caractère d’un échange, mais lorsque Mélio ne répondait même pas par un mot ou par une intonation, Joe comprenait. Il démarra sa Trafic et roula à toute berzingue en direction de la Zone.

Minute… Je me presse trop. Avant d’aller à la Zone, il faut que je passe par chez moi chercher quelques outils.

Joe changea son itinéraire sur le GPS (car, oui, il ne savait pas comment se rendre chez lui venu de la Société des Cafetiers). Il redémarra à toute berzingue à travers Kapitale cité. Il slalomait entre les véhicules pris dans le flux des masses de la ville, régulées par le générateur d’ensemble et des structures fusionnantes des points singuliers. Kapitale cité était bien surveillée et un manquement était vite repéré. Alors qu’il n’était plus qu’à 1km de son logement (c’est une appellation neutrale destinée à masquer l’état réel de son appartement) les sirènes tonnèrent ! Le gyrophare bleu et rouge : le bleu de la justice de kapitale cité et le rouge des hors-la-loi pourchassés.
Au microphone, l’agent de police Hervé somma Joe de s’arrêter sur le côté. Joe s’exécuta.

Hervé et deux de ses auxiliaires sortirent, dégainant leur arme de service : un 9mm ridicule inutile face à une vraie ârme.

Montrez vos mains en évidence.

Joe leva ses deux mains, mais il maintint ses deux jambes bien fixées. Hervé tira sur le carreau du côté conducteur et la balle frôla de peu la mèche de cheveux gris de Joe.

Attrapez-le.

Les deux auxiliaires ouvrirent la porte conducteur et sortirent manu militari Joe tout en le jetant au sol. Ils posèrent chacun leur genoux sur le dos de Joe, celui de gauche son genou droit, celui de droite son genou gauche.

Hervé poursuivit : t’as quoi sur toi pour rouler aussi vite?
Pas grand-chose, répondit Joe.
Dénonce ton identité.
Joe Spers, dit Iéroza, n°24353.
Quoi? Relevez vos genoux.
Vérifiez mon identité : je n’ai aucun papier sur moi.

Hervé dégaina son scanner réticulaire : vérification identité en cours. Agent Iéroza, n°24353. Veuillez relâcher l’interpellé.

Joe se leva et fit mine de s’essuyer les jambes tandis qu’Hervé devint blême.

Veuillez nous excuser, matricule n°24353, il fallait nous prévenir…
C’est rien.
Si vous nous aviez dit plus tôt…
La procédure est la procédure. Je peux y aller?
Bien sûr.

Joe remonta dans sa fourgonnette et démarra.

Hervé : putain de cons! vous avez failli buter un agent de première classe.
Les auxiliaires : on a fait que suivre tes ordres…
Vos gueules.

ihjkali
Niveau 16
30 novembre 2022 à 20:33:54

Joe arriva au bas de son immeuble sans ascenseur. Il monta au 3è étage et ouvrit la porte de son quartier général. Il alla en direction de la cafetière et se servit un ristretto. Il s’étira de tout son long, la colonne vertébrale lui causant quelque douleur.

Il faut je fasse vite.

Il alla dans sa chambre mal rangée et, de sous le lit, tira un grand carton d’emballage de livraison. Il prit une lame et un Desert Eagle .357. Il vérifia qu’il fût bien chargé.

Evy s’était éveillée de sa longue nuit de travail. Elle tourna sa tête et vit qu’elle fût seule. Elle le savait déjà mais n’avait fait ce mouvement rituel que pour s’assurer de la répétition de ces nuits. Elle alla au cabinet vérifier sa mine fatiguée devant la glace puis elle s’assit sur le trône. Au-dessus d’elle, elle regarda la fissure au plafond comme elle la regardait chaque matin depuis deux mois. Ce vortex, j’ai l’impression qu’il grandit de jour en jour, se dit-elle. Plongée dans les turpitudes continuelles de ces levers, elle entendit soudain sa porte frappée très fort sans discontinuer.

Déjà un client? Il peut aller se moucher.

L’importun continua ses forts coups. La porte tremblait.

Agacée, Evy fonça en direction de la porte en criant :
putain de dieu! c’est pas fini, oui?
Elle ouvrit sa porte : espèce de… Elle s’arrêta net.

Ah… Barry… fallait me dire que c’était toi, j’pensais que c’était un connard de client pas capable de se retenir en pleine journée.

Barry maintint un regard affûté comme un poignard.

Evy essaya : c’est Joe qui t’a dit de venir?

Barry lui ficha une beigne en plein nez. L’os et les vaisseaux sanguins éclatèrent tandis qu’Evy roulât au sol. Recroquevillée et tremblante, Evy commença de renifler et de retenir des larmes de douleur.

Barry : un conseil : laisse Joe tranquille. J’ai besoin de lui en ce moment et j’ai pas besoin qu’il soit tourneboulé par une…
Je t’emmerde.

Evy reprenait des forces.

Barry sortit de son blouson une liasse de biftons qu’il balança à la figure d’Evy : pour l’hôpital et histoire de refaire ton nez cabossé. Il partit et laissa Evy sans refermer la porte.

ihjkali
Niveau 16
30 novembre 2022 à 20:44:30

Joe avait toutes les affaires nécessaires sur lui et se dirigea vers la sortie. La porte gronda. Joe s’arrêta net. La porte continuait de supporter une multitude de coups désordonnés.

Ouvre, Joe!

Il reconnut la voix de Jessy. Désormais il ne voulait plus ouvrir cette porte mais c’était pourtant sa seule sortie.

Si t’ouvres pas, je vais faire un scandale!

Joe fut pris d’un rire étouffé, comme une exténuation arrêtée de l’âme. Joe déverrouilla la porte et commença de l’entrouvrir et, si tôt qu’un passage se libéra, Jess fonça sur lui et rabattit les coups de la porte sur Joe.

-Espèce d’enfoiré, tout en continuant de lui frapper le torse et les épaules. Elle sortit ses griffes et les dirigea en direction du visage de Joe. Joe, tout en reculant, saisit les deux fins poignets de Jess. Elle se débattit et, avec ses pieds, lui fichait des coups aux tibias.

-Où qu’t’étais hier soir?
-Chez moi. Il tentait de nouveau sa technique de bluffeur.

Jess fut pris d’une fureur nouvelle et se dégagea de la poigne de Joe. Sur la table du salon, elle vit un couteau à beurre et s’en saisit pour le brandir devant Joe.

-Hola…
-Où t’étais hier soir?
-Mais chez moi je te dis…
-Je suis passée et t’y étais pas.
-J’étais au bar de Charlie. J’ai dû rentrer tard, je m’en souviens pas bien... appelle-le : tu verras.
-Boire au bar de Charlie, c’est ta meilleure excuse? Tu préfères passer ton temps seul avec ton verre plutôt qu’avec moi?

Ses yeux s’injectèrent de sang, les sourcils ressemblant à deux ailes d’aigle tournées en un but.

Répond!
Non… non… mais Barry est passé et on a discuté un peu longuement, c’est vrai. Après j’étais trop fatigué et il était trop tard pour que je passe te voir. Si j’étais venu arraché, ça aurait été pire.

Joe essayait comme il le pouvait de retourner la situation.

Tu crois que ça va marcher avec moi?!

Elle s’avança vers Joe en moulinant du poignet le couteau à beurre.

Pose ce joujou… Ca ferait pas mal à une mouche.

Ça tombe bien car Joe n’était pas une mouche. Jess ne résista pas à cette ultime provocation et d’un mouvement vif incisa avec les dents du couteau la joue gauche de Joe. Il porta sa main à l’entaille pour s’assurer de la déchirure et vit le sang sur son index, le majeur et l’annulaire. Jess, après son geste, s’immobilisa. Elle attendait une réaction de Joe.

A la vue du sang, les yeux de Joe s’injectèrent de rouge et balayèrent tout blanc de son regard. Seuls le noir et le rouge étaient désormais visibles. Son regard fixe se dirigea vers la petite Jess. Elle eut un léger sursaut de tout le corps.

Salope… grogna Joe
Jess recula, tremblante : désolé Joe… Je sais pas ce qui m’a pris.

Tandis que Jess continuait de reculer, Joe continuait d’avancer vers elle sans rien dire. Jess lâcha le couteau à beurre, la porte étant encore ouverte, s’en alla en courant tout le long du couloir et prit l’escalier en sautant les marches.

Joe, au seuil de sa porte, vit les voisins qui avaient sorti leur bout de tête, alertés par les cris de la dispute. Ils le regardaient avec mépris. Il ferma avec fracas sa porte et s’en alla à petits pas en direction de sa fourgonnette garée en bas.

ihjkali
Niveau 16
02 décembre 2022 à 17:56:22

Joe démarra à double tours. Il appuya sur le bouton du méthanol-nitrométhane. Désormais il faisait partie du flux et était invisible des radars. Il devait rejoindre la Zone. La Zone, ce n’est ni hors la ville ni dans la ville ; c’est la zone, une frontière. C’est l’intermédiaire, non que ce fût un no man’s land, au contraire! c’est la partie la plus vivante, grouillante, de Kapitale cité où s’entassent des corps rachitiques, où l‘éthique a laissé place à la logique des corps étiques, où seuls le caractère et la nature distinguent chacun. Chaque jour des histoires de coups de surin, de tesson de bouteille rabattu contre une tempe à la vitesse de l’éclair, de misérables qui meurent devant tous, tiraillés par leur estomac qui leur a joué un mauvais tour, de ruts sauvages dans un coin d’ordures. C’est un monde où tout le monde est égal à tous.

Joe gara sa Renault Trafic à un 1km de la Zone, afin de restreindre les risques de vol. Il sortit de sa fourgonnette et observa les ponts sous lesquels se trouvait la Zone, sorte de sous-terrain en plein air. A la Zone, ça sent pas la rose. Ca sent le parfum des crottes, des parfums urbains mêlant sueurs, crasse et pisse. Les nez délicats ne peuvent y pénétrer : c’est l’examen d’entrée. Sous le premier pont qui faisait office de porte d’entrée du sanctuaire, deux zigotos aux cheveux longs et sales, aux airs de pingouin, dont l’un est muni d’une mallette, demandèrent : « Qui va là? Passe-nous dix sacs et tu peux entrer. » Je vais pas sortir tout de suite le grand jeu, ça rameuterait d’autres guignols.

Poussez-vous, s’il vous plaît.
C’est qu’il veut résister en plus l’hurluberlu

Joe avança, ignorant leur demande. Il les regardait et, arrivé à leur niveau, sortit sa lame. Ils reculèrent.

Est-ce bien sage pour des gardiens de reculer au seuil de l’entrée?
Tu fais le malin…
Je n’en ai pas pour longtemps.

Joe entra dans la Zone. Il vit des corps éparpillés appuyés contre les piliers des ponts, des graffitis de singes, des groupes fermés qui s’adonnaient à on ne sait quoi (le bonneteau?). Y avait des airs de jeu dans l’air. Joe vit un vieux clochard, à la gueule ratatinée, le nez enfoncé, et lui demanda :

dis, t’auras pas vu un certain Mélio, un malingre habillé de noir qui parle tout seul et se défonce à longueur de temps? Le vieillard ne lui rendit pas son regard et pas même un son.

Réponds!

Le vieillard sortit un coupe-choux rouillé.

Papy fait de la résistance… trop tard, c’était l’autre guerre.

Là, une femme maigre et vieillie précocement, s’approcha :

T’aurais pas dix 10 balles?
Ca dépend. Tu saurais pas où s’trouve Mélio?
Non, je m’en fous de ce que tu recherches. J’recherche des cailloux au sol depuis 10h.
Encore une petite Poucette à la recherche des cailloux qu’elle n’a pas déposés ?
Tu dis quoi? ta gueule, connard.
Dégage.
Non !… je rigolais. Allez, viens là-bas, contre dix euros.

Joe la regarda de nouveau. Elle était laide, les traits marqués par la krogue, tout le gras de son corps s’était tiré, sentant l’oiseau de mauvais augure, et elle avait l’air d’une vieille folle avec des traits de sorcière. Joe fut excité.

Pourquoi pas…

Joe commençait d’être pris au piège de la Zone. Tout le monde y entrait avec un but, qu’il avait oublié une fois franchi le seuil.

ihjkali
Niveau 16
02 décembre 2022 à 17:59:53

Barry était retourné au bar de Charlie et avait rendez-vous avec Kalane. Barry commanda un demi litre de bière.

- Vingt euros
- Bon dieu de bon sang de bon soir. Tu m’étonnes qu’on veuille jamais payer tes foutues bières, à un prix pareil! Y a quoi dedans, un ingrédient secret?

Charlie renifla fort du nez, une morve, sait-on jamais, risquant d’apparaître en surface.

-Ah ouais, l’alcool te suffit pas à rendre accroc tes clients suspects, faut qu’en plus tu ajoutes du sucre dans ton sucre fermenté.
-Yep!

Charlie semblait très excité, les bras gigotant et l’incontinence verbale le prenant : youpi, vingt sous et ce soir fête avec des gonzesses, des brunes aux robes imprimées, qui danseront et vous ensorcèleront. J’crois que y a Esmeralda et Schéhérazade aussi. Il sortit une bouteille de champagne, monta sur le komptoir et cria : houra ! Il sabla le champagne qui se projeta contre les murs et les vestes des clients.
-Même lui est fou, dit Barry.

Charlie devenait un drôle de camelot dans son antre. Là, il glissa et percuta le comptoir puis il roula du côté du bar.

Kalane venait d’entrée de manière fracassante : Haha ! Jolie pirouette. Barry se retourna et reconnut Kalane à des années lumières. Il avait un bob vert, une chemise à fleurs automnales, une paire de chaussures montantes marron et un short jaune.
Barry se pencha du côté du bar : ça va Charlie ? Il semblait inconscient et ne répondait pas. Barry s’exclama : c’est open bar ce soir les gars! La clientèle suspecte tourna de l’œil, comprit, et lança en l’air tous les verres : Hura ! Il avait fallu que Barry évite quelques verres mal lancés mais il était sauf, hormis sa veste mouillée de bière.

Kalane rejoignit Charlie. Charlie se leva et alla derrière le comptoir se chercher une bouteille de rhum arrangé à la passion.

Comment va, Barry?
Ça va, ça va…
C’a l’air super ce soir!
Ouais.
Passe-moi la bouteille.

Kalane but au goulot.

Bon sang… mais sers-toi un verre, ignoble sauvage.
Allez! bois au goulot : on partage le même poison.

Barry versa le liquide dans son verre.

Alors, Joe en est?
Boh… il vient quasi chaque soir.
Mais non, du con, j’parle de la boulangerie.
Ah… ouais. Il est d’accord. Il a même déjà trouvé un receleur.
Tu vois! Joe s’organise vite.
Vite et mal.
Vite et vite.

Par contre, il veut intégrer Mélio à l’équipe… ça me plaît pas.
Le vieux fou Mélio? dit Kalane de manière étranglée. Remarque : il a son talent, c’est indéniable.
Trop imprévisible. Son talent est un vice caché.
Qu’importe? tant qu’il nous arrange…
Il nous arrange jusqu’à ce qu’il veuille s’arranger tout seul et là il est prêt à tout, ce vieux fou de Mélio. Tiens, d’ailleurs, en venant, j’ai vu la patrouille en furie. J’sais pas qui elle cherche mais ça sent le roussi.

ihjkali
Niveau 16
14 décembre 2022 à 09:42:27

Joe avait suivi Muriel jusque dans sa tente. Elle farfouillait dans les détritus une capote utilisable. Elle n’en trouva pas et enleva son pantalon legging noir.

Bon, mes dix balles.

Joe lui tendit un billet. Elle l’attrapa avec des doigts repliés et le mit dans une sacoche.

Bon, dépêche-toi. Après j’vais me faire un fix :

A l’allée dallée de dents blanches (c’est le titre, monsieur, ainsi que ma couronne)

Elle me sourit de ses belles dents blanches bien alignées. Je ne pus m’empêcher d’y voir une allée de cimetière avec ses tombes, dans cette géométrie si particulière du parterre, et d’être renvoyé à ma condition. Etait-ce une invite? Les vieux thèmes me revenaient en mémoire : l’eros et le thanatos éculés. Je n’étais, d’apparence, pas bien vieux ; j’avais néanmoins l’impression d’une longue vie d’enfance, d’homme et de vieillard. Je tentai de découvrir qui j’étais : alors, voilà? n’étais-je qu’un Sphinx? et après? Elle rit. Mes facéties la faisaient rire. Je regardai son visage contorsionné par le rire, les alluvions dessinées par les zygomatiques, et j’y vis une absence de larme. J’y vis dessiné un léger vent de tristesse, pas un vent agréable lorsque le soleil nous réchauffant le ciel nous accorde la grâce de quelque fraîcheur, non, un vent de tristesse approbatrice. Que signifiait cette approbation ? Etait-elle détentrice d’une sagesse enfouie? Elle vit qu’elle exerçait quelque charme sur moi. J’étais faible et c’est pourquoi j’étais fort.

-Veux-tu passer un pacte?
-Un pacte? Quel pacte?
-Je suis marchande de mort.

Un frisson parcourut mon corps. C’était donc l’heur? Certains ont quatre-vingt berges pour s’enseigner la mort et, moi, elle me disait : tu es prêt.

-Comment ça?
-En échange de ta mort je peux t’offrir mon corps pour quelques instants.
-Ca fait cher payé.
-Non. C’est le juste prix.

Cette marchande m’avait vu, vu, vu (c’est mieux que du Molière). Intrigué, je poursuivis mon interrogation.

-Et où se déroulerait la transaction?
-Ici.
-Quoi? ici? devant tous?
-Crois-tu que l’on puisse cacher une telle chose?

Voilà que le questionneur était questionné. Elle me désarçonna.

-Non, mais disons que j’ai quelque pudeur.
-Menteur.

Elle me jouait le jeu de la vérité et du mensonge! Elle reprit :

-Nul ne me séduit car je suis celle qui séduit. Vas-tu prendre tes jambes à ton cou?

La mort n’avait pas de mot humain. Pour se faire entendre, elle employait des images trompeuses. Je suis fort car je suis faible et je connaissais les pièges évidents, pourtant, mentirais-je?, ce piège me donnait envie de tomber.

-Quel est ton nom, marchande?
-Prinekeps.
-C’est peu commun.
-C’est unique, me corrigea-t-elle.

J’observai l’alentour : de vieilles chouettes au cou brisé toisaient de l’œil suspect du déjà-vu.

-Je crois que, pour l’instant, je vais refuser ta proposition. Je préfère ne pas voir, venir, vaincre.
Les rodomontades du W étaient terrassées par la répétition des V.

-Ma proposition est peut-être unique.
-Pourquoi cherches-tu à me convaincre?
-J’embrasse les hommes par volupté. Nul ne m’échappe.

Cette femme était pleine de trompe-l’œil.

-Je te lance un défi : tu ne m’échapperas pas.

Elle sourit, laissant visibles ses deux canines. J’ai le goût des femmes cannibales qui, lorsqu’elles mélangent leurs lèvres aux miennes, dévorent et laissent quelques entailles de leur passage. Prinekeps me proposait une impasse, non un passage. Elle prétendait m’offrir un sentier inconnu, que nul pied n’a foulé, sans trace et sans retour.

-J’ai une autre proposition à te faire.
Voici qu’elle renchérissait.
-J’écoute.
-Je peux te voler ton silence.
-Mon silence? mais il est ma vérité.
-Je peux te voler ta vérité.
-Ça m’étonnerait. Je ne brade pas ma vérité, y compris à toi, créature.
-Mortel, j’ai dit que je peux te la voler.
-Fais donc.
-Ainsi soit-il.

Elle prenait des allures de Pythie de Delphes. Je demandai en moi-même : qui est derrière cette Pythie ?
-Tu te trompes.
-Pardon?
-Ce que tu penses, c’est là où tu te trompes.
-Que peux-tu savoir de ce que je pense? mon masque est celui du Sphinx.
-J’ai résolu les énigmes.

J’étais joueur et parieur. Elle commençait à m’accrocher à la mise, qui fait du fini l’infini. Elle me rappela une Reine d’autrefois. En ce temps, moi-même, j’étais roi sans royaume portant l’heaume, le ceinturon et l’emblème. Nous fûmes guillotinés pour cette impudence. C’était il y a si longtemps que j’étais obligé de piocher dans les classeurs de mes souvenirs, rangés dans l’ordre anarchique des émotions. Mon ceinturon fut rompu ; mon heaume, fendu ; mon emblème, brisé.

-Je peux lire à travers tes yeux les fantômes qui t’habitent.
-Les fantômes?…
-Toutes ces gens que tu as emmagasinées en ta mémoire révélative : je les vois à tes côtés.
Je subodorai une bluffeuse. Il vaut mieux une tête hantée qu’une maison hantée : une casbah intérieure ouverte à d’autres.
J’eusse préféré que ce fût ma maison plutôt que ma lourde et petite tête : c’est trop petit pour accueillir tant.

ViceeJoker
Niveau 9
14 décembre 2022 à 09:44:16

C'est vraiment excellent. Tu connais Bataille ?

ihjkali
Niveau 16
14 décembre 2022 à 09:45:53

J'ai très peu lu Bataille : j'avais jeté un œil à son texte sur la littérature et le mal

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Sujet : [Nouvelle] Kapitale Cité ou les prolégomènes dialogués d'Hymnus
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