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Sujet : Un bout de papier échoué sous une table a été retrouvé à la gare
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Moholy-Nagy
Niveau 3
11 décembre 2022 à 20:59:37

L'éternel mirage

On s'est à peine connus. J'imagine que tu m'as oubliée. Moi, pareil. Il a fallu que je tombe sur une photo dans un magazine pour que tu t’invites aujourd'hui dans ma tête. Je n’avais pas de stylo sur moi. J’ai dû retourner au kiosque pour en acheter un. C'est drôle. Pourquoi, d’un coup, j’ai ressenti ce besoin de t’écrire. Pourquoi, alors que plus rien ne nous lie. Quand j'y pense, on pourrait à peine parler d'une aventure, en ce qui nous concerne. Je ne crois même pas avoir déjà évoqué ton nom à mes amies. Et pourtant, en voyant la photo de ce vieux film suédois, ça m’a fait quelque chose. L’odeur du papier glacé m’a rappelé celle de la veste que tu portais le soir où - sorti de nulle part - tu m’avais proposé d'aller voir ce film d'Ingmar Bergman. Qu’on n’a finalement pas vu. Pourtant, je me souviens. Je me souviens de cette affiche. Je n’avais jamais rien vu de ce cinéaste, et c’est toujours le cas. Ne va pas croire pour autant que je me serais empêchée de voir ses films avec l'idée de préserver intact ce souvenir. Qui ferait ça, d'ailleurs ? Si j’avais été à ce point nostalgique, j’en aurais vu autant que possible. Je suppose que c’est ce qu’aurait fait une femme qui chercherait à se raccrocher à un détail qui lui rappellerait une vieille histoire. Non, pour ma part, c’est simplement que l'opportunité m'a manquée. J'attendais dans la rue, devant le panneau où était affiché le programme. J'étais sans doute en train d'y lire le résumé. Tu es apparu dans mon dos. Je me suis retournée. Tu avais l’air gêné. Tu bégayais presque et fuyais mon regard. Je te faisais peur, tu me l’as dit plus tard. Je m'en étais aperçue. Il y a eu un blanc. J’ai pensé, à ce moment-là, que tu allais repartir en courant. Ce qui ne m’aurait pas dérangée. La séance allait commencer et, à vrai dire, en tant que quasi inconnu, tu pesais peu dans l’équation pour que cette soirée me soit agréable ou non. Si encore tu avais été mon genre, et je n'en ai pas, mais tu semblais à la fois complètement à l'ouest et étrangement extatique. Faut croire que tu n'étais pas très doué pour vendre du rêve à la première impression. Par la suite tu m'as rendue curieuse, bien sûr. Après avoir repris ton souffle, tu m'as dit quelque chose du genre : « Viens, on se casse d’ici, non ? On pourra le voir une autre fois, ce film. » Et je t’ai suivi. Ça me paraît si loin. Ça l'est. J'ai changé, toi aussi, certainement. Je n'ai aucune idée ce que tu es devenu. Tu t'es peut-être cassé d'ici pour de bon. Comment le savoir. Tu as disparu des réseaux. Pour ce que j'en sais, tu pourrais bien être mort. D'ailleurs, j’ai du mal à t’imaginer vivant. J'essaye, mais il ne me vient rien d'autre que le souvenir d'un jeune homme insouciant et très maladroit qui n’aurait pas survécu aux années qui passent. Je m'exprime mal. C'est juste que je me demande qui tu es à présent. Je voulais te dire quelque chose, à l’origine, quand j’ai acheté ce stylo. Je vois que mon train part dans moins de cinq minutes et j’aimerais poster ce bout de papier avant d'embarquer. Alors voilà, je viens de lire dans ce magazine que le film en question, celui qu’on aurait dû voir, allait repasser dans le même cinéma ! La dernière séance se joue le 27 de ce mois, justement le jour où je serai de retour. J’y serai, c’est ça que je voulais te dire. J'irai voir le Bergman. Et si tu ne l’as pas déjà vu depuis, si tu es toujours en vie, dans les parages, je me disais que, peut-être, tu aimerais le voir aussi.

P. S. : Apparemment, trois Bergman sont programmés ce jour-là. Alors au cas où, le nôtre c'est L'éternel mirage.

Moholy-Nagy
Niveau 3
22 décembre 2022 à 02:42:22

Mémoires du cinéma pré-code

Le pasteur enjambe les marécages à pas d’alligators. Quelques mètres plus en avant tente de fuir une putain affolée. Il en est désespérément amoureux. Sa robe blanche se déchire en chemin, mais ça ne fait rien. Il a tant chanté la lumière pour ses frères noirs... au fond, Zeke a toujours transpiré le blues. Et alors que la putain est déjà loin, Zeke péniblement continue d’avancer. Cela fait un moment qu’il ne sait plus ce qu’il cherche. Il a peut-être seulement besoin d’aller loin, de se perdre. Dans l’enfer du bayou. Liliane et sa domestique se terrent dans un wagon vide de marchandises. Elles ont bien l’intention de rencontrer le monde et de laisser derrière elles cet air atrophié qui embrume le Sud. Avant de partir, un vieil homme disait à Liliane : « Tu as la jeunesse et le charme ; si tu veux survivre dans ce monde, tu as intérêt à... » La phrase résonne en elle, bien qu’elle en ait oublié la suite. Le train n’est pas encore parti. On attend qu’il fasse complètement nuit. Le wagon est fait de paille. Les deux complices attendent, ne disent rien, ne dorment pas encore : il est trop tôt pour se le permettre. Elles écoutent attentivement les grincements de ferrailles venant de l’extérieur, les voix d’hommes qui s’étendent d’un point à l’autre de la gare. Puis le silence. La paille est comme un ventre d’ours. Les yeux résistent au sommeil, clignotent, réagissent au moindre bruit. Il fait noir, totalement noir. Sauf là. Précisément là. à deux mètres d’elles environ. Un trait lumineux dans l’embrasure de la porte coulissante. Tant que ça reste ainsi, tout va bien. L’espace s’assombrit. On entend se froisser le gravier. Les deux femmes se regardent, pensent se regarder, mais peut-être pas du tout. Un carré blanc se creuse dans le noir laissant apparaitre un homme. Il se tient droit et regarde devant lui comme un mineur tombant pile sur un gisement de pétrole. « Qu’est-ce que vous faites là ? », il leur dit, sans paraître tellement surpris de les y trouver. Liliane se lève. L’homme monte et d’un pas lourd s’approche d’elle, qui reste là, qui lui répond : « On peut oublier ça, chéri. » L’homme jette un œil vers la domestique, qui soutient son regard, l’air de dire, J’en ai vu d’autres. Sans plus de marivaudage, le carré blanc se referme. Liliane escorte l’homme dans un coin. Les minutes passent muettes ou presque. La domestique, au rythme des craquements de la paille qui se frotte aux peaux pâles, chantonne un blues de son enfance. Le plancher grince. Dehors on siffle. La machine démarre. Passant devant la gare, une jeune femme marche d’un pas décidé. Elle tient un sac à main, sort d’une journée épuisante. Au bureau, elle n’a pas même eu le temps de manger. Ou seulement quelques petits pois. Elle finit tard. Personne ne l’attend chez elle. La route longeant les rails est longue. Le son de ses talons imitent celui des gouttes qui s’écoulent d’un robinet mal fermé. On entend que ça, sur le trottoir, dans les environs, dans l’obscurité. Sauf à cet instant, où elle croit reconnaitre son prénom timidement chuchoté quelque part dans sa direction. Le son de ses talons maintenant imitent celui d’un robinet fermé. « Helen ! », elle entend de nouveau. Helen recule sans faire un bruit, se heurte à un buisson, cherche dans le noir si un gris s’y mélange. Elle reconnait cette voix. Ça ne se peut pas : cette voix, on ne l’a pas entendue depuis... Non, ça ne peut pas être lui. James est retenu en Géorgie. Elle a tourné la page. Attendre, ça va un temps. On finit par vivre avec ceux qui restent. Mais son prénom surgit une troisième fois, suivi d’un homme qui déchire l’horizon, vraisemblablement un clochard, sûrement l'un de ces hobos qui rodent dans les parages : un chapeau mou, des joues coupantes, des narines dilatées, peut-être pour mieux se diriger. Et enfin toujours ces deux syllabes prononcées comme un dernier souffle. Oui, c’est lui. C’est James. Elle ne pensait plus le revoir. « James ! », elle s’écrie, avant de tomber dans ses bras. Elle aurait dû faire du cinéma. Au bord des larmes, elle poursuit : « Mais comment...? Depuis quand...? Et pourquoi n’as-tu pas...? », ce genre de choses. James la saisit par les épaules : « Chut... Ils... ils... C’est eux ! Écoute... Ils ont fait de moi un criminel... Si je dors ? Oui, je vole... 'me traquent... jours et nuits ! Aucun repos. » « Oh, James », lâche Helen, la tête posée contre la poitrine de son vieil amant. Epuisé d’avoir dit ces quelques mots, les paupières de James lentement se referment contre l’épaule d’Helen. Il se tait. Comment lui raconter, à cette femme qui n’a pas idée, qui jadis aimait un homme qui sent maintenant le raton-laveur et qui a l’allure d’un évadé du bagne, ce qui est bien son cas. Un bruit au loin, peut-être une poussière s’échouant dans un égout, vient contrarier cette chaleur retrouvée. D’un geste brutal l’étreinte se défait. James guette à droite et à gauche et d’un coup détache ses doigts d’Helen qui lui dit, tout en cherchant à le retenir : « Oh, James ! Vais-je te revoir ? » L’évadé, les yeux écarquillés et la bouche cousue lui fait « Non, non » de la tête puis disparait comme il est apparu.

....................
D’après les films Hallelujah (King Vidor, 1929), Baby Face (Alfred E. Green, 1933) & I Am a Fugitive From a Chain Gang (Mervyn LeRoy, 1932).

Moholy-Nagy
Niveau 3
22 décembre 2022 à 02:44:21

Pour en finir avec truc américain

à la fin de l'été 1938, à l'occasion de la grande exposition « Trois siècles d'art aux États-Unis » qui fut dévoilée au Jeu de Paume avec la complicité du Museum of Modern Art, le critique d'art allemand Klaus Katz, déçu que les œuvres choisies représentent si mal ce que la peinture américaine contemporaine avait de mieux à offrir selon lui, s'attela à un projet d'une envergure considérable : faire un état des lieux de l'art moderne aux États-Unis depuis 1929, année de son premier séjour chez les Yankees.
Ce travail monstrueux, qui prenait sa source à partir des nombreuses heures qu'il passa à visiter les musées, les galeries et les ateliers du pays, rend compte du bouillonnement que connaissait cette vie artistique alors mal connue outre-Atlantique. La singularité de l'approche de Katz est qu'elle accordait moins d'importance à l'American Scene, cette large tendance provinciale qui dominait le pays, au profit d'artistes plus ou moins talentueux et globalement incompris du public mais qui avaient le mérite de prendre des risques.
On découvrira donc dans son essai les aventures éphémères de ces expérimentateurs qui navigaient à contre-courant : les survivants de l'Armory Show (Dove, Carles, Bruce...), les artistes afro-américains de la Harlem Renaissance (Douglas, Hayden, Lawrence...), les trois Mousquetaires (Gorky, Davis, Graham), les Post-Surrealists (le couple Feitelson-Lundeberg), les Ten (Gottlieb, Rothko, Solman...), les American Abstract Artists (Dillon, Bolotowsky, Reinhardt...), ou encore les inclassables tels qu'Alice Neel, Yun Gee, Milton Avery, Willem de Kooning, Clyfford Still, Philip Guston, Jackson Pollock, et sans oublier ces étrangers qui posèrent leur empreinte sur le Nouveau Monde, tels que José Clemente Orozco, Diego Rivera, Josef Albers, Hans Hofmann, George Grosz et László Moholy-Nagy. Autant d'acteurs avec qui Katz eut l'occasion de s'entretenir pour nous donner une version intime de cette histoire discrète de l'art américain.
Se référant à la prophétie du peintre français Benjamin-Constant qui écrivait, en 1891, que « dans cinquante ans, le centre de l'art mondial se trouvera[it] en Amérique », le critique allemand ne cachait pas l'ambition qu'il avait de démontrer aux Européens qu'un art pictural existait bel et bien au pays de la Ford T, et que cet art, s'il se cherchait encore, n'attendait que le bon moment pour exploser aux yeux du monde. Mais Katz n'aura malheureusement pas la chance d'assister à la reconnaissance internationale de cette peinture en laquelle il croyait tant puisqu'à la fin de l'année 1941, alors que la rédaction de son ouvrage tardait à voir le jour, la mort l'emporta prématurément, quelque part entre le pont de Brooklyn et le fond de l'East River.
Si son suicide fit couler de l'encre dans la presse, les proches du jeune critique ne s'étonnèrent guère de cet acte désespéré qui tenait son origine, selon eux, dans le projet même que Katz s'était mis en tête de mener à terme au détriment de sa santé, qui déclinait de jour en jour. En effet, à partir de 1938, il consacrera sa vie à cette impossible entreprise qui consistait à donner une place à la jeune peinture américaine parmi les grandes tendances modernes d'Europe. Il va sans dire qu'il dû subir les railleries de la part de ses collègues allemands, qui considéraient l'objet de son étude comme rien de plus que de la peinture « arriérée ». Certains parlèrent de folie pure, d'autres, indignés, d'insulte, à l'art « véritable », d'autres allant même jusqu'à suggérer que Katz, pour s'être lancé dans une mission aussi délirante, avait sans doute été victime du syndrome de John Brown (d'après le nom de cet abolitionniste à la posture quelque peu messianique qui, au milieu du XIXe siècle, donna sa vie pour libérer les esclaves noirs).
L'année suivant la disparition de son auteur, Pour en finir avec ce truc américain sortait finalement en librairie, sous un titre quelque peu arrogant : I Warned You. Et pour cause, à l'époque de sa parution, New York commençait déjà à s'imposer comme la nouvelle capitale de l'art mondiale. Les artistes en exil (André Breton, Roberto Matta, Piet Mondrian...), y avaient trouvé refuge. Quant à certains des peintres dont Katz avait décelé le potentiel (Pollock, Gottlieb, Gorky, Rothko, de Kooning, Still...), ils se mirent à réaliser des choses qui auraient été inimaginable quelques années plus tôt.
Si les derniers chapitres de l'ouvrage de Katz témoignent en effet de la fragilité mentale qui le gagna peu à peu, l'ouvrage qu'il nous a laissé inachevé demeure aujourd'hui un document précieux pour qui souhaite comprendre quel était le climat qui permit à New York, au milieu du siècle, de devenir le centre international de l'art moderne et d'accoucher de ce fameux expressionnisme abstrait.

Klaus Katz, Pour en finir avec ce truc américain. Paru en janvier 2023 aux éditions du Rayon jaune. Sept volumes illustrés. Le coffret contient également un DVD de bonus proposant l'ultime témoignage de l'auteur, Elle aura eu ma peau, un film de 3h20 mettant en scène un Katz très éméché parlant tout seul face à sa caméra. 39 euros.

Bagabund
Niveau 13
09 février 2023 à 21:56:01

1. Rien a dire. J'aime bien ! Faut dire que je suis sensible aux messages perdus, oubliés. Bonne idée de dire qu'il a été retrouvé dans le titre, c'est tout bête mais efficace à mes yeux.

2. Les phrases manquent de virgules je trouve, c'est à dire que l'action ne coïncident pas, je trouve, avec ces phrases ni courtes ni longues. Chipotage ? Peut-être. Ensuite Le sud, le noir, la poussière, les domestique, le blues. Tous les éléments sont là et permettre une lecture aisées, mais n'est ce pas un respect de consignes trop figées ? Mais logique vu les références. J'ai tout de même assez bien aimé.

3. Pas mal du tout. J'aime quand il y a profusion d'éléments, de références, réelles et inventées.

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Sujet : Un bout de papier échoué sous une table a été retrouvé à la gare
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