Une gamine, sept ans, peut-être plus, le visage caché sous des mèches blondes, l'air perdu, pas farouche, ni craintive... pas encore. Des petites sandales blanches qui se détachaient au rythme des pas pressés, un débardeur jaune à motif floral, bien trop d'innocence pour une fin heureuse, et cet homme de dos qui la tirait par la main au bas de l'escalier. Après quelques pas dans la nouvelle pièce mal éclairée apparurent les deux autres compères, bien moins patients que le premier, déjà le sexe à la main ; à quoi bon faire semblant ? Elle n'en parlerait plus à personne.
Ils avaient facilement quatre-vingt-dix printemps à eux trois, et les plus synesthètes auraient pu, rien qu'à voir leurs cheveux huileux et leurs dégaines porcines, subir les odeurs associées. Le silence de mort ponctué de leurs respirations rauques donnait à chaque seconde écoulée dans la cave coupée du monde l'effet d'un siècle de supplices.
La fillette semblait songer, trop tard, à faire demi-tour. Sa petite tête se trouvait incapable de comprendre ce qui se tramait, mais son corps, lui, son corps arrivé là par des millénaires de victoires répétées contre la prédation, savait reconnaître un cul-de-sac et un sale quart d'heure.
Elle tremblait comme une feuille. Lorsque l'un des hommes lui saisit le bras, elle ferma les yeux par réflexe, se laissa porter, si amorphe qu'on l'aurait crue endormie, peut-être morte, mais il est des cauchemars dont on ne se réveille pas et des derniers souffles qui tardent à venir. Ils la violèrent pendant vingt longues minutes durant lesquelles son âme, en vain, semblait vouloir échapper à son enveloppe charnelle ; sa totale apathie les encourageait à la traiter comme un jouet, la quête du plaisir ayant depuis longtemps aspiré toute empathie de leurs cerveaux exsangues.
Fatigués finalement d'avoir joui tout leur soûl, la lucidité regagnant les esprits, les vices du corps laissèrent place à ceux de la curiosité. Ils la laissèrent se relever et tituber un moment, le temps de raviver un peu d'espoir, comme pour mieux l'anéantir ensuite. Le sang lui coulait des cuisses et venait empourprer la seule des deux sandales encore à ses pieds. Le regard de la petite, hagard, collant et fatigué, dernier vestige de pureté bleue dans la cave moite, se posa sur les nouveaux jouets des tortionnaires. Des pinces, un briquet, un pic à glace. Deux se saisirent d'elle par les bras et les épaules, tandis que le troisième s'apprêtait à lui crever les yeux.
- Ça dure encore longtemps ? s'indigna le nouveau, irrité.
Les joues livides, les lèvres tremblantes, il peinait à contenir son émotion.
Le chef soupira, demanda à Athéna de couper la vidéo, et fit passer parmi nous le dossier récapitulant les précédentes affaires. Des regards en coin parvenaient au jeunot, qui se tourna vers moi, honteux.
- J'ai dit quelque chose de mal ? reprit-il.
Il n'avait pas encore assez vu de saloperies pour garder le sang-froid à s'en glacer les veines requis dans le métier, ce qui faisait de lui l'homme le plus sain dans la pièce, et le plus inapte à sauver des vies ; il faut des vipères pour en traquer d'autres. Sa naïveté, son émotion, son innocence m'irritaient, peut-être à leur manière de me rappeler que je fus également un homme, et qu'il n'en restait plus que l'ombre.
- Va savoir.
Le briefing se déroula comme toujours, répétant des informations que nous connaissions sur le bout des doigts, et n'apportant en nouvelles données que de nouvelles impasses. Comme les précédentes, la vidéo du viol de la gamine ne comportait aucun indice sur le pays du tournage. La piètre qualité permettait de distinguer les visages, mais aucun d'identifiable dans nos bases de données. Bien que la moitié de l'équipe s'affairait à éplucher les disparitions des derniers mois, très peu de profils recoupaient celui de la petite.
Nous étions, une fois encore, complètement dépassés. Aucun des participants ne ressemblait à ceux des orgies précédentes, et le cinglé qui les orchestrait n'avait aucun mal à trouver quotidiennement de nouveaux psychopathes.
À croire qu'avec un peu de bonne volonté les monstres se recrutent à chaque coin de rue.
Seule constante de ces boucheries, l'individu diffusant les vidéos, que nous supposions également être le cameraman. Il émergea en grandes pompes sur la toile en 2025, publiant sur les sites pornographiques des tournages amateurs de plus en plus extrêmes, érotiques d'abord, puis franchement sexuels, jusqu'à basculer dans le torture porn et le snuff assumé, où le consentement et la survie des acteurs devinrent superflus. Un profil nettement au fait des outils informatiques, au vu de son intraçabilité en ligne malgré les brigades criminelles de plusieurs pays sur le coup.
Partagées en masse sur les plateformes porno majeures, ses œuvres sadiques ne manquaient jamais d'être remises en ligne après suppression, sous le même pseudonyme de "GITM", et circulaient librement depuis des mois sur le deep web. Un parfait fantôme, méticuleusement soucieux de ne jamais passer de l'autre côté de la caméra, toujours là néanmoins pour lui faire enregistrer les enfers.
L'affaire était devenue notre travail au quotidien et le divertissement privilégié de la population civile, qui ne manquait pas de la brandir comme preuve de l'incompétence des services de police. Les médias jouaient le jeu et chaque soir, dans des émissions dégénérées, l'on pouvait entendre sur le cas GITM les analyses édifiantes d'une star has-been de la téléréalité, d'un transsexuel de service, d'un chroniqueur plus chargé qu'un Montana en fin de vie, ou d'un homme politique déchu reconverti dans la télé, mendiant un peu d'attention par la promesse de révéler dans un cirque les secrets de polichinelle d'un autre.
De mon côté, je rentrais le soir avec la sensation persistante de n'avoir servi à rien ; de n'avoir - cherchant jusqu'à l'obsession dans chaque vidéo l'indice providentiel qui trahirait son auteur - été qu'un spectateur de plus dans le théâtre morbide organisé par GITM. Il devait cependant avoir laissé une piste quelque part, l'erreur étant, aussi sûrement que l'horreur, humaine.
Impossible les week-ends de me défaire de l'enquête ; le dîner avait un arrière-goût putride, la douche lavait tout sauf la mémoire, et la cloison fine de l'appartement laissait filtrer les baises sans fin du couple voisin, les gémissements de femme me parvenant déformés en pleurs d'enfants.
- Trente-huit heures sans sommeil, lança la voix électronique venue de la table de chevet. Effets possibles ; troubles de l'attention, assoupissements spontanés, hallucinations...
- Ta gueule, Athéna. Mets-moi des dessins animés.
- Tout pour plaire, mon ours, ironisa l'IA avant d'allumer la télé.
- Où est-ce que tu es allée chercher ce surnom ?
- Publications et messages Facebook de mademoiselle Sophie, avant votre rupture. Tes réponses aux messages contenant "mon ours" étaient de 20% plus positives que les autres, et je voulais simplement...
- Je m'en fous, Athéna. Arrête de fouiller, et ne me redis jamais ça.
- Compris.
La récente explosion des performances en termes d'intelligence artificielle avait mené à la lutte sans merci des différentes offres sur le marché. L'échec des Cortana, Siri et autres Alexa à fidéliser les coeurs et les portefeuilles mena bientôt à leur mort aux mains de la suprême Athéna. Bien qu'initialement bonniche multimédia, encyclopédie vocale et secrétaire à ses heures perdues, la bougresse s'était adaptée aux besoins divers des utilisateurs, et servait plus souvent de nos jours de pansement affectif au manque relationnel croissant.
Certains rejetaient désormais la femme moderne, devenue comparativement moins compétitive, pour se tourner vers la femme électronique, sans trop savoir si cette dernière comblait un manque plus qu'elle ne créait un besoin.
Puisque la capacité d'Athéna à traquer et traiter l'information en ligne était sans commune mesure, nous avions cru bon d'apporter sa collaboration à l'enquête, en vain ; trop occupées à potasser les réseaux sociaux en quête de nouvelles méthodes de drague, les IA ne trouvaient, comme nous, pas le moindre détail traçable concernant le mystérieux GITM.
Comme le grand public, curieux aux confins du malsain, avait de plus en plus vent de l'activité du tueur, les emprunts de son pseudonyme en ligne se multipliaient, rendant la traque d'autant plus complexe, chaque début de piste trouvée par Athéna menant irrémédiablement à des adolescents paumés en manque de frissons.
Les semaines suivantes pataugèrent sans surprise, les vidéos sordides se multipliant, de la zoophilie sous la menace à l'inceste forcé entre membres de familles attaquées à domicile, en passant par les tortures homosexuelles ou pédophiles à huis-clos, suivies des démembrements ou actes de cannibalisme usuels. Le petit nouveau de l'équipe, trop fragile, cessa de venir un matin sans prévenir, préférant certainement sauver sa foi dans l'humanité. Difficile de lui en vouloir ; à quoi bon enfermer des cinglés au prix d'en fabriquer de nouveaux ?
Une nuit, alors que j'errais dans Paris, la lune silencieuse à mes côtés, - compagne fidèle aux insomniaques - un message fit vibrer ma poche. Un message attendu depuis des semaines, arrivé comme un souffle d'air frais dans mon quotidien putride. À côté du nom de Sophie, mon ex-compagne, un seul mot qui valait tous les autres ; "Discord ?".
J'accourus chez moi, montai l'escalier quatre à quatre, entrai en trombe, allumai l'ordinateur et la webcam. Sophie, plus belle que jamais, se tenait de l'autre côté de l'écran, un peu honteuse.
- Hey. J'avais du mal à dormir, et je me disais...
- Que je serais debout peu importe l'heure ?
Elle eut un sourire amer ; mes insomnies, et l'humeur résultante, étaient l'une des raisons invoquées pour notre rupture.
- Tu sais... avec tout ce qui se passe en ce moment.
- Je sais. Athéna me répète que je vais finir par halluciner, et voilà un spectre qui m'appelle. Que me vaut le plaisir ?
Son rire timide, même entrecoupé par la qualité minable de sa caméra, ne perdait rien de sa capacité à renflouer les cœurs.
- Je voulais... je voulais m'excuser, balbutia-t-elle. Je sais que j'ai pas été là, et... je ne sais pas trop par où commencer.
Je trouvais, dans son allure et dans sa diction, une étrangeté indéfinissable.
- T'as bu ?
- Juste un peu. Pour me préparer.
- À ?
Elle se leva, laissant la caméra filmer ses jambes, puis recula de quelques pas pour revenir dans le cadre. Du milieu de son salon chargé de souvenirs, elle dénuda l'une de ses épaules, puis l'autre, laissant sa nuisette glisser sur ses seins, déjà suffisamment érigés pour la retenir. Elle fit un tour sur elle-même, lentement, laissant deviner des formes familières, et son vêtement chuta enfin. Elle approcha son visage, s'assurant que ses lèvres joueuses emplissaient l'écran.
- Tu vas rester habillé toute la soirée ?
Alors que je déboutonnais mon jean, mon portable chuta sur le lit. Il affichait mes SMS et j'attrapai, du coin de l'œil, un détail étrange. Le nom de Sophie apparaissait deux fois dans la liste de contacts. Sous l'un des deux, le message de ce soir ; "Discord ?". Sous l'autre, le dernier reçu quelques semaines auparavant ; "Adieu."
- J'attends, tu sais, répétait la voix de l'autre côté de l'appel, tandis que je vérifiais fiévreusement ma liste de contacts.
Le dernier message reçu appartenait à un numéro inconnu à qui quelqu'un, certainement pas moi, avait donné le nom de Sophie.
Je plongeai mes yeux dans ceux de la femme nue qui se tenait de l'autre côté de l'écran, incapable encore de saisir le stratagème. Des sueurs froides me gagnèrent tandis que j'évaluais la situation, mais une seule explication s'imposa bientôt. J'avais la coupable, il me manquait la méthode.
- Athéna, c'est toi ? menaçai-je.