Vieille réponse à un défi d'écriture, dont l'intitulé était "Où est passé l'amour ?"
Le magicien, deux projecteurs braqués sur lui, désigna dans un geste grandiose l'immense boîte dans son dos. Un murmure parcourut la foule du cabaret-restaurant encore électrisée par le tour précédent. Chacun se demandait ce que pouvait contenir le caisson de près de deux mètres, et tous étaient prêts à en prendre plein les yeux. Mais le ton du magicien se fit soudainement plus grave, comme s'il était sorti de son rôle pour s'adresser non plus à des spectateurs, mais à des amis de fin de soirée.
- Merci, tout le monde, merci beaucoup. Avant de vous quitter, j'aimerais vous poser une simple question, car j'ai vu beaucoup de couples ce soir : aimez-vous vraiment ?
Des sourires détendus apparurent chez les convives, qui croyaient n'entendre là que l'introduction du clou du spectacle. Comme personne ne répondait, un silence s'installa brièvement. Les visages, devenus gênés, se réfugièrent dans les verres de vin presque vides, plus soucieux de briser le contact visuel que d'épancher une soif vaincue depuis longtemps.
Le magicien apostropha alors le couple le plus proche de la scène, et l'invita à prendre place sur l'estrade. Madame, gênée, refusa avec un sourire, mais la salle énergique se mit à applaudir pour l'encourager. Je fis de même. Je la sacrifiais lâchement pour éviter de voir le magicien se rabattre sur un autre couple, possiblement le mien. De plus, j'étais quelque peu intéressé par le contenu de la boîte. Sophie, de l'autre côté de la petite table ronde, applaudissait aussi, riant aux éclats, de son rire bruyant et contagieux.
- Aimez-vous vraiment ? répéta le magicien, tendant son microphone à ses deux victimes.
L'homme s'avança timidement, hésita, et lâcha un faible "oui" après un raclement de gorge involontaire, qui fit rire la salle de plus belle. Pour apaiser son stress, il fut invité à raconter en quelques mots les circonstances de la rencontre avec sa femme, et d'évaluer ce qu'il serait prêt à faire pour elle. Aidé par l'alcool, il finit par se relâcher complètement, se vanta de leur lien indestructible, épaulé par sa femme qui acquiesçait souvent et s'emparait parfois du micro pour glisser une plaisanterie bien sentie à son sujet. Il était facile de sentir chez ces deux-là un lien dur, forgé progressivement par les intempéries.
- Si tu pouvais me regarder comme tu la regardes, lança Sophie, uniquement pour me provoquer.
- Je te regarderai ce soir. Jusqu'à maintenant, c'était des tours basiques, mais celui-ci m'intéresse. Il ne me rappelle rien.
- Excuse-moi du dérangement, monsieur je-sais-tout. Peut-être que je vais enfin pouvoir profiter du spectacle avant que tu ne m'expliques la supercherie.
La présentation du couple se termina, et le magicien leur proposa de choisir qui rentrerait dans la boîte sobrement intitulée "machine à évaluer l'amour", ou "MAEVA".
- Moi ! lança la femme avec entrain.
Il ouvrit la porte du caisson, la laissa prendre place à l'intérieur, et s'avança face au mari.
- Monsieur, les règles du jeu sont simples. Cette machine possède le pouvoir de séparer à jamais ceux qui ne s'aiment pas tant que ça, mais de réunir les âmes sœurs. Vous pouvez encore refuser de participer à l'expérience, et retourner vous asseoir si le cœur vous en dit. Mais dans le cas contraire, nous laisserons MAEVA juger de la véracité de vos propos.
Le couple se lança un coup d'œil complice, et accepta de participer au tour. La boîte se referma ainsi sur la femme, et le magicien la fit pivoter sur elle-même plusieurs fois.
- Tout va bien à l'intérieur ?
- Jusqu'ici ça va, répondit-elle, un peu anxieuse.
Lorsque la boîte revint sur sa position initiale, une puissante lumière blanche irradia l'intérieur, s'échappant de l'interstice de la porte. Un silence inquiet s'installa dans la salle qui guettait un signe de vie depuis la boîte. Lorsque la porte s'ouvrit, plus personne ne se trouvait dedans. La femme s'était comme vaporisée, en quelques secondes. Un murmure impressionné parcourut les convives, et le choc sur le visage du conjoint m'assura qu'il n'était pas complice.
- Où est-ce qu'elle est ? demanda-t-il, hébété.
- Alors ça, aucune idée, répondit simplement le magicien. Voulez-vous bien vous en aller, maintenant ?
- Pardon ? Où est ma femme ? Faites-la revenir.
- Ce n'est pas possible, monsieur : vous avez perdu. Le verdict de MAEVA est sans appel. Au suivant, si vous le voulez bien.
Il fit un signe discret en direction des coulisses et deux hommes vinrent accompagner le cobaye en dehors de la scène, alors qu'il commençait à s'énerver, encore surpris par la pure disparition de sa compagne. Il criait au magicien de lui rendre sa femme, mais ne parvenait pas à se défaire des bras puissants qui le tiraient dehors.
- Alors là, s'étonna Sophie qui n'en finissait plus d'applaudir, c'est du grand art. J'en étais sûre qu'il ne l'aimait pas tant que ça. T'as vu ? Il n'y avait pas de trappe, si ?
Non. Il n'y avait pas de trappe. Plus inquiétant encore, aucun des stratagèmes permettant l'exécution d'un tel tour ne semblaient employés ici. Et personne ne s'alarmait de voir cet homme dirigé si promptement vers la sortie. Peut-être allait-il avoir droit à une explication loin des regards indiscrets, mais il était de coutume de toujours faire réapparaître la victime sur scène. Un nouveau couple s'avançait pour se soumettre à l'épreuve de MAEVA, et j'avalai d'une traite mon verre de vin, bien décidé à résoudre l'énigme de cette boîte avant la fin des festivités.
- Allô la lune ? Ici Sophie, insista-t-elle. Tu t'avoues enfin vaincu ? Il est plus fort que toi, ce magicien. Peut-être qu'elle est vraiment magique, sa boîte.
- Ne dis pas de bêtises.
Plus encore que sa bouche, ses yeux farceurs se mirent à sourire. Je ne connaissais que trop bien cette expression défiante. J'en étais tombé amoureux.
- Dis-moi, fit-elle de son ton mielleux. Tu crois qu'il se passerait quoi, si j'entrais là-dedans ? Je parie que je disparaîtrais aussi.
Je n'avais aucun doute concernant mes sentiments, mais là n'était pas la question : cette machine ne possédait logiquement aucun moyen de mesurer quelque chose d'aussi abstrait que l'amour entre deux personnes. Si elle entrait dans cette boîte infernale, elle avait tout autant de chances que la victime précédente de ne pas en revenir.
- N'y songe même pas.
- Tu sais, ça n'est pas très romantique, comme réponse. Tu pourrais au moins me dire que rien ne pourrait jamais nous séparer,. Que ton admiration pour moi transcende le temps, l'espace et la magie, que toutes les fleurs du monde ne suffiraient pas à composer un bouquet digne de mes charmes, que...
- Laisse tomber, je te dis. Hors de question que tu grimpes là-dedans.
Son esprit rebelle prit malheureusement cette dernière affirmation comme un défi.
- Je te laisse une demi-heure. Si d'ici-là tu ne peux pas m'expliquer où est le truc, je me porte volontaire. Et tu auras intérêt à m'aimer très très fort, parce que sinon, tu dormiras tout seul ce soir.