Un, deux…
La barre de fonte monte et redescend à un rythme régulier, avant de reprendre lentement son ascension.
…trois, quatre…
Ma respiration accompagne son mouvement, dans une relation symbiotique entre la chair et le métal.
…cinq, six…
Mon dos se cambre sur le banc moite de sueur, mes pieds agrippent le sol et participent à la poussée. Au plafond, mon regard tâche d’éviter la lumière aveuglante d’un néon. Personne ne se tient derrière moi pour m’assurer. Inutile, j’ai l’habitude.
…sept, huit…
Si d’aventure j’ouvrais mes paumes, pour voir, une masse de quatre-vingt kilogrammes s’abattrait sur ma poitrine. Avec un peu de chance, mon cœur exploserait sous l’impact. Ou si je ne veux pas miser sur la chance, j’aurais juste à changer de quelques degrés l’angle que mes bras forment avec mon corps allongé sur le dos. Ainsi, la barre me broierait la trachée, ou me briserait le crâne…
…neuf…dix.
Je repose la barre sur son rack, et reprends mon souffle. Je saisis la petite bouteille d’eau posée à côté du banc, et en sirote quelques gorgées en observant autour de moi.
La Défense, sept heures du matin, un lundi de septembre. Le Top Fitness tapi sous l’esplanade est encore quasiment désert. À cet horaire matinal, ce sont toujours les mêmes visages que l’on y croise, séance après séance, semaine après semaine, saison après saison, année après année. Je connais au moins de vue la plupart des habitués, on se sert la main, on échange de brèves salutations, et on s’entraine chacun dans notre coin. Séance après séance, semaine après semaine, saison après saison, année après année. Toujours à répéter inlassablement les mêmes gestes, dans le même ordre, chaque geste ayant son jour immuablement attitré.
J’aime bien cette routine. Elle a quelque chose de rassurant. Ce temple de la forme, encore à moitié endormi, bercé par les grondements du RER de la galerie voisine, est en quelque sorte mon havre de paix avant de me jeter dans l’arène. Une arène de verre, de béton et d’acier, haute de pas loin de deux cent mètres. C’est pas si long, deux cent mètres, à l’horizontale. Quarante secondes de course quand je suis en forme.
Par contre, à la verticale, c’est haut. Et long à grimper. Tellement haut que pour atteindre les derniers étages, où je sévis, je dois prendre deux ascenseurs différents. Systématiquement bondés, marquant un arrêt à quasiment chaque étage. Je dois les prendre au minimum quatre fois par jour. Une fois le matin, pour entrer dans la fosse aux lions, deux fois le midi, pour aller prendre ma ration de calories au restaurant d’entreprise du rez-de-chaussée puis retourner à la mine, et une dernière fois pour évacuer la zone.
J’ai calculé qu’en moyenne, je perds trente-deux minutes par jour dans ces espaces de cinq mètres carrés, confinés entre les costumes minables en synthétique, les odeurs d’aisselles estivales, les relents de clope et de café, les fragrances de supermarché et les remugles de cuites de la veille.
Des miettes de temps, comparées aux transports en commun.
Je me tire de ma rêverie et entame la deuxième série.
Un, deux…
Je me demande pourquoi je me prive d’une heure de sommeil pour faire ça, du travail de bête de somme. Probablement la satisfaction d’un penchant masochiste.
…trois, quatre…
Je ne ressemble toujours pas à un culturiste, un de ceux qu’on voit en photo sur les sites de conseil en nutrition. Il y a pourtant pas mal d’années que je m’adonne à cette pratique barbare.
…cinq, six…
Au moins je parie sur l’avenir. J’ai toujours été terrifié par la perspective de devenir un de ces petits vieux complètement voûtés, qui doivent lever la tête pour regarder devant eux, et trainent par petits pas incertains un corps aux limites de l’impotence. Oui, ça doit être pour ça que je m’évertue, séance après séance, semaine après semaine, saison après saison, année après année, à reproduire inlassablement la même boucle. Me tenir droit et me mouvoir correctement. Jusqu’au bout.
…sept, huit…
Et je parie aussi sur le présent. Quarante ans, quand même, je suis statistiquement plus proche de la fin que du commencement. Au moins, à l’inverse de mes contemporains d’âge comparable, je n’ai pas de panse à bière, mon corps est tonique, réactif. En cas de panne des cages évoquées plus haut, je peux prendre les escaliers sans marquer une pause à chaque palier, et arriver à bon porc sans suer comme un port. Ou l’inverse. Pas de cholestérol, pas de diabète, aucun cancer, souci articulaire ou osseux. Jamais malade. Mon enveloppe charnelle est une machine que j’entretiens, comme si c’était la seule qui m’avait été confiée. Ce qui est le cas. Comme tout le monde. Le cheminement intellectuel de ceux qui négligent cet entretien de base m’a toujours laissé dans un état de profonde perplexité.
…neuf, dix.
La barre reposée, je fixe, sans y penser, le miroir mural qui me fait face. Un regard sombre, pour ainsi dire noir, soutien le mien. Ces iris d’onyx sont enchâssés dans des orbites profondes, aux arcades saillantes. Ils surplombent un nez long, presque aquilin, lui-même dominant une bouche petite, aux plis amers. Oui, je n’ai plus trop eu l’occasion de rigoler ces derniers temps. Forcément, ça se marque en caractères indélébiles sur les traits. Un front large gagne insensiblement mais inexorablement du terrain sur une coupe courte, qui vient discipliner d’épais cheveux châtains, où déjà quelques rebelles gris tentent une infiltration. Le tout donne une impression générale d’usure, de début de délabrement. Une barbe de trois jours vient manger des joues creuses et un menton avec fossette. J’aurais dû me raser ce matin, je commence à ressembler à un bobo. Ou un clodo. En tout cas, ça fait négligé. Promis, demain je rase ça.
Allez, j’y retourne, l’aiguille tourne, série suivante. En étais-je à deux ou trois?