Hello tous,
Texte écrit en 2013. Je l'avais posté à l'époque sur Nouvelle Ecriture mais le forum n'existe plus désormais et je ne me souviens plus trop des retours.
Alors je le remets ici s'il y a encore quelques âmes lectrices
Karl Bergmann ferma la porte puis tira le verrou. Le réflexe le poursuivait depuis
l’enfance : dès qu’il entrait dans une salle de bain, il s’enfermait sans vraiment songer à son
acte. Karl était pourtant seul dans son grand appartement parisien et personne n’aurait pu le
déranger ce soir-là. Les parfums doux et délassants de la pièce semblaient lui faire oublier la
réalité.
Les talons de l’homme d’affaires claquèrent sur l’épais carrelage bleu émeraude.
Bergmann déboucla sa ceinture, ôta ses chaussures puis se déshabilla. Il aperçut alors son
corps nu dans l’imposant miroir qui lui faisait face. La soixantaine approchait. Son visage
couperosé accueillait les années comme autant de témoignages marqués au burin. Seuls
restaient intacts son regard curieux ainsi qu’un petit sourire qui accompagnait
narquoisement la naissance de ses lèvres. Avec l’âge, l’expression de son visage malin et
prétentieux s’était chargée de vice et lui donnait maintenant un air cauteleux de vieux
salaud aux cheveux blancs.
Le miroir reflétait sa silhouette trapue. L’abdomen semblait retenir toute la graisse de
son corps qui débordait néanmoins largement sur ses hanches. La coulée adipeuse, garnie
de poils grisâtres, s’agitait au moindre mouvement et masquait l’appendice viril de Karl. Il
eut une moue de mépris : la séduction n’était pas vraiment au rendez-vous. Mais il s’en
contrefoutait ; depuis longtemps déjà il avait trouvé la séduction dans le pouvoir et l’argent.
Les femmes n’obéissaient qu’à cela.
Comme pour chasser ses dernières pensées, il tapota son ventre puis se dirigea vers le
fond de la pièce en souriant gaiement.
Trois mois qu’il attendait ça. Sa nouvelle lubie lui avait couté cher mais elle trônait enfin
devant lui. Une double porte s’arrondissait harmonieusement dans l’épaisseur du mur. Karl
fit glisser les battants en verre trempé et découvrit une douche somptueuse. Il entra en se
dandinant bêtement. L’espace luxueux avoisinait les cinq mètres carrés, le designer lui ayant
confié qu’on s’amusait bien mieux à plusieurs. Bergmann laissa échapper un petit
ricanement en songeant à la remarque.
Il se retourna pour faire coulisser la porte une nouvelle fois. Le bruit feutré du glissement
se ponctua par un léger claquement. La douche était entièrement close. Une mosaïque de
pierres fines, admirablement travaillée, tapissait chaque paroi laissant apparaitre des formes
épurées aux couleurs choisies. Un banc en marbre rouge d’Egypte longeait le mur gauche.
L’heureux propriétaire actionna le mitigeur dont la fine poignée en or réglait la température
au dixième de degré.
L’énorme pommeau déversa alors une pluie chaude et parfaitement régulière sur le
corps de Bergmann, avant de s’éclater en larges giclées sur l’unique dalle en albâtre poli.
Tout en se savonnant, l’obèse s’amusait avec la multitude de boutons incrustés au mur. Une
dizaine de jets latéraux éclaboussait sa vieille peau pour relaxer, masser, tonifier, fouetter.
Une véritable fontaine de jouvence se composait ainsi selon la pression millimétrée des
doigts boudinés sur les commandes murales.
Le maitre des eaux laissa s’évader quelques centaines de litres puis, d’un geste, il fit
cesser le vacarme assourdissant. Les derniers filets d’eau achevèrent leur course en
crépitant tandis que le plafond aspirait discrètement les faibles traces de vapeur restantes.
Apparemment satisfait de son investissement, Bergmann arborait un large sourire d’enfant
comblé. Il contempla une dernière fois son jouet avant de regagner la porte opaque.
Les poignées de chaque battant donnaient l’illusion de s’entremêler, tels deux serpents
métalliques veillant à l’entrée d’un ancien temple sacré. Karl s’en empara pour faire glisser la
porte mais les deux battants ne réagirent pas à la pression de ses mains. La chaleur avait
sûrement durci l’ouverture de la porte. Il réitéra son geste avec plus de force. La même
résistance s’offrait à ses bras flasques. Bergmann recula légèrement en fronçant les sourcils.
Aucun mécanisme d’ouverture visible. Hormis la double poignée, les deux pans en verre
étaient totalement lisses.
Un grognement d’impatience résonna dans la douche. L’homme nu et trempé se
retourna alors vers le mur du fond, où deux douzaines de boutons de commande se
répartissaient de part et d’autre du mitigeur. Karl les avait déjà tous essayés. Ils ne servaient
qu’à contrôler le jet principal où à orienter les différentes buses tapies dans les parois.
Aucun d’eux ne permettait de contrôler la porte. Bergmann avait d’ailleurs suffisamment
participé à la conception de sa merveille pour savoir que l’ouverture était exclusivement
manuelle. Convaincu de ce fait, il agrippa vivement les poignées capricieuses en prenant
appui sur ses jambes. Pas même un craquement ne vint témoigner de son effort. Les joints
des battants semblaient cimentés.
Furieux, Karl frappa le verre de son poing. Personne ne lui résistait habituellement. Il
empoigna à nouveau les barres métalliques puis se mit à secouer violemment la porte
d’avant en arrière, comme pour l’éjecter de son rail. Le panneau oscilla. Face à cette
première faiblesse, l’obèse redoubla d’intensité quand il entendit un bruit étrange derrière
son dos.
Un faible grésillement provenait du pommeau. Le large disque demeurait fixe mais une
sourde vibration s’en dégageait. Surpris, Karl cessa son acharnement pour s’approcher de ce
nouveau problème. Le son enflait par saccades. Bergmann observait le pommeau avec
attention. Dépenser autant pour du matériel défectueux ! Le mépris le submergeait.
Soudain, la pomme se mit à gronder sérieusement et évacua un bref filet de liquide
visqueux. La projection, trouble et étonnamment baveuse, vint s’étaler sur le torse de Karl.
Le visage figé par le dégoût, il palpa du bout des doigts cette substance tiède. Un instant, il
eut l’impression de toucher un crachat, une glaire grasse de fumeur. Sidéré, son regard
alternait entre l’immonde sécrétion et sa source, dont le ronronnement perdurait toujours.
Le bruit inquiétant devint rauque et, brusquement, dans un claquement sec et sonore, une
trombe d’eau s’abattit sur le corps de Bergmann. En quelques centièmes de seconde, les
cellules épidermiques de Karl transmirent au cerveau une information nerveuse, capitale
mais anormale : l’eau était diablement brûlante.
L’occupant de la douche hurla de douleur sous l’assaut de cette colonne ardente.
Immédiatement, il s’écarta du jet en mugissant et en repliant son large corps derrière ses
bras. Hors d’atteinte, Karl constata avec inquiétude que le mitigeur était pourtant resté en
position d’arrêt. Jamais l’eau n’aurait dû couler et encore moins à cette température. En
contournant le jaillissement du mieux qu’il put, Bergmann tenta d’atteindre la commande.
Plusieurs gouttes virevoltaient en dehors du torrent et lui donnaient l’impression d’être la
proie d’un essaim de guêpes enflammées. Malgré la douleur, son geste lui confirma ses
craintes : le mitigeur était bel et bien au repos. Aucune des autres commandes murales
n’était d’ailleurs active.
La déferlante parut s’intensifier, obligeant Karl à se rapprocher du centre de la douche.
L’eau, devenue blanche par cette grande chaleur, exhalait de larges bandes de vapeur dont
les formes éthérées dansaient lentement jusqu’au plafond. Là-aussi, l’aération semblait
bloquée. L’endroit devint rapidement irrespirable. L’obèse se mit à paniquer.
Suant à grosses gouttes, il ne savait plus trop s’il fallait tenter d’exploser le mitigeur ou
d’enfoncer à nouveau la porte. Sa cage thoracique se gonflait avec fureur. Bergmann voulut
revenir une dernière fois vers les commandes mais la fournaise grandissante lui fit
rebrousser chemin. Alors, en se retournant brusquement, son pied dérapa sur une partie
glissante du sol. L’imposante masse de son organisme l’entraina dans un déséquilibre
inévitable. Dans sa chute, Karl vint cogner violemment sa tête contre le banc en marbre. Le
corps resta à terre, inerte. Une grosse coulure de sang lui parcourut le sommet du crâne
avant de se diluer dans la fine couche d’eau stagnante. Soudain, un nouveau claquement se
fit entendre : le jet d’eau s’arrêta totalement. Le silence reprit son droit. Seule la reprise de
l’aération engendrait un léger bruit de fond.
L’homme d’affaires gisait toujours sur l’albâtre, ventre contre terre. En quelques
minutes, la température était revenue à la normale. Pourtant, le pommeau recommença à
émettre une sourde vibration. Puis une nouvelle salve gicla, accompagnée cette fois par les
buses murales qui produisaient une brumisation légère et fraiche.
Le jet principal, presque glacial, ramena Karl à ses esprits. La main posée sur sa blessure,
il se releva tout doucement en prenant bien soin d’assurer son équilibre. Le mouvement
arracha quelques grimaces de douleur. En apercevant sur le banc les quelques taches d’un
rouge différent, Bergmann se remémora la situation. Son air hébété laissa place à une
expression plus dure. Ses vieilles habitudes d’homme puissant voulant tout régenter
apportèrent à son visage une lucidité froide. Le cirque devait finir. Immédiatement.
Il attrapa vivement le mitigeur pour le basculer dans toutes les positions possibles.
L’objet semblait complètement déconnecté de la tuyauterie. Les mâchoires serrées, Karl
passait en revue les autres commandes, n’hésitant pas à claquer généreusement la moitié
d’entre elles. Malgré ses efforts, un véritable brouillard avait envahi la douche et la
température ambiante était maintenant digne d’une chambre froide.
Le prisonnier commença à greloter et à frotter inconsciemment sa peau parcourue par la
chair de poule. Il crut un instant tenir le mauvais rôle d’un film d’Hitchcock avant de
rejoindre la porte d’un pas décidé. La poisse ne pouvait pas durer éternellement : il
empoigna les tiges métalliques pour écarter les deux battants. L’ensemble demeura fixe.