3 Janvier 2103.
Ma chère amie Marie est morte hier matin. J'ai rêvé, cette nuit, que Dieu m'appelait à mon tour pour nous juger, elle et moi. Je crois que je la suivrai bientôt. J'ai gardé sur mes épaules beaucoup de secrets qui me pèsent et j'aimerais, si vous le voulez bien, me délester un peu, car là où je vais la route est longue et le souffle court ; je crois également que la science, la justice, et la famille Furuko gagneraient à lire mes mots. Permettez-moi donc, avant de passer aux aveux, ces quelques réminiscences ;
J'étais, à l'été 2052, une jeune et ambitieuse recrue dans la police criminelle. Rien ne présageait notre amitié, car Marie Clairmont se trouvait, comme vous vous en souvenez peut-être, de l'autre côté de la table d'interrogation, en tant que suspecte dans une double enquête. L'affaire Jun Furuko avait cela de particulier, arbre caché par la forêt, qu'elle s'éclipsait dans l'ombre immense projetée par l'affaire Clairmont, et même si le public n'en sut jamais rien, l'une ne pouvait qu'accompagner l'autre.
Mon implication dans l'affaire Clairmont précéda de très loin ma carrière policière et lui donna même naissance, puisque non content d'avoir personnellement connu -et eu pour amour de jeunesse- la première victime, j'eus le malheur, la cherchant dans le bois où nous jouions habituellement, de retrouver son corps sans vie, mutilé d'une manière qui changerait n'importe quel témoin à jamais ; immaculé des pieds jusqu'au cou, et sectionné par-delà. Son cadavre décapité gisait en effet entre les branches, comme si l'on pouvait du jour au lendemain trébucher sur une racine et tomber avec un tel fracas qu'on en perdrait la tête toute entière. Je la reconnus, bien malgré moi, à ses vêtements. Je crois sincèrement être devenu un adulte ce jour-là, ce jour étrange, à onze ans d'âge, confus devant une sorte d'horreur que je croyais jusqu'alors confinée dans les frontières de la fiction. Confus devant la capacité du réel à rivaliser d'ignominie avec l'imagination.
Rongé par la haine, violenté par le souvenir récurrent du corps violacé toutes les nuits, mes tempes tambourinant d'une rage adolescente pour ne pas succomber à la terreur, je ravalai finalement ma bile, gelai mon sang à des températures polaires, et prétextai, pour ne pas la nommer froide vengeance, me trouver au lycée une vocation pour la justice. Je jurai de protéger l'innocent, poussé par le besoin d'anéantir le coupable. Alors que j'atteignais l'âge adulte et l'opportunité de poursuivre le tueur, l'affaire se résolut juste avant la fin de ma période d'essai, sans ma participation. Après vingt ans de sévices, comme pour se vanter, comme pour me refuser toute conclusion cathartique, l'auteur des faits se rendit de lui-même.
Victor Clairmont, père de Marie, neurochirurgien de renom et élève de l'illustre Sergio Canavero, fut incarcéré à sa propre demande, et défraya la chronique par ses aveux. Une cinquantaine de victimes d'homicides au compteur de sa longue carrière criminelle, entre 2031 et 2050. Toutes de sexe féminin, toutes retrouvées sans traces de sévices, ou presque ; une partie du corps leur avait en effet été amputée à chaque fois. Tantôt un pied, tantôt un sein, tantôt un doigt. Les rumeurs de rue nommaient Victor "le tueur au trophée", mais il n'avait, de son propre aveu, entreposé aucune des parties sectionnées.
C'est dans ce contexte de fabuleuse série de fémicides que la disparition d'un jeune garçon, Jun Furuko, passa presque inaperçue. Visitant la France avec ses parents, le petit se volatilisa du jour au lendemain, durant une mortelle visite à Disneyland Paris. Signalé disparu à l'été 2031, les recherches furent abandonnées dans le silence, comme la majorité le sont. Le tueur ayant avoué en détail, non sans un certain cynisme, la plupart de ses forfaits, refusait pourtant jusqu'à ce jour toute implication dans le cas Furuko. Puisque l'enquête Clairmont, à laquelle je comptais alors vouer mon existence venait de me filer entre les doigts, et puisque le monstre se trouvait désormais au seul endroit où je ne pouvais l'atteindre -entre les barreaux-, je me rabattis sur l'affaire Furuko, dans l'espoir peut-être immature d'ajouter une peine de perpétuité à celles qu'il cumulait déjà. L'arrestation de Victor mit en lumière un nouveau témoin potentiel, ce qui relança le dossier ; sa fille, Marie.
Cette dernière, sagement assise dans la salle d'interrogatoire, attendait béatement lors de notre première rencontre, cherchant la caméra, visiblement plus préoccupée par sa photogénie que par la gravité de la situation. L'innocence se lisait partout sur son visage enfantin, dans sa gestuelle ingénue, dans sa patience naïve. Elle devait dépasser les vingt ans, mais on lui en aurait donné dix à l'écouter parler ou à la voir triturer ses cheveux. Une mèche rebelle échappait en effet à son chignon de temps en temps pour venir scinder son regard, avant d'être promptement ramenée derrière l'oreille, d'un doigté de sainte. Elle semblait, plus encore que les autres jeunes femmes du 21ème siècle, en retard sur son âge. Ni son allure, ni son mal-être visible, ni sa manière apeurée de répondre ne supposaient une adulte. Un détail perturbait pourtant son allure d'ange ; ses yeux hétérochromes, l'un vert, l'autre bleu, ajoutaient une aura de mystère à son honnêteté, une asymétrie dans sa perfection, et peut-être le soupçon d'un mensonge froid et calculé dans son attitude béate.
Quelque chose, à propos d'elle, sonnait faux. Comme la physiognomonie, science morte à l'époque, n'aurait pas suffi à clore l'affaire Furuko, nous interrogeâmes la petite des heures durant, ne sachant trop si sa manière gauche de répondre trahissait la complicité ou la niaiserie. Elle s'excusait profusément pour les actions de son père, mais semblait plus préoccupée par les conditions d'incarcération de ce dernier, que pour ses victimes.
Marie ne parlait jamais vraiment à ses interlocuteurs, mais plutôt à leur menton, ou à leur torse. Le monde semblait s'arrêter pour elle à hauteur de cou, et si certaines sont têtes en l'air dans les nuages, la rêverie de celle-là cherchait plutôt une histoire à raconter dans le mouvement d'une paire de chaussures, ou dans les taches sur le museau d'un chat. Elle ne nous montrait que ses paupières, ne soutenait jamais le regard, peut-être de peur d'attirer les soupçons, mais elle les attirait d'autant plus. J'appris plus tard que Marie détestait ses yeux, et se sentait jugée pour son défaut physique à chaque fois qu'on l'épiait.
L'interrogatoire pataugea longuement ; questionnée à propos de Jun, Marie, photo du garçon à l'appui, nia le reconnaître de bout en bout. Furuko, au-delà de son ethnie, ne se démarquait pas particulièrement. Cheveux bruns, yeux bruns, joues légèrement gonflées, plus par jeunesse que par surpoids. Elle nous avoua n'avoir jamais fréquenté de garçons dans sa jeunesse, car elle était très frêle, et le plus clair de son temps alitée. Son père, quand il ne commettait pas à son insu des crimes abominables, lui faisait son éducation à la maison, ce qui suffirait à expliquer son retard social. Si vous avez lu les rapports de l'époque, vous savez déjà comment s'est terminée l'affaire ; Marie fut innocentée, son lien dans l'affaire Clairmont classé sans suite, et son père mourut en prison pour l'ensemble de ses crimes, à l'exception du cas Furuko, qui ne fut jamais résolu.
Peut-être savez-vous que nous la reconduisîmes chez elle après une crise de panique provoquée par une question anodine. Nous avions en effet pour théorie qu'après le kidnapping de Furuko, Victor l'aurait détenu un temps dans sa maison de campagne, où il élevait Marie. Dans l'espoir de l'entendre nous décrire sa rencontre avec le garçon, nous la questionnâmes sur ses plus vieux souvenirs. Elle décrivit alors longuement, bien que confusément, l'épisode d'une photographie prise avec son père au-devant de la tour de Pise. Cette histoire l'enchantait tout particulièrement car, sous médication lourde toute sa jeunesse, elle n'avait que très peu de ces souvenirs chéris de l'enfance révolue, souvenirs de vacances ou de voyages, ou bêtes anecdotes de jeu qu'elle jalousait chez les jeunes femmes de meilleure santé.
Lorsque nous lui demandâmes quand exactement eut lieu leur voyage, et après nous avoir longuement parlé de Pise, Marie nia pourtant s'être jamais rendue en Italie. Réalisant peut-être que son témoignage n'avait plus la moindre cohérence, elle fondit en sanglots, s'excusa profusément d'avoir dit une sottise, et fut prise d'un léger malaise, qui nous obligea à écourter la discussion. On attribua l'étrangeté de ce dernier témoignage à la fatigue accumulée par la série de questions, car les tentatives de larmes de crocodiles se soldaient généralement par une sécheresse à toute épreuve, que les coupables doivent cacher de leurs mains, tandis que des larmes pures inondaient ses joues, scindant son visage entre deux claires rivières salées. Elle cherchait à contenir le flot de ses doigts, l'étalait de plus belle, et bientôt son visage entier brilla d'humidité, soulignant l'irritation rouge sous son oeil de saphir, et l'irritation rouge sous son oeil d'émeraude. Si elle jouait la comédie, pensai-je ce jour-là, elle était née pour la tromperie.
Voici cependant ce que ni mes collègues ni moi-même n'avons consigné dans le rapport de l'enquête, et ce que Marie garda auprès d'elle jusqu'à son dernier souffle ; En relisant le dossier de l'affaire après l'interrogatoire, je ne retrouvai aucune photographie en Italie sur laquelle elle ou son père apparaîtrait. Une photographie existait bel et bien, cependant, d'une jeune enfant devant la tour de Pise ; une photographie d'Amélie Merin, mon amie d'enfance, et la première victime décapitée du tueur.
Le lien enfin établi entre Marie et l'une des victimes, je décidai d'en chercher plus à son propos. Je me rendis un jour chez elle, dans un parfait écart au protocole, et lui demandai personnellement de me parler de sa mère. Marie répondit en ces mots ; "Je n'ai jamais connu Maman. Elle a quitté mon père très tôt après ma naissance. Peut-être savait-elle ce qu'il faisait subir à toutes ces personnes, et craignait autant de rester avec lui que d'en parler aux autorités. Papa m'a souvent dit qu'elle me haïrait d'être la fille d'un monstre, mais que quoiqu'on en dise, je n'étais coupable de rien, car je n'héritais que d'elle. De son sourire, de son regard, de ses cheveux, de chacun de ses gestes attentionnés, de son innocence. J'aimais entendre ses histoires à propos d'elle, et croyais la connaître un peu plus quand il me la décrivait, mais il se dénigrait sans faille, et une profonde tristesse me prenait à l'entendre dire que je ne tenais rien de lui. Je sais que beaucoup sont mortes par sa main, mais il ne m'a jamais abandonnée, moi, même quand tout le monde semble me reprocher d'être née."
Réalisant peu à peu que je ne trouverais jamais la mère biologique, j'épluchai son acte de naissance. Il m'apparut clairement, après vérification, que Victor avait falsifié toute ou partie de l'identité de sa fille. Possédant enfin quelque chose, un infime fil d'Arianne dans les ténèbres en guise d'indice, un fil d'araignée tendu comme une corde dans ce bourbier, je tirai dessus avec précaution, comme on retire la suture d'un estropié, de peur de meurtrir la chair, de rompre la soie, de perdre la piste, et bientôt la toile hallucinée, la fresque démoniaque des méfaits de Victor Clairmont se révéla sous mes yeux. Un puzzle impossible que celui de l'affaire Furuko, quand on ne sait ce qu'il reconstitue. Un écran d'enfer pour tous ceux dans le secret.