1. Les connaissances métaphysiques sont nécessairement des connaissances a priori
Les connaissances sont pour Kant des formes de jugement (ou des propositions). Un jugement c’est un rapport entre un sujet et un prédicat. Par exemple, dans la proposition « Macron est le président de la République » le sujet est « Macron » et le prédicat est « président de la République ».
Les connaissances scientifiques proviennent de sources empiriques qui font référence au monde physique. Une connaissance scientifique est une connaissance dite a posteriori (issue de l’expérience). Exemple : « Le soleil se lève à l’Est ».
Kant définit les connaissances a priori comme les connaissances qui sont indépendantes de l’expérience sensible. Les connaissances mathématiques comme « 7 + 5 = 12 » sont des exemples de connaissances a priori. Elles sont indépendantes de l’expérience et des sens. Elles découlent uniquement de ce qu’on appelle communément la raison.
Par définition, la métaphysique va au-delà du champ de la physique. S’il y a des connaissances métaphysiques, elles sont nécessairement a priori.
2. Les connaissances métaphysiques sont nécessairement des jugements synthétiques a priori
Au sein des connaissances a priori, Kant distingue deux types de propositions :
- Les jugements analytiques sont des propositions où il y a une identité entre le sujet et le prédicat. Dans la proposition « Les soeurs sont des femmes », le prédicat « femmes » est inclus dans le sujet « soeurs ».
- Les jugements synthétiques sont des propositions où le prédicat n’est pas inclus dans le sujet. Dans la proposition « Certains ophtalmologistes sont riches », le prédicat « riches » n’est pas inclus dans le sujet « ophtalmologistes ».
Les connaissances géométriques sont selon Kant des exemples de jugements synthétiques a priori. Quand je démontre le théorème de Pythagore, j’obtiens une connaissance (A² + B² = C²) qui n’était pas incluse dans les éléments de départ. Ce n’est qu’après avoir fait la démonstration que je comprends que A² + B² = C², car C² n’est pas inclus dans « A² + B² ». A côté des mathématiques, Kant considère aussi que certaines connaissances physiques (la physique pure) sont des jugements synthétiques a priori. Exemples : « la substance demeure et persiste » ou « tout ce qui arrive est toujours déterminé antérieurement par une cause suivant des lois constantes ».
Les connaissances métaphysiques sont pour Kant des jugements synthétiques a priori. Quand je soutiens « Tous les êtres humains ont une âme », je ne me situe pas dans le champ de la physique ce qui en fait un jugement a priori (indépendant de l’expérience) et le prédicat « âme » n’est pas inclus dans le sujet « être humain » ce qui en fait un jugement synthétique.
Parmi les jugements synthétiques a priori, il y a donc la mathématique pure, la physique pure et la métaphysique. Pour savoir si les jugements métaphysiques peuvent relever de la connaissance, Kant va répondre aux questions suivantes :
- Comment une mathématique pure est-elle possible ?
- Comment une physique pure est-elle possible ?
- Comment une métaphysique en général est-elle possible ?
- Comment une métaphysique comme science est-elle possible ?
3. Comment une mathématique pure est-elle possible ?
Les jugements mathématiques étant synthétiques et a priori, ils ne peuvent provenir de l’expérience. Si ce n’est pas quelque chose d’externe comme l’expérience qui me permet d’affirmer que « 7 + 5 = 12 », alors c’est quelque chose d’interne. C’est ce que Kant appelle l’intuition pure. Il y a une intuition pure qui me permet d’appréhender certains concepts et de les relier dans un jugement synthétique.
Il y a donc quelque chose dans mon esprit (intuition pure) qui me permet d’appréhender des concepts mathématiques comme des nombres ou des formes géométriques. Cette intuition pure est innée, ce n’est pas quelque chose qui est issu de l’expérience. Kant soutient que cette intuition pure relève d’une faculté qu’il appelle la sensibilité. Cette faculté se traduit sous deux formes différentes dans le cas des mathématiques. Il y a une intuition pure de l’espace qui me permet de penser les objets géométriques et il y a une intuition du temps qui me permet de penser les nombres.
Pour Kant, l’espace et le temps ne sont pas des choses en soi, c’est-à-dire des choses qui existent dans le monde. Ce sont des mécanismes mentaux chez les êtres humains qui déterminent la manière dont les choses nous apparaissent. Dans le cas des mathématiques, nos jugements sont le pur produit de l’application de ces intuitions à des concepts. Dans le cas de nos perceptions sensorielles, celles-ci passent également par le prisme de nos intuitions du temps et de l’espace. Ces mécanismes mentaux déterminent alors la manière dont on perçoit les choses.
Emmanuel Kant fait ici une révolution copernicienne. Avant lui, l’espace et le temps étaient considérés comme des propriétés de l’univers : « J’observe par l’expérience sensorielle des objets du fait de propriétés de l’univers (espace, temps) ». Kant renverse la situation en nous disant que l’espace et le temps ne sont pas des propriétés de l’univers, mais des mécanismes mentaux dans notre esprit qui déterminent la manière dont on voit les objets de l’univers. Si demain je porte tout le temps des lunettes de soleil, je ne vais pas percevoir le monde de la même manière. L’intuition du temps et de l’espace sont des sortes de lunettes de soleil qui conditionnent nos contenus mentaux. Les illusions d’optique nous donnent des exemples de l’effet de notre cognition sur notre perception du monde. Par exemple, je peux percevoir le cube de Necker de deux manières différentes https://fr.wikipedia.org/wiki/Cube_de_Necker
Les objets mathématiques sont donc le produit des intuitions pures de l’espace et du temps. En utilisant ces mécanismes mentaux sans faire référence à l’expérience, il nous est possible de produire des connaissances comme le théorème de Pythagore. On a alors un premier exemple de jugements synthétiques a priori avec les mathématiques et nos intuitions pures de l’espace et du temps.
4. Comment une physique pure est-elle possible ?
La physique et la science en général traitent de sujets comme l’inertie, le mouvement, les particules etc. Pour Kant, quand j’observe le monde j’ai des jugements de perception. Ce sont des jugements subjectifs qui peuvent se transformer en jugements d’expérience qui sont eux objectifs. Le passage de l’un à l’autre se fait notamment par de l’usage de notre '’entendement'' qui transforme les données brutes de l’expérience en jugements.
Selon Emmanuel Kant, nos connaissances scientifiques combinent des expériences sensibles à des concepts purs innés, qu’il appelle catégories, situés dans notre esprit. Ces catégories nous permettent de produire des jugements. Kant identifie 12 concepts purs (causalité, négation…). On a vu plus haut que nos intuitions du temps de l’espace nous permettent d’avoir une expérience sensorielle. Les concepts purs situés dans notre esprit nous permettent eux d’ordonner et de penser notre expérience sensible.
On sait avec Kant que la mathématique pure est le produit de nos intuitions pures de l’espace et du temps sans la moindre expérience sensorielle. De la même manière, la physique pure de Kant c’est le produit des 12 concepts purs identifiés par Kant sans la moindre expérience sensorielle. La physique pure est alors constituée de jugements tels que « la substance demeure et persiste » ou « tout ce qui arrive est toujours déterminé antérieurement par une cause suivant des lois constantes ». Ce sont pour Kant des jugements synthétiques a priori.
Notre perception du monde se fait alors pour Kant en deux étapes :
- Nos intuitions pures de l’espace et du temps nous permettent d’avoir des sensations, mais nous ne percevons pas directement les objets du monde en raison du prisme de ces intuitions pures qui agissent comme des lunettes de soleil.
- Ces sensations sont ordonnées par différents concepts purs qui nous permettent de former des jugements à propos du monde. En appliquant ces concepts purs à nos sensations, on peut former des jugements objectifs sur le monde.
Nos intuitions (temps, espace) et concepts purs (catégories) façonnent donc la manière dont on perçoit le monde. Nous ne percevons pas les choses en soi (ce qui existe réellement dans le monde), car notre esprit nous en donne une représentation à travers les prismes de nos intuitions et concepts purs. Dans le cas de la causalité (concept pur), Kant ne nous dit pas que celle-ci existe réellement. Ce qu’il dit, c’est que notre esprit applique automatiquement le principe de causalité aux apparences.
5. Comment une métaphysique en général est-elle possible ?
Notre sensibilité (intuitions pures de l’espace et du temps) produit des données brutes et notre entendement (par ses catégories) ordonne ces données afin de produire des expériences ou des jugements. A côté de ces deux facultés mentales, il y en a une autre que Kant appelle la raison. La raison permet notamment d’ordonner nos expériences et jugements entre eux.
La raison dont Kant parle est une faculté mentale qui ne joue pas de rôle dans la constitution de notre expérience. La raison ne fait que manipuler des contenus mentaux qui peuvent être ou non issus de l’expérience. La raison vise l’unification et l’ordonnancement de nos contenus mentaux.
Quand la raison recherche l’unification de nos expériences, elle utilise des Idées qui ne dépendent pas de l’expérience. Ce sont des idées dans notre esprit qui jouent le rôle de régulateurs. Elles sont produites par notre raison lorsque celle-ci recherche l’unification de nos expériences et de nos jugements. Kant identifie 3 grandes Idées :
- L’unité absolue et inconditionnée du sujet pensant (Idée psychologique) : Le « je » dans « je suis » est pour Kant quelque chose de purement mental. Ce n’est pas quelque chose qui vient de l’expérience et du monde extérieur. Le « je » est la base même de mon expérience et ne peut être le produit de l’expérience puisqu’il vient avant celle-ci. Il y a quelque chose qui voit et entend des choses et ce quelque chose c’est moi.
- L’unité absolue des phénomènes (Idée cosmologique) : C’est en partie l’idée que le monde a un commencement dans le temps et qu’il est composé de parties simples (qu’il ne se divise pas à l’infini). Cette idée régulatrice d’un monde extérieur cadré avec des lois naturelles me permet d’unifier mes différentes expériences. Par exemples, le monde continue à exister même quand je n’y pense plus et quand j’ai de nouvelles sensations mon esprit fait le lien avec les sensations passées.
- L’unité absolue des nos contenus mentaux (Idée théologique) : C’est l’idée d’un être suprême dépourvu de défaut.
Ces différentes Idées ne sont pas suggérées par notre expérience ou des objets du monde. Elles ne peuvent pas être testées par l’expérience, en cela elles font partie de la métaphysique qui traite de ce qui va au-delà de la physique. Ce sont des produits de notre raison qui permettent d’unifier nos jugements et nos expériences qui sont produits par notre sensibilité (intuitions pures de l’espace et du temps) et notre entendement (catégories). Ces Idées nous montrent comment notre esprit fonctionne, mais pas comment le monde est.
Kant montre que la raison a tendance à s’aventurer au-delà de son domaine. Sa critique de la raison pure a pour objectif de délimiter le champ de la raison. Notre raison a tendance à prendre l’idée régulatrice (l’âme, le commencement du monde, Dieu) pour un objet de notre expérience. Or, l’expérience relève du domaine de la sensibilité (intuitions du temps et de l’espace) et de notre entendement (catégories). Pour Kant, certains problèmes métaphysiques (antinomies) émergent alors de cette prétention de la raison à vouloir dire des choses relatives à l’expérience.
Kant clarifie ainsi le problème de l’incompatibilité du libre arbitre avec le déterminisme. Le déterminisme se réfère à notre représentation du monde par le prisme de notre entendement (catégories). Le libre arbitre se situe lui au niveau de la chose en soi. Le conflit vient de la prétention de la raison à aller sur le champ de l’entendement, alors qu’elle n’est pas justifiée à le faire. On ne peut rien dire des choses en soi, on peut juste dire :
- Que nous percevons le monde de manière causale/déterminée (phénomènes) sous l’effet de notre entendement
- Que la liberté relève de la raison en tant qu’idée régulatrice psychologique et qu’on ne sait pas ce qu’il en est réellement au niveau des choses en soi (noumènes)
Les distinctions noumènes/phénomènes et entendement/raison permettent ainsi de clarifier différents problèmes métaphysiques mêmes si elles ne permettent pas de connaître la chose en soi.
6. Comment une métaphysique comme science est-elle possible ?
Les facultés mentales que sont la sensibilité et l’entendement nous donnent accès à des représentations du monde sensible (phénomènes), mais pas aux choses en soi (noumènes). La raison nous fournit des idées régulatrices qui ordonnent nos contenus mentaux, mais elle ne nous permet pas non plus d’atteindre les choses en soi.
La métaphysique existe donc comme une disposition de la raison humaine, mais cette faculté mentale ne peut pas produire de connaissances car elle ne peut pas atteindre les choses qui dépassent l’expérience. La métaphysique comprise dans son sens classique n’est donc pas possible comme science.
Plutôt que d’essayer de tourner la raison vers l’extérieur et produire des débats dépourvus de sens, Kant nous dit qu’il faut tourner notre raison vers l’intérieur. Notre raison nous permet d’analyser comment fonctionne notre esprit et de catégoriser ses différentes facultés (intuitions, catégories, Idées). La métaphysique comprise dans ce sens (une sorte de métaphysique critique) serait donc la construction de connaissances a priori à propos de notre esprit. C’est ce que fait Kant de manière plus détaillée dans la Critique de la raison pure.
Références
- Le texte original : https://fr.wikisource.org/wiki/Prolégomènes_à_toute_métaphysique_future
- Un résumé en anglais : http://www.sparknotes.com/philosophy/prolegomena/
- Des notes en français d’un cours sur La critique de la raison pure : http://www.parisnanterre.fr/medias/fichier/llhum432_seidengart_notes_de_cours_sur_kant_2_1242337650158.pdf
- Un cours en ligne sur les Prolégomènes à toute métaphysique future :
- https://www.youtube.com/watch?v=2cNh0w4PPdQ
- https://www.youtube.com/watch?v=vy2PY54G6iU
- https://www.youtube.com/watch?v=MTHwZqks8Ak
- https://www.youtube.com/watch?v=EXcvRunQwUQ