Monsieur,
J’ai l’honneur de vous annoncer très humblement que j’ai fait ma demande hier auprès de Monsieur le Professeur Hegel afin d’être autorisé à tenir mon cours d’essai sur un sujet choisi par moi-même, à savoir sur les 4 genres de causes différentes à partir desquelles tous les êtres qui apparaissent dans le temps et l’espace se meuvent nécessairement. Selon ces 4 genres de causes ces êtres se divisent à leur tour en 4 genres, à savoir en corps inanimés qui sont mus par des causes au sens le plus étroit de ce terme ; en végétaux dont les mouvements et les transformations s’effectuent par excitation ; en animaux qui sont mus par des motifs qui sont précisément concrets, c’est-à-dire des représentations intuitives, facultés de l’entendement ; et finalement en hommes dont les actes sont dirigés et déterminés par des motifs in abstracto, c’est- à-dire par des représentations non-intuitives, générales et abstraites, des concepts et des idées, facultés de la raison. Monsieur le Professeur Hegel a eu la bonté de m’accorder l’autorisation pour ce sujet de mon cours avec la plus grande obligeance.
Je demeure avec le plus haut respect
votre serviteur dévoué
Arthur Schopenhauer.
Berlin, le 18 mars 1820
Le jour du cours d'essai en question, Monsieur le Professeur Hegel a commencé à chercher des poux dans la tête de notre homme au sujet des motifs concrets, bien qu'il ait approuvé sa candidature juste après.
En privé :
mais notre philosophie allemande a tellement dégénéré que nous voyons maintenant un simple escroc et charlatan sans l'ombre d'un mérite, je veux parler de Hegel, enfumer une partie du public allemand avec un mélange d'absurdités et de positions grandiloquentes qui frisent la folie, bien qu'il ne s'agisse que de la partie la plus stupide et la moins instruite, pour sûr ; mais par des moyens personnels et des relations, il a réussi à obtenir un nom et une renommée de philosophe.
Fini les Monsieur le Professeur Hegel.
Et c'est encore pire en public quand il s'acharne sur son cadavre en rajoutant des phrases en douce dans les rééditions de ses propres ouvrages. Un exemple parmi tant d'autres tiré de la Critique de la philosophie kantienne (texte originairement rédigé pour la première édition du Monde rédigée alors qu'il n'avait pas encore trente ans) :
[Kant] a éliminé de la philosophie le théisme, car dans la philosophie, entendue comme science, et non comme foi religieuse, il n’y a que les données empiriques ou les résultats de démonstrations certaines qui puissent trouver place. Naturellement j’entends par philosophie celle qui est pratiquée sérieusement, et qui ne vise qu’à la vérité, et non pas cette philosophie pour rire des Universités, dans laquelle la théologie spéculative joue toujours le rôle principal, et où l’âme, comme une vieille connaissance, se meut sans aucune gêne. Celle-là, c’est la philosophie qui traîne à sa suite les pensions et les honoraires, et même les titres de conseiller aulique ; c’est elle qui, des hauteurs dédaigneuses où elle réside, ne s’aperçoit même pas, quarante années durant, de l’existence d’aussi petites gens que moi.
Quarante années ? Je croyais pourtant que je lisais le texte d'un jeune philosophe fougueux de 29 ans.
Et encore, le pire reste ce passage de la réédition de la Quadruple racine dans lequel il a complètement pété une durite et qui est si long qu'il ne passerait même pas dans un topic (il a été inséré au §20). Ce n'est pas faute de nous avertir en préface :
On comprendra facilement qu’un ouvrage ainsi corrigé et après un intervalle aussi long, n’a pu acquérir cette unité et cette homogénéité qui n’appartiennent qu’à ce qui est coulé d’un jet. On sentira déjà dans le style et dans la manière d’exposer une différence si manifeste, que le lecteur doué d’un peu de tact ne sera jamais dans le doute si c’est le jeune ou le vieux qu’il entend parler. Car, certes, il y a loin du ton doux et modeste du jeune homme qui expose ses idées avec confiance, étant assez simple pour croire très sérieusement que tous ceux qui s’occupent de philosophie ne poursuivent que la vérité, et qu’en conséquence quiconque travaille à faire progresser celle-ci ne peut qu’être le bien venu auprès d’eux ; il y a loin, dis-je, de ce ton à la voix décidée, mais parfois aussi quelque peu rude, du vieillard qui a bien dû finir par comprendre dans quelle noble compagnie de chevaliers d’industrie et de plats et serviles courtisans il s’est fourvoyé, et quels sont leurs véritables desseins. Oui, le lecteur équitable ne saurait me blâmer quand parfois l’indignation me jaillit par tous les pores ; le résultat n’a-t-il pas démontré ce qui advient quand, n’ayant à la bouche que la recherche de la vérité, on n’est constamment occupé qu’à deviner les intentions des supérieurs les plus haut placés, et quand aussi, d’autre part, étendant aux grands philosophes le « e quovis ligno fit Mercurius », un lourd charlatan comme Hegel arrive, lui aussi, à passer tout bonnement pour un grand philosophe.