K – 08:31
Bleu. J'ai l'impression que c'est la première fois que j'apprécie ce monochrome à sa juste valeur. Cet
immense tableau décorant fièrement notre assemblée. Alors que je viens probablement en ces lieux
pour la dernière fois. Quoique ? Que va devenir ce bâtiment, maintenant ? Une sorte de musée,
peut-être ? Alors j'y reviendrai sans doute. Mais aujourd'hui n'en demeure pas moins la dernière fois
que les 59 se réunissent. Nous sommes au complet, ce matin. Avouons que c'est le jour ou jamais...
Ah, voilà Maurice qui commence son discours. Quel pingouin, celui-là.
Dire que l'information a été révélée il y a moins de 36 heures. Un séisme. Même si pour moi, cela
devrait ne rien changer. Enfin, les mauvaises langues diront que dans la pratique, ça ne changera pas
grand chose. Cela fait presque dix ans que notre rôle se résume à promulguer les lois de la machine.
Mais par tradition, nous siégions encore. Au moins, nous en tirions la satisfaction de nous être
assurés que chaque loi était bien juste. Quelque part, c'était un loisir comme un autre. D'autant que
cette déco est assez sympa, il faut l'avouer. Quoique le tableau est peut-être un peu trop bleu.
La réaction du parti fut imminente. Dès l'aube, nous nous retrouvions en assemblée extraordinaire,
tout les onze. C'était de circonstance, l'affaire étant devenue le symbole de notre mouvement. Pire,
tout le monde ne nous connaissait plus que sous le nom de « Burkhonistes ». Il faut dire que même
dans nos rangs...
C'est Maurice qui avait commencé le tour de table. Pour lui c'était évident, le parti était mort, et il
ne nous restait plus qu'à essayer de nous retirer de la manière la plus digne possible, en admettant
notre défaite. Même son de cloche chez Sandra. Nous nous sommes trompés, Ethim est tellement
infaillible que le veto humain ne peut qu'être un obstacle à la justice. Conneries. Enfin, oui, Ethim
est peut-être infaillible, mais... Pour moi, ce n'était pas ça, l'essence de notre mouvement. Pedro et
Cassandra se contentaient d'approuver les deux précédents. Peut-être m'étais-je trompé de parti, en
fait ? Vraiment, l'affaire Burkhon était votre unique raison d'être ici ? Apparemment, c'était le cas
également pour Joanna. Vint mon tour de parler. Je n'arrivais pas à mettre les mots. Il faut dire, ma
position n'était pas très rationnelle. Elle était plutôt... Instinctive ? Je me sentais bien seul. Agacé etcomme oppressé, je bafouillai et trébuchai mes phrases dans un râle confus. Une bouillie verbale
qui ne convaincrait jamais personne. Enfin, au moins, j'avais parlé. À la fin de ma laborieuse tirade,
ma voisine de gauche glissa un « merci ». Salope. Comme si c'était facile de retranscrire ce genre de
ressenti... Irrité par sa remarque, je posai un agressif regard sur elle. Mais à ma surprise, elle n'avait
pas l'air ironique. Cela se confirma quand elle prit la parole. Elle était d'accord avec moi. J'ai parfois
tendance à oublier que c'est difficile d'assumer ses positions quand on se sent isolé. J'ai une faculté
naturelle à avoir des positions singulières et à les assumer sans problème. À défaut de mieux, et
aussi maladroits fussent ses mots, ma grand gueule aura au moins soulagé Sofia, lui facilitant
l'expression de son opinion. Et puis, je me sentais un chouïa moins seul. Le tour de table continua,
révélant que nous étions peut-être même quatre. Mais quatre sur onze, c'était loin du compte. La fin
des burkhonistes. Me voilà donc de retour parmi les simples « vieux cons conservateurs »,
j'imagine. Comme à mes 17 ans. Cocasse.
Non, non ce n'est pas trop bleu. C'est très bleu, mais c'est pile ce qu'il faut de bleu. Ah, Maurice a
fini de signer notre défaite. J'imagine que nous allons voter notre dissolution dans la foulée. Tiens,
non. Un membre du parti Prudence veut prendre la parole... Je ne pensais même plus à eux. Après
tout, peut-être que certains ne sont pas devenu Ethimistes pour autant. Enfin, quand bien même
l'intégralité de leur groupe défendrait le maintien de cette assemblée, cela ne suffirait pas. Nous ne
sommes plus que quatre « vieux cons ». Même avec vingt-et-un soutiens Prudence, nous serions
cinq voix en dessous de la majorité. Tiens, c'est Madame Coevarria ?
Ah... Je vois. Elle veut sans doute savourer sa victoire. Après tout, c'est un peu son bébé. Fichtre, à
48 ans, elle a encore un certain charme, je dois dire. Même ses cheveux déjà grisonnant participent
à sa subtilité unique. Ce charme... Juste à cause de lui, je n'ai jamais réussi à la haïr, même quand
j'ignorais ses positions. Quand j'aurais tant voulu la détester, elle qui a pratiquement inventé Ethim.
Ignorant qu'il y avait tant de sagesse dans ses positions. Assez incroyable qu'elle ait milité au sein
de Prudence dès la première heure. Je crois bien que je lui voue, sinon un culte, une sincère
admiration. Oh, et ce fessier. Absolument délicieux. Bien large, bien fourni, bien magnifique. Elle
prend son temps pour monter à cette estrade. Comme si elle voulait nous faire profiter du spectacle
plus longtemps. Qu'est-ce que vous nous réservez ? Qu'est-ce que vous ressentez aujourd'hui ? Votre
bébé vient de se révéler infaillible. De la fierté ? Pourtant, je vous vois mal vous lancer dans un
discours jubilatoire. Je vous imagine le triomphe bien plus modeste. Surtout que vous n'étiez même
pas Ethimiste, après tout. Alors quoi ? Ah. Enfin vous semblez prête. Écoutons.
« Mes très chers collègues »