J’ai défendu sur ce forum l’idée que la conscience pouvait être étudiée par la science https://m.jeuxvideo.com/forums/42-68-57470338-1-0-1-0-la-science-de-la-conscience.htm https://m.jeuxvideo.com/toto_au_bistro/forums/message/976637450 Le programme de recherche esquissé dans le topic a permis d’identifier de nombreuses caractéristiques à ce qu’est la conscience. Je vais ici exposer une théorie de la conscience qui me semble prometteuse : la théorie de l'espace de travail neuronal global.
Comme prérequis, je vais partir de la distinction faite dans l’autre topic (degré de vigilance, attention, conscience). Une théorie de la conscience doit expliquer les liens entre ces trois phénomènes et doit rendre compte des différentes propriétés de la conscience (celles qu’on a identifié avec les sciences cognitives). Le plan :
I. Ce dont la théorie de la conscience doit rendre compte
(a) Les processus cognitifs sont possibles sans conscience
(b) L’attention est un pré-requis de la conscience
(c) La conscience est requise pour certaines opérations mentales
(d) La conscience de soi
(e) La conscience phénoménale
II. La théorie de l'espace de travail neuronal global
(a) La disponibilité globale de l’information
(b) La conscience de soi
(c) La conscience phénoménale
(d) Les bases neuronales et la testabilité
Références
I. Ce dont la théorie de la conscience doit rendre compte
Je vais lister ici différentes connaissances sur la conscience qui doivent être expliquées par une théorie de la conscience.
(a) Les processus cognitifs sont possibles sans conscience
C’est l’idée qu’il y a des processus cognitifs inconscients. Dans l’autre topic, j’ai cité l’exemple de la vision aveugle. Une personne aveugle n’a pas conscience de l’orientation d’une fente, pourtant on sait que son cerveau traite des informations reçues par ses yeux.
Ces processus inconscients sont nombreux et divers. On a pu en isoler avec des cas cliniques (exemple : la prosopagnosie qui est un trouble de la reconnaissance des visages).
Ces processus peuvent être très spécialisés. La perception des visages est très différente selon que le visage soit à l’endroit ou à l’envers :
Ils fonctionnent de manière automatique. Je ne choisis pas de reconnaître des visages, mon esprit le fait automatiquement. Sur la perception visuelle, notre esprit fait automatiquement beaucoup d’inférences (exemple : la complétion amodale qui est le fait de percevoir des figures qui se détachent de leur fond alors qu’il n’y a aucun trait). Par exemple, sur l’image (a) il est ainsi très difficile de dire combien de “B” il y a, alors que sur l’image (b) c’est très facile alors que ce sont les mêmes parties :
Ces inférences sont automatiques et restent présentes même quand elles sont un handicap pour nous. Ces exemples nous montrent aussi que ces processus cognitifs sont très efficaces. Si consciemment, je dois compléter les trous pour reconnaître les “B”, cela me demande beaucoup d’énergie, alors que dans l’image (b) c’est automatique.
Enfin, ils fonctionnent en parallèle des uns des autres. On le voit bien avec la perception, il y a de nombreux processus en cours (visages, contours, formes, couleurs etc.). Mais au-delà de ça, on a différents processus de nature très différentes qui peuvent agir en même temps. On le voit dans de nombreuses expériences où on fait la congruence entre différents facteurs. Dans l’effet Stroop, on demande à des sujets de dire la couleur d’un mot :
On a deux processus à l’oeuvre : (1) un processus de lecture et (2) un processus de reconnaissance des couleurs. Quand les mots sont congruents, c’est très facile de dire la couleur du mot. Mais quand ils ne sont pas congruents, il faut beaucoup plus de temps.
(b) L’attention est un pré-requis de la conscience
L’héminégligence est due à une lésion cérébrale qui empêche l’orientation de l’attention vers la moitié une moitié de l’espace (souvent la moitié gauche). Ils ne sont pas aveugles, ils sont capables de voir à droite et à gauche, mais par défaut leur attention ne se porte que sur un côté. Ainsi, ils peuvent oublier de manger la moitié de leur assiette ou oublier de se raser un côté du visage.
Sans attention, les informations n’arrivent donc pas à la conscience. Quand on présente à des sujets héminégligents deux images de maison (sur chaque côté) et que seule la maison sur leur côté héminégligent est en feu, ils ne voient pas la différence. Par contre, l’information est bien traitée inconsciemment, car quand on leur demande dans quelle maison ils souhaitent habiter, ils choisissent toujours la maison qui n’est pas en feu.
Notre attention nous permet de nous focaliser sur un nombre restreint d’éléments (voir la cécité au changement dans le topic sur la science de la conscience). Je rajouterais ici que nous sommes capable de modifier l’objet de notre attention très rapidement. Nous ne sommes pas capable de consciemment faire du multi-tâches (exemple : faire une dissertation de philosophie de la main droite et faire une composition d’histoire de la main gauche). Par contre, nous pouvons très rapidement switcher. Ça se voit par exemple avec l’effet cocktail party, quand quelqu’un prononce notre prénom nous focalisons tout de suite notre attention sur lui même si nous étions en train de faire autre chose.
(c) La conscience est requise pour certaines opérations mentales
(i) La conscience est nécessaire pour enregistrer des informations de manière durable. Cela s’illustre par l’expérience de Sperling (voir topic de la science de la conscience). Nos processus cognitifs inconscients traitent toutes les lettres du tableau (mémoire iconique) et nous avons un court laps de temps pour sélectionner celles qui nous intéressent. La conscience est nécessaire pour faire passer des informations de la mémoire iconique à un autre type de mémoire (mémoire à long terme).
(ii) La conscience est nécessaire pour combiner des opérations mentales. Dans une expérience utilisant l’effet Stroop, on demande au sujet de dire qu’une cible est rouge ou verte. On fait précéder la cible par un mot “ROUGE” ou “VERT”. Quand la cible est verte on la fait précéder de “ROUGE” et quand la cible est rouge on la fait précéder de “VERT”. Au départ, ça perturbe les sujets, mais rapidement ils en prennent avantage pour répondre plus rapidement (en anticipant de manière bien consciente que la cible ne sera pas congruente avec le message qui la précède).
(iii) La conscience génère des comportements intentionnels. Dans le cas de la vision aveugle, les sujets ne sont capables de deviner des choses que quand on les force, mais d’eux-mêmes ils n’ont pas de comportement intentionnel vis-à-vis de ce qu’ils ne perçoivent pas consciemment. Les processus cognitifs inconscients ne semblent donc pas produire de comportements intentionnels. Voir une image subliminale de coca-cola n’est pas suffisant pour produire un comportement intentionnel (aller acheter du coca-cola).
(d) La conscience de soi
Il nous est possible d’avoir des représentations mentales du monde extérieur, il est aussi possible de prendre conscience de soi-même (de la chose qui est en train d’avoir une représentation mentale). La théorie de la conscience doit donc pouvoir rendre compte de cette capacité d’introspection qui nous permet de réfléchir sur nos propres contenus mentaux.
(e) La conscience phénoménale (l’effet que ça fait)
C’est le gros sujet en philosophie de l’esprit. On l’a vu, à un moment donné nous ne sommes conscients qu’un nombre restreint d’éléments. D’ailleurs, il y a un même un point aveugle dans notre rétine qui correspond au nerf optique https://fr.wikipedia.org/wiki/Point_aveugle pourtant nous n’avons pas de trou dans notre perception visuelle. Il semble que nous avons conscience d’expérience très riches comme la douleur d’une rage de dents ou la beauté d’un coucher de soleil (la conscience phénoménale) qui dépassent les choses auxquelles on peut consciemment accéder (la conscience d’accès).
II. La théorie de l'espace de travail neuronal global
(a) La disponibilité globale de l’information
Les différents exemples donnés nous mettent sur la piste :
- Notre esprit est modulaire. A un moment donné, nous avons différents modules qui produisent des représentations mentales en parallèle. Toutes ces représentations mentales ne deviennent pas conscientes.
- Notre expérience consciente est unitaire, nous n’avons pas conscience de cette modularité.
- Notre attention joue un rôle d’amplificateur. Il y a une compétition entre les différents modules et selon où nous portons notre attention, certaines représentations deviennent conscientes ou non.
- Une représentation mentale qui devient consciente peut être manipulée et devient accessibles à d’autres modules. Au contraire, les représentations mentales inconscientes sont cloisonnées.
Pour cette théorie, “la conscience n’est rien d’autre que la diffusion globale d’une information à l’échelle de tout le cerveau. Tout ce dont nous prenons conscience, nous pouvons le garder à l’esprit longtemps après qu’il a disparu de nos organes sensoriels. Une fois l’information acheminée vers l’espace de travail, elle y reste stable, indépendamment du moment et du lieu où nous l’avions initialement perçue. Nous pouvons alors l’utiliser de mille manières, et en particulier l’expédier aux aires du langage, donc la nommer : voilà pourquoi la capacité de formuler en mots ce que nous avons perçu est un excellent critère de conscience. Nous pouvons également la stocker dans notre mémoire à long terme ou l’intégrer à nos plans d’action, quels qu’ils soient. La dissémination flexible de l’information caractérise l’état conscient” (Dehaene).
(b) La conscience de soi
Le mystère de la conscience de soi et de l’introspection est vite dilué avec cette théorie. Nous avons des modules qui nous permettent de porter des jugements sur les autres (le pôle frontal et le cortex préfrontal ventro-médial). Avec l’IRM, on voit que l’introspection active les mêmes zones du cerveau. Ces circuits cérébraux créent une image de nous-même au même titre qu’ils créent une image mentale des autres. Le passage de cette représentation mentale de nous même à l’espace de travail global permet une diffusion globale (conscience de soi).
(c) La conscience phénoménale
De nombreux phénomènes subjectifs sont déjà expliqués. La complétion amodale rend compte d’illusions d’optique par une approche bottom-up. La première remarque qu’on peut faire, c’est qu’il n’y a pas a priori de raison que d’autres phénomènes subjectifs résisteraient sous prétexte d’un étrange dualisme.
Pour les partisans de la théorie de l’espace de travail global, cette expérience subjective se dissout dans les mécanismes cognitifs (exemple : conception amodale) et une illusion de conscience. Dans une expérience de Sperling modifiée, dans le texte affiché on met des symboles et des lettres renversées parmi les autres lettres. Quelle est l’expérience subjective des sujets de cette expérience ? Ils disent avoir perçu des symboles, mais uniquement des lettres à l’endroit (qu’ils soient prévenus ou non). On voit donc mal ici comment la conscience phénoménale (qui serait basique et immédiate) se distinguerait de la conscience d’accès. Ce qu’ont perçu les sujets s’insère dans le cadre de l’espace de travail global.
(d) Les bases neuronales et la testabilité
Les différents outils des neurosciences (voir topic de la science de la conscience) permettent d’identifier les circuits neuronaux associés à la diffusion globale :
La théorie est donc testable et encore mieux elle est applicable à des cas cliniques. Certaines personnes en état végétatif (absence de toute action volontaire et de toute réaction aux sollicitations) ont été mises dans un IRM pour voir s’ils avaient des signes d’une activité consciente. Pour un sujet, on a posé des questions personnelles (exemple : est-ce que vous avez des frères et sœurs). On lui a demandé de s’imaginer en train de faire du tennis pour dire “oui” et de s’imaginer en train de visiter son appartement pour dire “non”. Sur 5 questions, les 5 réponses étaient bonnes.
Références
Lionel Naccache, Le nouvel inconscient
Stanislas Dehaene, Le code de la conscience
http://podcastfichiers.college-de-france.fr/dehaene-20100105.pdf