Le messager : Si ça n'implique d'aller chercher sa famille à trois cents kilomètres pour leur annoncer la nouvelle, c'est bon.
Pilan : Ce n'est pas du tout ça, et de toute façon, il n'avait plus de famille depuis longtemps. Vous allez me faire le plaisir d'amener son corps à la capitale pour que des funérailles dignes de ce nom puissent être organisées.
Le messager : Je vais le transporter de cette manière ?
Pilan : Comme vous l'avez fait jusqu'à maintenant.
Pilan se tourne ensuite vers les siens.
Pilan : Vous autres ! Vous avez sali la pièce, allez la nettoyer, de mon côté, j'ai des choses à faire !
Lorsque Pilan quitte la salle, accompagné de sa femme et de son fils, le messager commence à ramasser les morceaux du corps d'Havor et à les remettre dans le sac. Certains membres s'exécutent et nettoient le sol, Bronn commence à émettre des doutes et Oella s'est éloignée du centre de la pièce, car une tâche personnelle l'attend : faire sécher les larmes de sa fille.
Tordin l'a lui-même décidé : sa période en tant que maître s'échappe enfin. A Unukor aussi, il y a un vieux livre poussiéreux qui résume la vie des maîtres, écrites de maître en maître. Dans une salle où ses affaires sont rangées, le livre est ouvert au milieu : tombé sur deux pages blanches, il se lèche les doigts afin de tourner les pages et de se retrouver aux derniers maîtres. Les derniers maîtres en date, il les connaît : Bercidan Gesor, homme d'une autre époque, Cireg Jeatrem, qu'il n'a pas eu l'occasion de connaître, qui a une très longue biographie, Helmut Priwin, qui, même s'il n'est resté que quelques mois, possède une biographie très conséquente, Dorcan Ume, qui, au contraire, malgré le fait qu'il soit resté maître plus longtemps qu'Helmut, possède une biographie deux fois plus petite et enfin, il y a lui. Sa plume trempée dans l'encre, il l'applique sur le papier pour terminer sa biographie.
Tordin : "A finalement décidé, début du mois d'août 309, de se retirer de l'association d'Unukor et de confier son poste à son lieutenant Jicella Drarin pour devenir quelqu'un de plus important." Parfait.
Tordin renferme son livre après avoir lu la date de début et celle de fin de règne : "Mai 309-Août 309". Il médite là-dessus.
Tordin : Je suis resté maître trois mois. J'ai battu ton record, Helmut Priwin ! Sauf que moi, j'ai un brillant avenir en dehors de mon poste de maître.
Pour partir, l'ancien maître rassemble tout ce qui lui est nécessaire. Il est déjà revêtu d'une tenue plus appropriée : vêtements assortis en-dessous d'une lourde cotte de mailles, gants de fer, jambières. Il prélève dans ses possessions un sac en cuir. Il y range quelques affaires, parmi lesquels : quelques provisions fraîches, des armes, divers objets utiles et des papiers importants. Son épée, affûtée récemment chez un forgeron d'Adroder, est rangé dans son fourreau. Au moment où tout est prêt, Jicella vient dans la salle.
Jicella : Vous vouliez me voir, maître ?
Tordin : Oui, Jicella. J'ai pris une grande décision. Tu ne devras plus m'appeler maître, désormais.
Jicella : Vous démissionnez ?
Tordin : Tout à fait. C'est toi qui prends ma place, Jicella, l'acceptes-tu ?
Lorsqu'elle entend ça, une sorte de joie rentre en elle. Elle commence à trembler d'excitation.
Jicella : C'est vrai ?
Tordin se rapproche d'une table basse, se saisit d'un sigle brodé et le lance à Jicella qui l'attrape sans difficulté.
Tordin : Il est à toi. Brode-le à ton surcot.
Jicella : Je suis maîtresse ! Mon rêve est accompli !
Tordin : Ce n'est pas qu'un rêve, c'est aussi des lourdes responsabilités, des incapables en permanence sur ton dos, des rapports fastidieux, j'espère que tu es prête.
Jicella : Je me suis préparée des années pour posséder ce titre ! J'avais perdu tout espoir de le posséder un jour !
Tordin : Si tu es contente, tant mieux pour toi. Seule toi était incapable de porter ce titre. Sur ce, je m'en vais et je sais que l'on ne me regrettera pas.
Jicella : Où allez-vous ?
Tordin : Je ne suis plus maître, ne me vouvoie pas. Ah ! Quelle importance, de toute manière ? Nous ne nous reverrons plus jamais. En étant maître, j'étais au plus bas de la hiérarchie que je l'ai été tout ma vie. Il est temps de récupérer ce que l'on m'a volé depuis tant d'années.
Jicella : Comme tu veux. Au revoir, alors.
Tordin : Dans ce cas-ci, c'est un adieu définitif. Personne ne me regrettera et je ne regretterai personne.
Equipé de tout ce qui lui faut, Tordin quitte la salle rapidement. Jicella, quant à elle, n'en revient pas toujours pas : elle tombe à genoux, caresse le sigle et commence à fondre en larmes.
Jicella : Je suis la maîtresse de l'association d'Unukor ! Je suis la femme qui rend la justice dans ce royaume ! Mon rêve est accompli ! Enfin ! Enfin !
La nouvelle maîtresse accroche le sigle à ce qu'elle porte, avec une délicatesse non naturelle et la plus grande des satisfactions.
Jicella : Vous me preniez pour une psychopathe, une femme cruelle qui aime torturer. Tu me détestais, Elena, toi aussi Helmut, mais je n'en ai que faire ! Vous m'avez traitée comme la dernière des ordres, vous m'avez relégué à un rang secondaire pendant tout ce temps, mais cette époque est révolue, votre époque est révolue ! Vous êtes morts et je suis maîtresse !
Elle finit par s'apercevoir qu'elle parle toute seule. Elle se relève, frotte le haut de son corps et regarde la porte.
Jicella : Allez, Jicella, ton titre ne sert à rien si personne ne sait que tu le portes ! Oui, vas-y, sors, montre-leur qui tu es et ils s'agenouilleront devant toi ! Tout le monde te respectera, plus personne ne te craindra, plus personne ne se moquera de toi ! Ha ha ha ! Aujourd'hui, ton heure de gloire est venue !
Jicella rejoint la salle principale à grands pas. La première personne que Tordin a croisé en se dirigeant vers la sortie sont Ingmar et Felisa qui n'ont pas compris la situation. Lors de sa dernière marche, l'ancien maître n'a croisé le regard de personne alors que tout le monde le regardait, il n'a fait attention à personne, selon lui, ils ne méritaient pas son attention. Son objectif, devenu tout autre, tendait à ses bras et Jicella est parvenu en bas des escaliers juste avant qu'il n'arrive à la lumière de l'extérieur.
Tordin : Adieu, tout le monde. Unukor va redevenir le royaume étranger qu'il a toujours été pour moi.
Dès son départ, de nombreuses questions sont posées : Pourquoi est-il parti ? Qui le remplace ? Que va devenir l'association d'Unukor ? Les absents reviendront-ils ? Suite à ces interrogations, Jicella reste dans les escaliers pour paraître grande et capte l'attention de tout le monde.
Jicella : Ecoutez tous !
Là, elle se sent important. Guerriers, patrouilleurs, archers, berserkers, tous l'écoutent car tous ont vu le sigle de maître de l'association qu'elle porte.
Jicella : L'ère de Tordin Igran est terminée ! Je suis la nouvelle maîtresse de l'association d'Unukor, c'est lui-même qui m'a choisi ! A présent, vous devrez m'obéir à la lettre ! Je suis Jicella Drarin, et si vous ne me connaissiez pas, vous apprendrez à me connaître ! Avec moi, Unukor renaîtra ! Avec moi, Unukor deviendra fort ! Avec moi, nos ennemis tomberont ! Faites passer le message à toute le monde !
Le large sourire de Jicella ne part pas, même si sa nomination en tant que maîtresse fait débat actuellement. Elle décide de ne répondre à aucune question et se diriger vers son nouveau bureau. Sans qu'elle le veuille, elle est suivie par la patrouilleuse et l'archers toujours lieutenants : Felisa et Ingmar. Elle commence déjà à trier quelques affaires, sans prêter attention aux siens.
Felisa : Vous avez besoin d'aide, maîtresse ?
Jicella : Vous ai-je demandé de vous suivre ?
Jicella met quelques papiers sur le côté, la plupart étant inintéressants.
Felisa : Nous devrions vous aider à porter ce titre. On dirait que cela vous touche psychologiquement.
Jicella : Evidemment, idiote ! Sinon, avez-vous quelque chose d'important à me dire ?
Ingmar : Il y a un guerrier qui est parti juste après le départ de Tordin Igran. C'est un peu louche.
Jicella : Si ce n'est que ça...il a encore le droit d'aller où il veut, on ne va pas condamner les gens pour ça !
La maîtresse dépose l'une de ses trois dagues accrochées à sa ceinture sur la table.
Ingmar : C'est vous qui voyez..
Felisa : Maîtresse, vous nous aviez déjà confié que vous cherchiez à posséder ce titre depuis longtemps, alors je pense que nous pourrions nous aider à gérer la situation.
Jicella : De l'aide ? Pourquoi pas ? Que proposez-vous ?
Felisa : Recruter un ou deux nouveaux lieutenants, en fonction du devenir de Korus, prévenir les seigneurs et les autorités de votre nouveau titre, ce serait déjà un bon début.
Jicella : Je vais y réfléchir.
Ingmar : Vous êtes sûr que ça va aller ? Vous n'avez pas l'air en forme.
Jicella : Moi, pas en forme ?
Jicella dégaine une autre dague et frappe violemment le bureau du côté de la pointe.
Jicella : Je vous suggère de me parler plus poliment ! Je suis la maîtresse de l'association d'Unukor, vous l'auriez déjà oublié ?
Ingmar : C'est pour cela que nous sommes à votre entière disposition.
Jicella : En me critiquant ? Pour qui me prenez-vous ?
Felisa : La tâche est ardue pour vous, vous devez vous habituer.
Jicella : Je vais parfaitement bien, d'accord ? Laissez-moi tranquille !
Quand Jicella quitte la pièce, Ingmar lui demande :
Ingmar : Où allez-vous ?
Jicella : Les prisonniers que nous accueillons, ce sont tous des meurtriers sanguinaires, n'est-ce pas ?
Ingmar : La plupart, oui, c'est inquiétant, peu de voleurs. Ils devraient être transférés à la prison d'Adroder.
Jicella : J'ai une meilleure idée. Je vais aller nettoyer l'endroit.
Felisa : Quoi ?
Jicella : J'y vais seule, vous ne me suivez pas !